Un rêve annoncé
Paul est nerveux. Cela fait un bon moment qu’il attend des nouvelles de ses amis. Pour la centième fois, il arpente la pièce.
C’est un salon spacieux, aéré, qui s’ouvre sur une véranda fleurie et qui, dans un décor de rotin et de plantes vertes, surplombe à peine un jardin bordé d’arbres aux feuillages touffus.
Paul, attiré par un bruit feutré, se dirige vers une autre pièce qu’on ne distingue pas bien, séparée du salon par deux petites marches. Le téléphone retentit :
– Allô ?
– On en a après toi. Un contrat...
A terre vite ! Paul jette le combiné et plonge sous un meuble sans voir l’écouteur exploser !
Mais ses sens signalent un nouveau danger. Il a à peine le temps de sentir dans son dos, surgissant de la pénombre de l’autre pièce là-bas, une touffe de poils déchirant le tableau noir de l’encadrement de la porte.
C’est un chat, oui, un chat qui, s’agrippant sur son dos, lui mord une oreille. Paul avait entendu parler de ces chats siamois tibétains, des chats énormes, et sans pitié pour les voleurs de temple. La douleur le plaque contre le mur, ce qui désarçonne la bête. Celle-ci, lui jetant un dernier regard, s’enfuit.
Paul n’en revient pas. Qu’est-ce-qu’il voulait ce chat ? Ce n’était pas un siamois. Juste un chat blanc, magnifique, peut-être un peu plus gros que les autres, sans plus.
On en est donc là, à entraîner ces animaux... murmure-t-il.
Comme ce chien, blanc lui aussi, genre ratier.
Mais d’où sort-il celui-là ? s’interroge-t-il. Il vient juste de me mordre au bras ! Pour tuer ? Il m’aurait sauté à la gorge ! Je ne comprends pas...
– Tu ne m’as pas fait mal ! hurle Paul, tout surpris de parler à ce chien.
– Je m’en fiche. Chaque morsure te fera perdre un peu de ta voix ! grogne le chien.
– Quoi ?...
– Je te dis qu’à chaque coup de croc, tu perdras un peu de ta voix...
Paul est éberlué. D’abord l’oreille, puis la voix... Il commence à paniquer. Un coup de pied sur le museau du chien lui laisse quelques secondes pour sauter dans le jardin et courir à perdre haleine.
C’est hors de vue de la maison que Paul réfléchit aux événements : Ce chien, ce chat, le téléphone... Merde, le téléphone ! C’est raté pour ce soir. C’est peut-être raté pour toujours d’ailleurs. En attaquant, c’est le réseau qui est visé... ça marchait bien pourtant.
La hausse brutale du prix du papier avait obligé les petits éditeurs de journaux d’informations à cesser leur parution.
La haute finance avait bien préparé son coup en concentrant la production de la pâte à papier dans les mains d’un seul groupe industriel : The Paper Control Bank Corporation (PCBC).
Les députés de la majorité, dociles, avaient voté la loi dite du bulletin, contraignant les éditeurs encore en survie à copier leurs informations sur l’unique agence de presse mondiale, entraînant ainsi la domination de la pensée unique.
Dans ce contexte, Paul, aidé par son ami Georges et d’autres combattants des Ondes, comme ils aimaient à se définir, avaient monté le réseau.
Celui-ci, formé de bénévoles chargés de recueillir des informations sur tous les points de lutte dans le pays, devaient contacter Paul tous les jours par téléphone dans un lieu tenu secret et qui changeait sans cesse.
Doté d’une mémoire hors du commun, il apprenait les nouvelles du jour et informait ensuite le peuple des sans voix à travers une onde radio.
Paul était plongé dans ses pensées lorsque Georges arriva sur le lieu de rendez-vous.
– Qu’est-ce qu’on fait avec la radio Paul ?
– Je ne sais pas. Je n’ai rien pour ce soir. Il faut trouver du papier.
– Mais tu sais bien que c’est impossible ! Non seulement on ne trouvera jamais d’imprimeur qui prendrait le risque de sortir un journal, mais on ne pourra jamais l’acheminer dans les kiosques, depuis que le PCBC a pris le contrôle de la distribution de la presse écrite.
– Ouais. Ils nous ont tout pris les salauds ! Mais il n’y a que l’information qui réveillera nos frères, tu le sais bien ! Je ne sais pas ce qu’il avait dans ses dents, ce chien, mais je commence à avoir mal à la gorge moi ! Déjà qu’il n’est pas facile de déménager l’émetteur chaque soir...
Tu sais, ça me tue d’apprendre ces textes par coeur. Et puis, je crois que le téléphone, ce n’est plus très sûr. Bon, je vais me coucher. Salut !
J’ai le crâne en dérangement... maugrée Paul au réveil. Mais il est dingue ce rêve !
Sa montre marquait midi. Il faut que j’appelle Georges !
Sous la douche lui revient le souvenir de la veille sur l’assemblée générale du syndicat où il avait exposé à la tribune les terribles menaces qui pesaient sur la presse écrite. Dénonçant les tendances suicidaires des comportements corporatistes coupables de semer la discorde chez les militants, Paul avait tenté de faire grandir l’idée de luttes unitaires et démocratiques contre le capital.
Il était sorti sous les huées...
Ses neurones suivaient encore la course folle dans Paris qui avait duré toute la nuit, de bar en bar, jusqu’au dernier sou. C’est à l’aurore que Paul s’était résigné à rentrer se coucher, glacé et amer, ce matin de janvier.
Même le café est amer, se dit-il, presque résigné.
Allô Georges ? C’est Paul. Il faut que je te parle.
Sa voix était rauque, cassée par l’alcool absorbé toute la nuit durant, son esprit capté par la radio crachant le fait du jour :
... Explosion dans le milieu de la presse écrite... Cinq quotidiens cessent de paraître... Hausse du prix du papier... Chute des lecteurs... Coup dur pour le pluralisme... Les députés de la majorité ont voté cette nuit la loi dite du bulletin... Le Paper Control Bank Corporation prend le contrôle de la presse écrite...
Cob