RÉGULATION SOCIALE - Le développement des caméras dans les lieux publics ne suscite pas de débats de société. Ses enjeux sont presque absents de la scène politique. Une équipe universitaire vient d’analyser l’extension rampante et silencieuse des moyens de contrôle télévisuel. Mal maîtrisée, elle représente un danger pour les libertés publiques.
La vidéosurveillance s’est installée progressivement dans notre quotidien. De manière insidieuse ou, en tous les cas, sans faire l’objet d’un clair débat démocratique. Une équipe interdisciplinaire des universités de Genève, Lausanne et Fribourg s’est penchée sur l’extension rampante et silencieuse des instruments de contrôle télévisuel. Elle a analysé deux cas d’école : la mise en place de systèmes de vidéosurveillance dans les trams et les bus des TPG (Transports publics genevois) et à l’aéroport de Genève[1].
Les espaces étudiés sont à la fois des lieux de transactions commerciales et d’échanges sociaux. Dans le cas de l’aéroport, le dispositif vise certes à prévenir les vols, mais est aussi structuré en fonction de la lutte antiterroriste, un élément clé pour comprendre l’essor incontrôlé des caméras.
Efficacité non prouvée
Reste que les auteurs ont eu affaire à un terrain d’étude passablement mouvant, car ils ont eu à suivre la mise en place de systèmes en pleine évolution. Ainsi, aux TPG, la proportion de véhicules équipés de caméras est passée de 10% en janvier 2004 à 35% en décembre 2005. Ce développement a été accompagné d’un certain déficit démocratique. Un exemple : ce qui avait été autorisé par le gouvernement genevois au titre d’expérience -et qui devait être accompagné d’une évaluation quant à l’efficacité de la mesure- s’est étendu sans que la preuve de l’utilité de ces caméras ne soit donnée. Ou du moins, « pas de manière irréfutable ».
Panoplie répressive
Il n’est en tout cas pas aisé de prouver l’efficacité de tels engins, dans la mesure où leur installation prend place dans une panoplie plus large de mesures répressives. Les chercheurs ont néanmoins décrit les logiques conduisant les autorités publiques et les acteurs sociaux à demander l’introduction de tels dispositifs. Elles tiennent en une formule : « La vidéosurveillance permet de discipliner le territoire à défaut de discipliner l’individu. » Ce qui laisse penser que la surveillance panoptique a tout l’avenir devant elle.
Les auteurs de l’étude plaident pour un cadre légal plus strict, mieux défini et pourvu de certains garde-fous. Ainsi, selon eux, l’évaluation de l’utilité des dispositifs installés devrait être le fait d’organismes extérieurs aux mandataires.
Les auteurs ont surtout été interloqués par le fait que les enjeux de la vidéosurveillance sont peu présents sur la scène publique. Ils se demandent pourquoi elle ne suscite pas d’inquiétudes particulières. Le constat est simple : « L’amélioration du sentiment de sécurité semble passer avant l’atteinte possible aux libertés individuelles ». Avec néanmoins un bémol : les personnes concernées dans leur vie quotidienne par la problématique saisissent, en revanche, très vite les dangers que le contrôle télévisuel peut comporter. Ainsi, dans le système mis en place aux TPG, les chauffeurs des bus et des trams ont expressément refusé d’être placés dans le champ des caméras. La vidéosurveillance n’est pas une fatalité. I Des prix dont personne ne veut. Au mois de novembre dernier a eu lieu à Bâle, au centre culturel Sudhaus, la désormais traditionnelle remise du prix Big Brother récompensant la pire intrusion dans la sphère privée. Ce prix, qui consiste en une série de statuettes, est décerné pour la septième fois en Suisse par un collectif issu des Archives de l’Etat fouineur suisse et le Swiss Internet User Group[1]. Avec pour but de prévenir et de dénoncer toute velléité de dérive autoritaire de l’Etat ou du « Léviathan économique ».
En appelant George Orwell à la rescousse, les initiants de ce prix -décerné dans seize pays- se donnent aussi pour mission de défendre les valeurs fondamentales de la démocratie. Les prix se répartissent en trois catégories : Etat, business et lieu de travail.
Big Blocher is watching you
La première récompense est allée au Conseil fédéral in corpore, et plus particulièrement à son éminent représentant Christoph Blocher, chef du Département fédéral de justice et police. Une manière de primer sur le ton de l’ironie le renforcement de la loi fédérale visant au maintien de la sécurité intérieure.
En l’occurrence, ce projet de législation prévoit une atteinte grave aux droits fondamentaux, a estimé le jury du prix, puisqu’il permet la mise sur écoute téléphonique, les perquisitions d’un système informatique, les perquisitions secrètes, la pose de micros dans des appartements, etc. « Tout cela, sous le couvert d’une enquête préventive, c’est-à-dire sans soupçon concret ni contrôle juridictionnel. »
Sur la seconde et glissante marche du podium, on trouve le Conseil d’Etat du canton de Zurich, acoquiné pour l’occasion à la Banque nationale suisse pour leur coresponsabilité dans la transmission de données bancaires de clients à la société de compensation Swift. Cette dernière a ensuite livré un accès en ligne de ces données aux autorités étasuniennes !
Accès aux tests HIV
Deuxième champ d’investigation des limiers du prix Big Brother : la catégorie Business. Le prix de la pire fouine est allé à l’assurance CSS (Chrétienne sociale suisse). Cette dernière a permis à un large cercle de collaborateurs d’avoir accès, en ligne, à des données sensibles de leurs assurés.
Ces fichiers étaient en fait destinés au médecin-conseil de l’assurance et contenaient des éléments tels que des diagnostics médicaux ou les résultats d’un test de séropositivité ! Pour la petite histoire, une plainte a même été déposée par le préposé fédéral à la protection des données contre la CSS.
Un accessit a été décerné à l’entreprise jurassienne Locatis, qui a créé une balise de localisation. De la taille d’un paquet de cigarettes, elle peut se placer dans un sac à main et son emplacement est localisable par internet. L’entreprise a développé ce produit pour retrouver les chiens égarés. Mais on imagine aisément d’autres usages potentiels moins reluisants.
Pire qu’au Kremlin ?
Enfin, troisième catégorie de récompense : les lieux de travail. C’est la chaîne Media Markt qui emporte le pompon via sa filiale de Dietikon. Le responsable de ce magasin a espionné ses employés non seulement dans les espaces de vente, mais les a aussi traqués jusqu’au fond des chiottes, pour reprendre la formule du président Poutine, avec des caméras.
Le géant de l’électronique est talonné par le Jumbo de Meyrin où les employés ont, eux aussi, fait l’objet d’une surveillance patronale lorsqu’ils allaient satisfaire un besoin pressant. Une mention spéciale « oeuvre » a été décernée à Hans Wegmüller, directeur du service de renseignement stratégique, les services secrets suisses. « Entré en fonction il y a cinq ans, il est le chef d’un nombre inconnu de collaborateurs et dispose d’un budget d’une somme inconnue. » Parmi ses prérogatives, il gère entre autres le dispositif de surveillance de masse des télécoms ONYX, celui-là même qui a permis d’intercepter le fameux « fax égyptien » indiquant l’existence de prisons secrètes de la CIA en Europe. PBH La pose de caméras de vidéosurveillance sur le domaine public, du moins à Genève, est un phénomène relativement récent. La première commune à en avoir fait la demande est celle du Grand-Saconnex. Le Conseil d’Etat a avalisé cette requête en mars 2006.
Bien que la pose de caméras soit soumise à un cadre légal, quelques élus municipaux du Grand-Saconnex avaient émis des craintes. Hormis ce cadre -notamment la loi sur les informations traitées automatiquement par ordinateur (LITAO)-, plusieurs garde-fous, censés protéger les personnes filmées, s’y ajoutent afin d’éviter les abus de type « fouineur ».
Tout d’abord, les visages sont cryptés et ne sont rendus visibles qu’en cas d’agression ou de déprédation avérée. Ensuite, les enregistrements ne sont pas conservés plus de trois jours. A l’exception des cas de délits, aucune image ne peut donc être archivée. Enfin, en qualité d’autorité de surveillance des communes, le Conseil d’Etat est le garant du règlement soumis à la vidéosurveillance du domaine public.
Quatre mois après le Grand-Saconnex, à savoir en juillet 2006, c’est la commune de Vernier qui a obtenu l’aval du Conseil d’Etat pour installer des caméras sur son territoire. Destiné à prévenir ou à limiter les agressions ou autres manifestations qui contribuent à développer l’insécurité, le phénomène prend discrètement de l’ampleur. Si on y ajoute les caméras installées depuis longtemps sur le domaine privé (banques, bureaux, commerces, etc.), on peut estimer que chaque citoyen est filmé à son insu plusieurs fois par jour.
En ce qui concerne les résultats obtenus en matière d’incivilités sur le domaine public, difficile de tirer un bilan pour l’instant, surtout que la commune du Grand-Saconnex annonce ne pas avoir encore installé ses caméras. « Nous avons même demandé un avis de droit, ce qui nous a valu une médiatisation importante », précise Thierry Perret, responsable des finances de la commune. Ce dernier pense en revanche que d’autres communes ont installé des caméras sans que la presse n’en parle.
Au Département des institutions (DI), l’attachée de presse Yvette Renard, après vérification, affirme en revanche qu’à l’exception de Vernier et du Grand-Saconnex aucune autre commune n’a fait de demande d’autorisation pour installer un système de vidéosurveillance. LUCA BENETTI
La régression des libertés sous l’oeil des caméras
PHILIPPE BACH
Pour la septième fois, un collectif, né dans la foulée du scandale des fiches, a décerné il y a un mois le prix Big Brother récompensant les pires intrusions dans la sphère privée. Une récente étude des universités romandes montre que la généralisation de la vidéosurveillance se fait dans un silence démocratique assourdissant. Et pourtant, ce sont les fondements de l’Etat de droit démocratique qui sont ébranlés par des pratiques généralisées d’espionnage des travailleurs, d’interconnexion des fichiers ou d’enquêtes policières plus ou moins clandestines menées sous couvert de lutte contre le terrorisme. Un substantif qui a le mérite d’être suffisamment vague pour autoriser à peu près tout et n’importe quoi.
Dans ce contexte de régression des libertés, l’initiative obstinée des militants de l’Association des archives de l’Etat fouineur suisse mérite d’être applaudie. A force de tirer la charrue à chiens, il est certain qu’un jour la population s’extraira de son anesthésie et refusera de se laisser espionner dans un espace public qui lui appartient.
Et l’on ne peut que regretter les prétextes vaseux invoqués par les autorités lorsqu’elles sollicitent des autorisations pour installer ces yeux de Caïn électroniques. Les mêmes qui entretiennent l’insécurité sociale en paupérisant des couches entières de la population, qui détruisent quotidiennement l’Etat et sa fonction de contrôle social et régalien, en appellent ensuite à la matraque électronique.
C’est pitoyable. Mais guère étonnant. Le libéralisme n’est plus qu’un mot creux désignant le droit du pillage. Les valeurs de l’Etat de droit -par exemple la notion de proportionnalité ou de présomption d’innocence- ou tout simplement la notion de liberté ne pèsent plus très lourd.
Cette colonisation des esprits par le tout-sécuritaire a visiblement gagné la gauche aussi. C’est un Conseil d’Etat à majorité rose-vert qui a autorisé les communes genevoises du Grand-Saconnex et de Vernier à installer des dispositifs pour filmer leurs habitants. Il y a juste mis les formes -un cadre réglementaire- mais le fond reste le même. De quoi s’inquiéter.
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