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Le mur de la colère
19 janvier, par Antonio Delfini et Simon Le Roulley de l'observatoire national du droit à la villeDepuis plus d'un an, un collectif d'habitants du quartier de l'Alma-Gare, à Roubaix, s'oppose à un projet de démolition de plusieurs bâtiments. Malgré une mobilisation inédite, la municipalité a décidé de passer en force en militarisant le chantier. Reportage.
« Ici, vous êtes place de la Grand'mère, le cœur historique de l'Alma-Gare. Et la plupart des bâtiments que vous voyez doivent être rasés ». En cet après-midi pluvieux de décembre, Florian Vertriest nous fait visiter son quartier de Roubaix. Parka sportwear bleue, complet jogging-basket et téléphone vissé à la main, cet éducateur sportif de trente ans sait de quoi il parle. Depuis près de deux ans, il est devenu le porte-parole de son quartier face à la municipalité qui a prévu de démolir plusieurs bâtiments. Et qu'importent les procédures juridiques en cours, l'avis des habitants et les propositions de contre-projets plus adaptés, les autorités font le forcing. Face à l'installation d'un long mur de béton, la surveillance par drones et le quadrillage policier du quartier, journalistes, architectes, sociologues, militants défilent ces dernières semaines contre un projet qui illustre la militarisation de la rénovation urbaine à l'échelle nationale.
« Ce projet, c'est d'abord un déni de démocratie »
Porte-parole du collectif Non à la démolition de l'Alma Gare, Florian Vertriest s'oppose à un projet de démolition de 486 logements sociaux pensé par la Ville de Roubaix, la Métropole européenne de Lille et financé par l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Le combat naît d'une stupeur : « Fin 2021, on voit des familles partir, des logements se murer. Avec quelques amis, on interroge d'autres habitants et personne n'est au courant. » La concertation réglementaire s'est terminée quelques mois plus tôt et le projet entre dans sa phase opérationnelle. « On nous parle de concertation mais les principales réunions se sont déroulées en visio pendant le second confinement, poursuit-il. Connaissant la fracture numérique sur le quartier, c'était impossible qu'il y ait une vraie participation. La majorité municipale l'a elle-même reconnu. Ce projet, c'est d'abord un déni de démocratie. » De la stupeur à la colère, Florian et ses amis enchaînent les actions à partir de septembre 2022 : envahissement du conseil municipal, marches dans le quartier, réunions publiques.
Une utopie populaire en actes
Les bâtiments en question ont été construits au début des années 1980, suite à une lutte urbaine victorieuse1. Les habitants gagnent leur bras de fer avec la mairie – qui projette de démolir leurs maisons ouvrières – et obtiennent la création d'un quartier à leur image. Spacieux, lumineux et traversants, les logements ont des balcons et terrasses qui donnent sur de grands cœurs d'îlots végétalisés. « Tous les critères des écoquartiers que le gouvernement et les professionnels recommandent de construire », sourit Florian.
Au-delà de la conception architecturale, c'est l'organisation même de la vie quotidienne qui fait de l'Alma un quartier à part. « C'est ici qu'est né le premier atelier populaire d'urbanisme de France et la première régie de quartier, rappelle Florian. À l'époque toute la vie était autogérée par les habitants : les logements, l'entretien des parties communes, il y avait les ateliers bois, une cantine collective, une imprimerie, une radio locale… » Mais l'utopie n'a duré qu'un temps, rattrapée par l'effondrement du textile roubaisien, le chômage et par les décisions d'une municipalité revancharde pour qui l'affront de la lutte victorieuse est longtemps resté en travers de la gorge. « La gestion urbaine a été déléguée à des bailleurs et j'ai l'habitude de dire qu'on a donné une mine d'or à des incompétents. »
Friche et spéculation immobilière
Après des mois de contestation, les justifications du projet ne s'encombrent plus des sempiternels mots creux sur la « mixité », le « lien social » et le « bien vivre ensemble ». Le maire de Roubaix, Guillaume Delbar, muet sur le sujet depuis plus d'un an et demi, l'a rappelé dans une interview lunaire mi-décembre : si on démolit, c'est pour contrer « le deal et les trafics ».
« Un projet à 133 millions d'euros qui ne nous parle que de sécurité et de démolitions, ponctue Florian. Rien sur la culture, sur l'art, rien pour les écoles ». Mais c'est aussi l'aspect financier qui guide la démolition. Le quartier bénéficie d'une position stratégique au centre de la ville, à côté de la gare et des transports. En l'absence de promoteurs prêts à investir immédiatement dans ce quartier « malfamé », l'idée déclarée est de faire de l'Alma une vaste « réserve foncière ». Comprendre : laisser le terrain en friche, faire avancer les projets aux alentours – arrivée d'un nouveau tram, construction d'un écoquartier et d'une antenne de l'université – et attendre que les prix au m2 reprennent de la valeur. Un chantier qui, de l'aveu même de ses concepteurs, ne sortira pas de terre avant 2030…
Projet contre-projet
Depuis un an et demi, les réunions publiques régulières rassemblent jusqu'à 150 personnes, dans ce quartier souvent présenté comme un désert politique du fait de son abstention massive aux élections : « Quand ça les concerne directement, les habitants sont présents », explique Florian. Des démarches juridiques sont en cours pour contester le projet et les permis de démolir. Mais surtout, accompagné par plusieurs associations locales et nationales2, le collectif s'est engagé dans la conception d'un projet alternatif intitulé Alma2050 : « On a une première grande vision, élaborée après plusieurs ateliers de travail qui ont réuni une trentaine d'habitants et de professionnels sur des thématiques variées : les espaces publics, la culture, le commerce, les logements. Ces ateliers étaient suivis de réunions publiques où on invitait toute la population à réagir à ces premières pistes et à les amender. »
En octobre dernier, quelques grands noms de l'urbanisme et de l'architecture française – Patrick Bouchain, Ariella Masboungi, Jean-Philippe Vassal… – ont même rédigé une pétition dans Le Monde pour dénoncer un projet « incompréhensible » et la démolition « d'un patrimoine immatériel collectif3 ». Mais rien n'y fait, les autorités avancent tête baissée, quitte à transformer le quartier en zone militarisée.
Militarisation de la rénovation urbaine
Le 21 novembre dernier, suite à des tensions entre habitants du quartier et les entreprises de BTP, la mairie et le bailleur ont érigé un mur de béton de trois mètres autour du chantier. Un arrêté préfectoral a permis le survol du quartier par des drones et plusieurs cars de CRS se sont durablement installés le long de la rue de l'Alma. Un dispositif de militarisation de la rénovation urbaine qui vient rappeler que lorsqu'un projet peine à se rendre acceptable, il passe en force. « Ces murs, c'est la continuité du mépris. Aujourd'hui, les jeunes du quartier se demandent ce qu'on attend d'eux. On met une énergie incroyable à essayer d'être force de proposition, d'entrer dans des questions techniques, juridiques, architecturales et on se retrouve face à un mur », conclu Florian.
Si dans l'imaginaire local, l'Alma-Gare était le nom d'une utopie ratée, Florian et ses amis réenchantent cette histoire. La lutte de l'Alma-Gare a donné naissance à une nouvelle génération fière de son quartier et de son passé, et prête à marquer une nouvelle fois l'histoire des luttes urbaines dans les quartiers populaires.
par Antonio Delfini & Simon Le Roulley de l'Observatoire national du droit à la ville
1 Voir l'ouvrage de Julien Talpin et Paula Cossart, Lutte urbaine – Participation et démocratie d'interpellation à l'Alma-Gare (Eds. du Croquant, 2015).
2 Parmi lesquelles Alternatives Pour des Projets Urbains Ici et à l'International (APPUII) et l'Atelier populaire d'urbanisme (APU) du Vieux-Lille.
3 « Urbanisme : “Le logement social ne doit pas être le grand oublié de la préservation du patrimoine du XXe siècle” », 06/10/2023.
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Des cailloux plein les poches
18 janvier, par Pauline Laplace — Dans mon salonTrottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un salon. Dans ce quatrième épisode, balade du dimanche au salon des minéraux et fossiles.
Est-ce que c'est parce qu'ils sont près du sol que les enfants aiment les cailloux ? Ils sont nombreux, galopant sur le lino des allées du salon des minéraux et fossiles1. L'un d'eux observe un bout de défense de Mammouth avec fascination. Alors que sa mère l'embarque à la recherche de dents de spinosaures, je demande à Maurizio ce qui l'a amené à réunir cette collection. Derrière son stand aux mille trésors, il évoque d'une voix enthousiaste sa « passion d'enfance » pour les grandes bêtes qui vivaient sur terre avant l'arrivée des hommes. L'enfance et l'ère glaciaire : des époques révolues, des mondes disparus. On ne s'en remet pas, Maurizio, comme je te comprends.
Jacqueline, retraitée, se tient à une béquille devant un bout de météorite tombé en Arizona. « Avant j'étais terrienne, maintenant je suis céleste et je sens les ondes », confie-t-elle. Jacqueline déballe sa vie pas facile en quelques secondes. Orpheline, atteinte d'une maladie incurable qu'elle a refilée à ses enfants, elle croit au pouvoir des pierres et vote Rassemblement national. Oups. Difficile pourtant d'en vouloir à Jacqueline. Prise dans sa toile d'araignée, elle tisse des fils entre tout et rien pour s'accrocher aux branches. Alors elle peint des galets en bleu-blanc-rouge.
Raymonde, rencontrée un peu plus tard, me dit carrément que les pierres lui parlent. Voyant mes yeux s'écarquiller, elle se marre. Ouf, un peu de recul, ça fait pas de mal. Me montrant un homme penché au-dessus d'une roche violette à la forme inédite, elle se livre : « Mon mari est scientifique ; moi je suis un peu foldingue. On a pas le même caractère, mais on se rejoint grâce aux pierres ». Tous deux ont un jeu : fermer les yeux, poser un caillou dans la main l'un de l'autre et se raconter ce qu'ils entendent. Pourquoi pas. S'ils sont un peu barrés, les visiteurs du salon des minéraux ne font de mal à personne. Je les trouve même assez touchants. C'est alors que je pose aux exposants la question qui fâche : d'où viennent ces pierres ? J'apprends que l'extrême majorité d'entre eux se fournissent à l'étranger : Pakistan, Maroc, Liban, Argentine… Certains possèdent leurs propres mines, comme ce type, nigérian, qui me montre une vidéo de ses employés. Coincés dans une brèche rocheuse à l'autre bout du monde, ceux-ci s'épuisent à extraire de la fluorite à coup de burins.
Taraudée par l'envie de fuir le pays des cristaux, je tombe sur un bonhomme aux cheveux ébouriffés, les yeux tout ronds derrière de grandes lunettes carrées. Alain est « artiste lapidaire » (titre qui contraste avec la douceur qu'il dégage) et se fournit en se baladant le long de la Durance. Pas vraiment branché lithothérapie2, il se soigne autrement : « Quand on tranche une pierre, c'est toujours un plaisir de découvrir ce qu'il y a à l'intérieur ». Des formes qui se révèlent à lui, il fabrique des objets. Des bijoux, surtout. Pas trop chers. Avec patience. Comme un enfant, tout près du sol et la tête dans les étoiles, Alain s'applique à son travail, partant d'un geste simple : se promener, trouver de beaux cailloux et les mettre dans sa poche.
Par Pauline Laplace