Accueil > Agenda > CQFD, journal de critique sociale
Articles
-
« Nous devons baisser les yeux et ne pas faire de bruit »
12 avril, par Afreen FatimaDans un article publié dans la revue The Funambulist en décembre 2022, Afreen Fatima nous raconte la destruction de sa maison familiale dans le quartier musulman d'Allahabad, au sud de l'État d'Uttar Pradesh. Extraits.
Tôt le matin du 12 juin 2022, un silence de mort règne dans le quartier musulman JK Ashiyana, à Allahabad, où se trouve ma maison. Soudain, les grondements de trois gros bulldozers emplissent les rues et ruelles1. Des agents de police supervisent l'opération de démolition se moquant et intimidant les habitants dont on peut deviner les silhouettes aux fenêtres. Des employés municipaux font violemment irruption chez nous et se mettent à jeter tout ce qui avait fait de cette maison un foyer pour nous. Aux premiers coups de bulldozer, la plaque portant le nom que nous avions donné à notre maison – « Kashana-e-Fatima » (la maison de Fatima) – se fracasse au sol, suivie de peu par le bâtiment tout entier, avec ses deux étages. Rien ne subsiste de la maison de Fatima, hormis ses occupants qui y ont vécu pendant plus de vingt ans.
Depuis ce jour terrible, nous n'avons eu de cesse de nous demander si nous pouvions réellement considérer que ces maisons, dans lesquelles nous avons toujours vécu, étaient bel et bien nos foyers. Depuis longtemps déjà, probablement dès la naissance de la République indienne, les musulmans ont été amenés à se demander s'ils ne pourraient jamais considérer l'Inde comme leur patrie. […]
En août 2022, la Haute Cour de justice du Gujarat a prononcé la libération anticipée de 11 hommes, reconnus coupables de meurtres et de viols commis en 2002. Ces exactions ont eu lieu pendant des pogroms anti-musulmans que le gouvernement de Narendra Modi avait laissé s'accomplir en toute impunité – causant près de 2 000 morts. Comment Bilkis Bano, une des survivantes de ces pogroms, qui a perdu 7 membres de sa famille, dont sa fille de 3 ans, pourrait-elle continuer à vivre en sachant que les hommes qui l'ont violée et ont tué ses proches sont libres2 ? […]
En 2020, j'ai visité les quartiers du nord-est de Delhi juste après qu'un pogrom similaire ait été commis3. Le feu venait de tout réduire en cendres et les taches de sang n'avaient pas encore commencé à s'estomper. J'ai vu des traces de larmes sécher sur les visages silencieux des survivants. En remontant depuis ces traces jusqu'aux yeux des survivants, je pourrai sûrement raconter là aussi des histoires d'appartenances et de trahisons. […]
Il suffit d'un rien pour que les dieux de cet État hindou se sentent offensés par les musulmans… Nous devons baisser les yeux et ne pas faire de bruit, vivre dans la peur permanente, une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. On nous refuse tout simplement le droit de se sentir appartenir à ce pays, et même à nos propres foyers. Alors que j'écris ces mots, cinq mois après la destruction de notre maison, les habitants de Kashana-e-Fatima sont devenus des fantômes. Atteints au plus profond de nous-mêmes, même la lueur au fond de nos yeux ou le ton de nos voix en sont transformés. Mon père a vu notre maison s'effondrer, sur un écran de télévision depuis un lit d'hôpital en prison. Quant à ma mère, elle était en train de prier tandis que Sumaiya et moi nous nous tenions blotties autour d'un smartphone, choquées de regarder en direct la démolition de notre maison sur YouTube. Les musulmans de l'Inde subissent d'innombrables violences visant à les soumettre. Les murs tombés de Kashana-e-Fatima sont des murs démolis parmi tant d'autres – démolis, mais dont la trace subsiste pourtant. À qui appartient Kashana-e-Fatima, et est-ce que cela n'importera jamais à quiconque ?
Par Afreen FatimaThe FunambulistThe Funambulist, publication anglophone basée à Paris qui propose une vision décoloniale et internationaliste de l'architecture grâce à des contributions des quatre coins du globe, lance sa version française ! Résistance palestinienne, révoltes en prison, politique des banlieues, forêts en lutte, il y en a pour tous les goûts, du moment que ça parle de résistance collective face à l'architecture du pouvoir – et en plus les visuels sont renversants. Pour s'abonner, plus d'informations sur leur site : @|LIEN8915276|W3RoZWZ1bmFtYnVsaXN0Lm5ldC4tPmh0dHBzOi8vdGhlZnVuYW1idWxpc3QubmV0L10=|@
1 L'article entier est disponible en anglais sur le site du média The Funambulist :@|LIEN8915276|WyDCq+KAiVdlLCBNdXNsaW1zIG9mIEluZGlhLCBVbmJlbG9uZyB0byBPdXIgT3duIEhvbWVz4oCJwrstPmh0dHBzOi8vdGhlZnVuYW1idWxpc3QubmV0L21hZ2F6aW5lL3RoZS1zdWJjb250aW5lbnQvd2UtbXVzbGltcy1vZi1pbmRpYS11bmJlbG9uZy10by1vdXItb3duLWhvbWVzXQ==|@, 15/12/2022.
2 Le 8 janvier 2024, la Cour suprême indienne, plus haute juridiction du pays, a annulé la libération de onze condamnés dans une affaire de viol collectif, ordonnant leur retour en détention. Les hommes avaient été accueillis en héros à leur libération, et une vidéo largement partagée en ligne montrait des proches et sympathisants les accueillant avec des friandises et des guirlandes [ndlr].
3 Le 23 février 2020, des affrontements au nord-est de Delhi font 53 mort·es et 250 blessé·es, majoritairement musulman·es – les pires violences communautaires que la capitale ait connues en 40 ans. Elles surviennent en plein mouvement social contre la loi de citoyenneté et alors que des discours politiques ultra-nationalistes encouragent à la violence [ndlr].
-
Discours génocidaires à l’ombre des décombres
12 avril, par Shivangi Mariam Raj — Amaan AhmedPartout dans le pays, les lieux de vie, de travail et de culte de 200 millions de musulmans sont la cible d'attaques violentes et de destructions. Shivangi Mariam Raj, chercheuse indépendante et éditrice à la revue The Funambulist, parle d'une « architecture de la ruine » pour désigner ce projet d'édification de l'identité hindoue sur la démolition des espaces musulmans.
Le 22 janvier 2024 à Ayodhya, ville située dans l'État d'Uttar Pradesh (au nord de l'Inde), le Premier ministre Modi inaugure le temple de Ram. La cérémonie a lieu plus de trente ans après qu'une foule de nationalistes hindous d'extrême droite a détruit la mosquée Babri qui se dressait auparavant sur ce site. Cette mosquée, érigée au XVIe siècle sous le règne du premier empereur moghol, fut contestée à partir du XIXe siècle, certains soutenant qu'elle avait été construite en lieu et place d'un temple hindou. En 1949, des prêtres hindous y installent des idoles du dieu Ram, rendant ainsi la mosquée impropre au culte musulman. Le jeune gouvernement de l'Inde indépendante déclare alors que la question de la propriété du site fait débat et ferme ses portes. Dans les décennies suivantes, ce lieu devient un symbole s'inscrivant parfaitement dans le projet d'élaboration ethnonationaliste d'une nation hindoue. Les organisations @|LIEN4706092|W1JTUywgLT40MTYzXQ==|@@|LIEN4706092|W1ZIUCotPjQxNjFd|@ et le parti @|LIEN4706092|W0JKUCotPjQxNjFd|@ mobilisent des dizaines de milliers de volontaires en vue de détruire la mosquée d'Ayodhya et d'y construire un temple dédié à Ram. Ces organisations orchestrent à partir des années 1980 de violentes attaques contre les musulmans, qui culminent avec la démolition de la mosquée Babri en décembre 1992 et le pogrom qui l'accompagne.
Cette promesse électorale est au cœur d'un projet architectural qui tend à réduire les espaces de vie de la minorité musulmane à des ruinesCes massacres et émeutes s'étendent à d'autres régions. Alors qu'Ayodhya est restée depuis une plaie ouverte pour les musulmans du pays, le BJP n'a cessé de promettre d'y édifier un temple sur les ruines de la mosquée. Cette promesse électorale, désormais exaucée, est en fait au cœur d'un projet architectural qui tend à réduire les espaces de vie de la minorité musulmane à des ruines.
Détruire les mondes musulmansCette année, nous avons assisté à deux mises en scène faisant écho aux événements de 1992-1993 : d'un côté le spectacle de la victoire et de l'autre celui de la destruction. D'abord, afin de hâter l'édification du temple de Ram, considérée comme un « dessein divin », les nationalistes hindous ont utilisé tous les supports médiatiques possibles : pop culture, clips musicaux, mode, réseaux sociaux… Leur influence s'est étendue jusqu'aux salles de rédaction. On a vu l'équipage de la plus grande compagnie aérienne indienne vêtu à l'image des divinités hindoues ; la plus grande chaîne de cinéma offrir du pop-corn aux spectateurs venus assister à la cérémonie d'inauguration du temple retransmise dans ses salles ; des écoles incitant leurs élèves à écrire et dessiner en l'honneur du dieu Ram. Les marchés de change, les bureaux des administrations et les cours de justice ont fermé pour un jour férié exceptionnel. Une véritable hystérie a envahi les espaces publics comme les espaces privés. En parallèle, des violences de masse ont été perpétrées dans de nombreuses localités au nord de l'Inde (dans les États du Bihar, Uttarakhand, Gujarat, Uttar Pradesh, Maharashtra et Madhya Pradesh). Les habitants de certains quartiers ont appelé au boycott économique et à l'expulsion des musulmans avant de se livrer à des actes d'une extrême barbarie. Des rues entières d'habitations et de commerces musulmans ont été détruites de façon systématique par la foule comme par des représentants des autorités publiques, des cimetières ont été incendiés et plus d'une douzaine de lieux saints et de mosquées ont été profanés et détruits. Ces actes de violence ne sont ni isolés ni arbitraires ; ils font partie intégrante d'une longue histoire de dépossession et de destruction des mondes musulmans en vue de renforcer l'identité hindoue majoritaire.
Une fiction multiculturelleAlors que le monde de la recherche1 analyse désormais la dérive du pays vers le fascisme, de nombreuses voix s'élèvent parmi les forces progressistes pour déplorer la perte de « l'idée de l'Inde » en tant que nation multiculturelle, démocratique et séculière2. Pourtant, cette belle idée n'a jamais empêché les discriminations vécues par les communautés minoritaires – les sikhs, les chrétiens et les dalits – ou par les habitants du Cachemire.
Les musulmans n'ont pas le droit de louer ou d'acheter des logements dans certains quartiers et sont relégués dans des quartiers urbains surpeuplésCela a même été un argument pour légitimer l'occupation coloniale de ce territoire par l'État indien au lendemain de sa propre indépendance ! La fracture entre cette « idée de l'Inde » et la réalité apparaît aussi dans les multiples topographies de ségrégations à l'œuvre aujourd'hui en Inde. Les musulmans n'ont pas le droit de louer ou d'acheter des logements dans certains quartiers et sont relégués dans des quartiers urbains surpeuplés. Des établissements scolaires et des lieux de travail pratiquent des formes aseptisées d'exclusion et on crie au « jihad territorial » dès qu'un musulman entreprend une activité économique, que ce soit l'ouverture d'un petit commerce ou des investissements immobiliers.
Ces trois dernières années, les violences exercées dans les quartiers musulmans se sont multipliées de façon dramatique. On a vu des foules de suprémacistes hindous débouler dans ces quartiers, armés de couteaux, haches, marteaux, scies, armes à feu, sabres et bâtons, hurlant des slogans anti-musulmans sous le couvert de processions religieuses. Ils attaquent, brûlent et profanent les maisons, commerces, bibliothèques, écoles, mosquées et mausolées, détruisant toutes les sphères de la vie musulmane. La police et les autorités locales se comportent bien souvent comme une extension de la foule criminelle, creusant cette blessure spatiale. Au motif d'assurer le maintien de l'ordre, ils détruisent ce qui reste des propriétés musulmanes.
Les démolitions deviennent ainsi un moyen soigneusement calculé de « nettoyer au Kärcher » le paysage. Il n'y a pas d'issue possible pour les musulmans, tous les moyens sont bons pour les faire disparaître, que ce soit par le biais de la loi ou par des moyens extrajudiciaires si nécessaire. Ce nettoyage opère comme une tentative d'effacer la part musulmane de l'histoire commune et de la remplacer par les symboles hindous de la majorité triomphante. En dix mois à peine, au moins quarante-deux actes de destruction de monuments et de sites sacrés séculaires ont été signalés dans plusieurs villes. La mosquée Shahi a été démolie à Allahabad dans le cadre d'un projet d'élargissement de route ; la mosquée Akhoondji, vieille de 600 ans, a été détruite au bulldozer sous prétexte d'empiétement illégal ; et la Madrasa Aziza et sa bibliothèque centenaire ont été incendiées, plus de 4 500 livres rares disparaissant dans les flammes.
Politique des décombresCette confiscation simultanée de l'espace et du temps de la communauté minorisée témoigne de ce que j'appelle une « architecture de la ruine », où les débris sont une construction délibérée et non des actes isolés chaotiques. Les décombres apparaissent comme la réalisation spatiale des discours génocidaires des leaders religieux et politiques. C'est à la fois un symbole de conquête pour la communauté majoritaire et un théâtre où elle peut se complaire à contempler avec un certain voyeurisme la douleur et la dévastation qu'elle inflige.
Actuellement, la mosquée Gyanvapi, une construction moghole du XVIIe siècle située à Varanasi, une ville du nord de l'Inde, subit une contestation orchestrée qui rappelle celle de la mosquée Babri. Une violence à bas bruit qui pourrait bientôt dégénérer en un autre épisode de massacres et de destructions. Babri n'existe peut-être plus, mais son ombre définit les contours du paysage de la nation hindoue, un paysage marqué par le désir d'établir une monoculture et de rendre toute pluralité impossible. C'est un paysage où les espaces minorisés, qu'ils soient intimes, publics, symboliques, historiques ou religieux, se désintègrent progressivement, jusqu'à n'être plus que cendres, poussière et fumée. C'est aussi un paysage où à chaque tentative d'effacement, nous répondrons : « Nous sommes vivants ».
Par Shivangi Mariam RajCes photos de fresques ont été prises par Amaan Ahmed pendant les mobilisations nationales contre la réforme de la loi sur la citoyenneté, qui ont lieu de décembre 2019 à mars 2020. Sur la première fresque, la foule de femmes musulmanes (majoritaires durant le mouvement) se regroupe derrière le doigt levé d'Ambedkar, le père de la Constitution. L'inscription « No-CAA, No-NRC, No-NPR » renvoie au refus des différents dispositifs discriminants d'encadrement de la citoyenneté. En bas, il est écrit en hindi et anglais « Nous regarderons, nous nous battrons, nous gagnerons ». Sur la deuxième fresque, Ambedkar gifle avec la Constitution une personne nommée « andhbakht », qui désigne celleux qui soutiennent le Premier ministre Modi aveuglément, qu'on pourrait traduire par « mouton ».
1 @|LIEN4706092|W8Kr4oCJSGluZHV0dmEgZmFzY2lzbSB0aHJlYXRlbnMgdGhlIHdvcmxk4oCZcyBsYXJnZXN0IGRlbW9jcmFjeeKAicK7LCAtPmh0dHBzOi8vdGhlbG9vcC5lY3ByLmV1L2hpbmR1dHZhLWZhc2Npc20taXMtdGhyZWF0ZW5pbmctdGhlLXdvcmxkcy1sYXJnZXN0LWRlbW9jcmFjeS9d|@The Loop, 31/10/2022.
2 L'État n'a pas de religions officielles et reconnaît toutes les religions de façon égalitaire.
-
Retour aux barricades
12 avril, par Camille Auvray, Émilien Bernard, Gurshamshir Singh, Vidyun SabhaneyMi-février, la marche sur la capitale organisée par des milliers d'agriculteur·ices exigeant un prix minimum légal pour leurs productions a été fortement réprimée. Sous le choc, celles et ceux qui nourrissent le pays racontent leurs espoirs et leurs colères à l'illustratrice indienne Vidyun Sabhaney, envoyée spéciale pour CQFD.
En ce 13 février, des milliers d'agriculteur·ices amassé·es à la frontière du Pendjab, État du nord de l'Inde, annoncent qu'ils mèneront leurs tracteurs jusqu'aux portes de New Delhi. En plus des classiques turbans colorés des vieux leaders paysans, des lunettes de piscine et masques de ski apparaissent sur leurs têtes ; des accessoires encore jamais vus jusqu'ici. Car contrairement aux mobilisations de 2021, le régime de Narendra Modi a cette fois-ci décidé de les stopper avant qu'ils n'arrivent à la capitale. L'occasion d'une véritable démonstration du côté des forces de l'ordre : barricades renforcées avec des blocs de béton, fils barbelés, tiges de fer entrelacées, entourées de canons à eau, et de fossés creusés pour l'occasion. Pour la première fois, des gaz lacrymogènes sont aspergés depuis des drones – ce à quoi les manifestant·es ont ingénieusement répondu en les perturbant à l'aide de cerfs-volants.
Nous sommes sur l'autoroute 44, à 200 kilomètres au nord de la capitale. Si les flics ont pris les devants, c'est parce qu'il est impensable pour eux de revivre la défaite d'il y a 3 ans : le mouvement paysan avait encerclé pacifiquement la capitale pendant 16 mois, mais aussi déboulé au cœur de New Delhi en pleine fête de la République et obtenu en novembre 2021 l'abrogation des farm laws1. Une victoire historique, et la première à faire plier Modi en près de huit années de pouvoir. Le mouvement avait également obtenu la promesse d'inscrire dans la loi le rachat par l'État des récoltes à des prix de soutien minimum (PSM), et c'est l'application de cette promesse que les paysan·nes viennent chercher cette année à la capitale.
« On voit si peu de journalistes »Loin d'un laxisme à la Darmanin face à la FNSEA, ici, l'internet mobile a été coupé dans certaines parties du Pendjab et de l'État voisin l'Haryana, empêchant les manifestant·es de se coordonner entre villages, et des comptes X et Facebook appartenant à des leaders syndicaux ou des journalistes ont été suspendus. La police a tiré sur la foule avec des billes de plomb et des balles en caoutchouc, touchant mortellement à la tête un jeune agriculteur de 24 ans, Shubhkaran Singh, le 21 février. Sous le choc, les syndicats ont interrompu la mobilisation quelques jours, le temps d'organiser les funérailles.
« Le régime donne tout aux capitalistes, nous confisque nos droits, détruit la démocratie, et divise la population sur des critères de religion »Endeuillé·es mais déterminé·es, les agriculteur·ices s'affairent sous le soleil printanier. Le long de l'autoroute, iels ont installé une tribune pour les discours, la traditionnelle langar (cantine collective), des distributions de provisions et même une bibliothèque. « Tant de blessés conduits à l'hôpital et on voit si peu de journalistes, s'emporte Hashim, qui cultive du blé, du riz, de la canne à sucre et des légumineuses sur moins d'un hectare non loin de ce campement. Ils préfèrent s'extasier devant le faste du prémariage du fils du milliardaire Ambani. Le régime donne tout aux capitalistes, nous confisque nos droits, détruit la démocratie, et divise la population sur des critères de religion. » Une tactique classique du gouvernement pour masquer les échecs de sa politique économique. Le RSS [voir entretien p. 04-05], l'organisation paramilitaire d'extrême droite, prétend ainsi que les agriculteurs mobilisés, dont beaucoup appartiennent à la minorité religieuse sikhe, sont des séparatistes réclamant un État indépendant.
Une autre manifestante, Manjeet Kaur, est encore sous le choc. « La répression nous a tous surpris, elle n'a rien à voir avec notre dernière mobilisation. Des jeunes ont été éborgnés, d'autres passés à tabac. Nous avons dû vendre une partie de nos terres avec mon mari pour que notre fils aille travailler à l'étranger. Nous sommes endettés jusqu'au cou. Nous avons des tracteurs, mais il faut payer le carburant et les ouvriers qui travaillent au champ. À la fin de la saison, il nous reste à peine 20 000 roupies [220 euros], comment survivre ? » Manjeet désigne les femmes autour d'elle : « Que possédons-nous ? Comme ce jeune qui vient d'être tué, nous sommes de toutes petites propriétaires, avec même pas un hectare de terre chacune. »
Entre 1995 et 2018, ce sont 400 000 paysans qui ont mis fin à leurs jours en IndeCertains médias ont dépeint le mouvement comme tenu par de gros propriétaires, mais la réalité est bien différente : beaucoup font partie des 86 % de paysan·nes qui possèdent moins d'un hectare de terre, sans compter que les ouvrier·es agricoles de basses castes se mobilisent aussi. En Inde, les deux tiers des 1,4 milliard d'habitant·es vivent de l'agriculture, qui représente près d'un cinquième du PIB du pays. Entre 1995 et 2018, ce sont 400 000 paysan·nes qui ont mis fin à leurs jours en Inde, et le Pendjab est l'État indien où le taux de suicide est le plus haut. C'est pourtant dans cette région que se trouvent « les greniers céréaliers de l'Inde », là où la « révolution verte » a été mise en place dans les années 1960. Les fondations Ford et Rockefeller ont alors financé la commercialisation de semences hybrides et d'intrants chimiques, précipitant la transformation d'une agriculture vivrière en monoculture de blé et de riz. « L'Inde a ainsi atteint l'autosuffisance alimentaire dans les années 1970, la pauvreté rurale a diminué. Mais la malnutrition existe toujours, les surplus des stocks alimentaires n'atteignent pas ceux qui en ont besoin et pourrissent dans les entrepôts », nous raconte le sociologue Joël Cabalion, spécialiste des mouvements paysans indiens.
Sortir de l'agrobusinessLa fixation dans la loi d'un prix plancher sur 23 cultures – et pas seulement sur le riz, le blé, le coton et la canne à sucre – c'est la garantie de sortir du surendettement et la possibilité de diversifier les cultures, pour qu'elles soient moins consommatrices en eau ou intrants chimiques, expliquent les agriculteur·ices. Les autres revendications sont à la fois ambitieuses et disparates : l'effacement des dettes, des indemnisations pour les familles qui ont perdu un·e membre lors du précédent mouvement, l'obtention d'un salaire minimal pour les travailleur·ses agricoles. On se croirait à la Confédération paysanne ! « No Food, no farmer, no future ! » [Pas, de nourriture, pas de paysans, pas de futur] s'exclame Tejveer Singh, un leader syndical rencontré sur le point de blocage. « Comme d'autres paysans conscients de l'impasse du modèle productiviste, les agriculteurs indiens ont le sens de l'urgence, analyse Joël Cabalion. Ils subissent bien plus encore qu'en France le lessivage des sols, la sécheresse, la pauvreté, l'endettement, et semblent plus éclairés dans leurs revendications que les dirigeants de la FNSEA », nous précise le sociologue, ajoutant que les paysan·nes indien·nes sont aussi bien moins complaisant·es avec les grands groupes de l'agrobusiness, dont les faveurs et les privilèges accordés par Modi exaspèrent.
De son côté, le ministre de l'Agriculture a déclaré qu'une loi garantissant un prix minimum pour les récoltes « ne peut être adoptée à la hâte ». Il a promis que les légumineuses et le maïs seraient achetés à un prix de soutien pour les 5 prochaines années, et proposé de racheter la canne à sucre 8 % plus chère que la saison dernière. Insuffisant, ont déclaré les syndicats, déterminés à poursuivre le combat, en déployant d'autres modes d'action. « Ça fait du bien de se mobiliser, reconnaît Hashim. Nous nous faisons du souci pour les générations futures. »
Par Camille Auvray, avec Vidyun Sabhaney, et l'aide de Gurshamshir Singh
1 Les farm laws venaient déréguler le secteur agricole et alimentaire public. En 2021, le « siège » de la capitale était composé de campements sur ses principaux points d'accès – sur lesquels environ 700 paysan·nes ont trouvé la mort, majoritairement pour cause d'accidents de la route ou de météo hostile.
-
Palestine : le droit international en action
4 avril, par Jonas Schnyder — Quentin DugayLes mois passent à Gaza. Aux massacres en cours s'ajoutent la famine et nous sommes nombreux·ses à buter sur la question : que faire ? Du côté du droit international, des centaines d'avocat·es du monde entier sont entré·es en action pour contrer les agissements de l'État d'Israël. Et de la Cour pénale internationale à la Cour internationale de justice s'ouvre un champ de bataille majeur pour la lutte du peuple palestinien.
C'était il y a bientôt six mois. L'armée israélienne investissait militairement la bande de Gaza en représailles aux attaques du 7 octobre, qui ont fait plus d'un millier de victimes en Israël. S'en est suivie une montée en intensité dans l'horreur dans la bande de Gaza1. Villes bombardées et rayées de la carte, blocus généralisés, massacres de civil·es, humiliations et tortures… une grande partie de sa population a été forcée de s'exiler dans le Sud, vers Rafah, à la frontière égyptienne. Là, en plus de subir les attaques de l'armée dans un champ de ruines, la pénurie de tout (eau, électricité, nourriture…) a engendré une crise alimentaire et sanitaire sans précédent. Selon l'Unicef, il y aurait à ce jour près de 32 000 victimes côté palestinien, dont plus de 5 000 enfants et 90 % de la population en situation d'insécurité alimentaire aiguë2.
Partout dans le monde – y compris en Israël – d'immenses manifestations multiconfessionnelles tentent de mettre la pression sur des gouvernements souvent lâches, parfois complices ; des journalistes palestinien·nes continuent d'informer de la situation au péril de leur vie, relayé·es par certains médias soucieux de faire leur travail3 ; les appels au boycott se sont multipliés. La bataille se mène aussi sur le plan juridique. Le 9 novembre, une plainte collective pour crime de génocide a été déposée contre Israël auprès du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, aux Pays-Bas [voir encadré]. L'initiative, portée par plus de 500 avocat·es, a un objectif clair : que la CPI délivre des mandats d'arrêt visant le Premier ministre Benyamin Netanyahou, le ministre de la Défense, Yoav Gallant, et le chef d'état-major, le général Herzi Halevi4.
Mais, alors qu'Israël rejette « avec dégoût » toutes les accusations – de « diffamation sanglante absurde » selon le porte-parole du gouvernement – et ne reconnaît ni la légitimité ni la compétence de la CPI, la justice internationale a-t-elle vraiment la possibilité d'agir ? Avocat au barreau de Lyon à l'initiative de cette plainte collective et spécialiste du droit international, Me Gilles Devers nous en dit plus sur la procédure en cours.
Comment en êtes-vous venu à déposer cette plainte auprès de la CPI ?
« Cela fait plus de 15 ans que je travaille avec les Palestiniens5 sur des procédures en droit international, je n'arrive donc pas sur cette affaire par hasard. Dès le début de l'opération militaire de l'armée israélienne, on a réagi, comme on le fait d'habitude, en collaboration avec les administrations de l'ONU. Alors que je me suis très souvent opposé à des analyses parlant de génocide du peuple palestinien (par rapport au blocus illégal de la bande de Gaza imposé par Israël, par exemple), cette fois-ci, en regardant les faits et la jurisprudence, je suis arrivé à la conclusion qu'il fallait déposer une plainte pour génocide [voir encadré]. Très vite, un très grand nombre d'avocats – d'abord 330, puis 650 – et d'associations de différents pays nous ont rejoints, de l'Iran à la Guinée, en passant par la Palestine, l'Algérie, le Maroc, la Turquie, la Tunisie, la Libye, le Koweït, Bahreïn, la Mauritanie, le Niger, le Soudan… »
Quel est l'objectif de cette procédure ?
« Le statut de la Cour prévoit, quand on a des raisons de penser qu'un crime de génocide est plausible, qu'il vient d'avoir lieu ou est en cours, qu'on peut demander un mandat d'arrêt pour réagir rapidement, et faire avancer l'enquête contre l'auteur principal présumé. C'est un texte qui a déjà été utilisé quinze ou seize fois par la CPI pour des affaires très diverses. On demande à la Cour d'appliquer ici les mêmes standards. Si ce mandat d'arrêt est prononcé, il y aura des charges pénales importantes en termes de droit international. Le critère n'est évidemment pas, ici, la culpabilité, qui intervient lors du jugement. Il s'agit de voir si le procureur estime lui aussi que le crime de génocide est plausible. C'est un acte d'enquête.
Il faut noter que c'est la première fois, à la CPI, qu'il y a une enquête en même temps qu'une opération militaire. C'est également la première fois que les Palestiniens agissent devant les deux grandes juridictions internationales – CIJ et CPI – et la première fois qu'Israël prend un avocat pour se défendre en justice. »
Votre plainte auprès de la CPI vise des hommes d'État. Que va-t-il se passer si elle aboutit ?
« Si ça débouche sur un mandat d'arrêt, les intéressés risquent dans un premier temps de rester planqués en Israël pour que le mandat d'arrêt ne soit pas exécuté. Mais ce n'est jamais qu'un début pour pouvoir entendre la personne avant de la juger, ce qui représente un travail considérable qui va prendre des années. Sur une affaire comme celle-là, il y a 2,2 millions de victimes et des destructions inimaginables. Dans tous les cas, ça leur posera des problèmes considérables car ils vont se retrouver de plus en plus isolés sur la scène internationale. »
Bien qu'il soit signataire du texte fondateur de la CPI, l'État d'Israël ne l'a pas ratifié lors de son entrée en vigueur. Qu'est-ce que ça change dans cette procédure ?
« Ça ne change rien. La CPI peut enquêter, recevoir les Palestiniens comme victimes et juger les principaux responsables. Par contre, si des victimes israéliennes veulent intégrer le procès – et je dis tout de suite qu'elles sont les bienvenues car la base de notre métier c'est le contradictoire –, elles doivent accepter les règles de la Cour, y compris sa décision du 5 février 2021 disant que la Palestine est un État souverain sur la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est6. C'est d'ailleurs la seule cour internationale qui a jugé que la Palestine est un État souverain.
L'État d'Israël a, en quelque sorte, domestiqué le droit international. Il l'a réécrit dans son propre intérêt en légitimant la colonisation, par exemple, que le droit international condamne. Alors que les “terroristes palestiniens” acceptent la juridiction de la CPI et demandent à se soumettre au droit international sans aucune réserve, la “démocratie” refuse son application et rejette toute coopération avec la Cour. On voit là, clairement, les limites de ce système dans lequel les États-Unis et les pays occidentaux se sont engouffrés. »
Quelle est la temporalité d'une telle procédure ?
« Les délais sont très variables dans la publication de mandats d'arrêt, on ne peut donc pas vraiment savoir. On travaille méthodiquement dans la constitution de dossiers, la récolte de témoignages et de preuves, pour montrer au procureur qu'on est présents et sérieux. Un travail conséquent est en cours aussi pour passer outre l'émotion, et faire la lumière sur les crimes commis les 7, 8 et 9 octobre en Israël. On entend tous les jours des récits sur les bébés décapités ou cette femme enceinte qui aurait été carbonisée, pour être ensuite éventrée. Or, l'ONU nous dit que c'est entièrement faux. Quand il y a un crime, le rôle des avocats est d'amener le débat sur le terrain des faits, quels que soient les auteurs et les circonstances, en Israël ou en Palestine. »
Le droit international semble souvent sous-estimé dans les discours politiques et médiatiques…
« Le droit international, même s'il fait l'objet de beaucoup de discrédit, est efficace et l'enquête se poursuivra. Les avancées juridiques sont cruciales pour avancer face aux blocages politiques. Je pense notamment à la décision du Conseil de sécurité de l'ONU, prononcée seulement il y a quelques jours, pour exiger un cessez-le-feu immédiat. Il faut se méfier de tous ces discours dépressifs sur le droit international, comme quoi il ne sert à rien ou n'est jamais respecté. C'est ceux qui redoutent la CPI qui disent qu'elle est inutile ou qu'elle n'a pas les moyens d'agir. En France, on a vu le ministre des Affaires étrangères dire qu'associer Israël au génocide était une “faute morale”, quelques jours après que la CIJ a évoqué un génocide plausible. Ou Raphaël Glucksmann, se proclamant de la “gauche moderne”, lancer que “quand même, parler de génocide, ce n'est pas possible”. C'est consternant. Et en quoi le droit international est-il dans leurs compétences ? »
Certains parlent de la possibilité d'agir contre les « complices », associés ou alliés d'Israël, notamment par rapport à la livraison d'armes. Au-delà de l'écho politique de l'annonce, est-ce une suite plausible ?
« Ce sont des affaires délicates. On n'est pas en mesure, actuellement, de travailler sur ces dossiers à la CPI. La question des complices est posée au bon niveau par le Nicaragua, qui attaque l'Allemagne devant la CIJ7. Ces actions en justice servent souvent à donner de la visibilité médiatique à une injustice. Mais je crois que pour défendre le peuple palestinien, on doit s'abstenir de ce type de procédures, qui peuvent être spectaculaires, mais qui ne mènent à rien. Je refuse absolument d'engager des procédures qu'on n'a pas eu le temps de creuser, juste pour l'impact médiatique. Pour le moment, on se concentre sur le sujet principal. Pour ce qui est des complicités, on aura tout le temps nécessaire ensuite. »
Que pensez-vous de la procédure de l'Afrique du Sud auprès de la CIJ ?
« C'est une satisfaction profonde de voir que la procédure d'urgence aboutit, d'autant plus de la part de l'Afrique du Sud, qui réagit en tant que pays des droits de l'homme. La procédure de fond va prendre du temps, mais donner un débat juridique international très riche [voir encadré]. Il ne faut pas s'attendre à du spectaculaire. On a affaire à des États et les auteurs souverains ne se manient pas comme de simples citoyens. Ensuite, c'est la responsabilité des États membres de faire en sorte que les arrêts de la CPI soient appliqués. Le droit international est là pour empêcher qu'advienne un monde qui dépend uniquement de l'argent et des armes. Sur la scène internationale, on peut voir ces derniers temps un isolement d'Israël : quel avenir pour un État qui n'a plus de contacts internationaux, qui se recroqueville sur lui et se construit sur la commission d'un crime ? »
Propos recueillis par Jonas SchnyderLa Cour pénale internationaleCréée en 2002 par le Statut de Rome (traité international), il s'agit d'un tribunal indépendant qui juge des personnes selon le droit international pénal, et dont la compétence porte sur les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, le crime de génocide et le crime d'agression. Quand elle est saisie, le procureur est en charge de mener l'enquête et de rassembler les éléments nécessaires à l'émission de mandats d'arrêt, en vue d'un futur procès – qui ne peut se mener en l'absence de l'accusé. Bien que signataire du traité de création de la CPI en 1998, Israël – tout comme les États-Unis ou encore la Russie – ne l'a pas ratifié lors de son entrée en vigueur en 2002. Au contraire de la Palestine qui y a adhéré en 2015.
La Cour internationale de justiceEn décembre 2023, l'Afrique du Sud a engagé une procédure judiciaire d'urgence contre l'État d'Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ), le principal organe judiciaire de l'ONU, en vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide8. Après plusieurs audiences publiques, la CIJ a rendu une première décision en janvier 2024, prescrivant à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission d'un génocide9 », en attendant de pouvoir se prononcer sur le fond. Face à l'aggravation de la situation à Gaza – « en particulier de la famine généralisée » – l'Afrique du Sud a fait une nouvelle demande urgente auprès de la CIJ en mars, notamment pour lever l'embargo sur Gaza, décréter un embargo sur les armes et ordonner la fin du conflit. Même si les ordonnances de la CIJ sont contraignantes et sans appel, elles sont sans réels moyens d'application car c'est aux États concernés de les mettre en œuvre10.
Débattre du génocide ?Cela fait plusieurs mois que politiques, médias et associations s'écharpent sur l'usage, ou non, du terme « génocide ». Pour Me Gilles Devers, il n'y a pas lieu d'avoir de débats d'opinions ou de points de vue sur cette question, mais de se référer au cadre légal : l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime, adoptée par l'ONU en 1946. Le génocide, défini comme acte commis dans « l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel11 », est avéré si l'une des cinq actions ciblées par la Convention est commise à l'encontre de membres du groupe : meurtre ; atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances ; transferts forcés d'enfants du groupe à un autre groupe. « On parle de destruction de maisons, de déplacements forcés de population, d'attaques contre les civils, de coupure de l'eau et de l'électricité, de la famine et du discours annihilant de certains dirigeants. On retrouve tout cela dans les autres affaires jugées par la Cour, les criminels ne sont pas très originaux. Il y a bien génocide à Gaza », affirme Me Gilles Devers.
1 « Palestine : entre terreur et propagande », CQFD n°225 (décembre 2023).
2 « Israël-Palestine : les enfants, premières victimes de l'horreur », Unicef, 20/03/2024.
3 « Gaza : « Une démission des médias occidentaux » », CQFD n°227 (février 2024).
4 Voir l'entretien accordé au Média le 17/11/2023 : « La CPI peut-elle juger Israël ? Une armée d'avocats porte plainte pour “génocide” ».
5 Figure importante de la lutte pour les droits des Palestiniens depuis de longues années, il a notamment travaillé avec des ONG, associations et avocats palestiniens, pour l'Autorité palestinienne et la société civile.
6 En février 2021, la Chambre préliminaire I de la CPI a décidé que sa compétence territoriale s'agissant de l'État palestinien, en lien avec sa qualité de partie au Statut de Rome, s'étendait aux territoires occupés par Israël.
7 Début mars, le Nicaragua a déposé une requête contre l'Allemagne devant la CIJ, l'accusant de faciliter un génocide dans la bande de Gaza en soutenant Israël politiquement, financièrement et militairement.
8 La CIJ est un tribunal qui s'occupe de régler les différends d'ordre juridique entre les États membres, sur la base du droit international public.
9 L'ensemble des communiqués de la CIJ sont disponibles sur leur site : icj-cij.org.
10 Plus d'informations sur le site d'Amnesty International : « Israël/Gaza : ce qu'il faut savoir sur la décision de la Cour internationale de justice », 08/02/2024.
11 Plus d'informations sur le site du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme : ohchr.org.
-
Ode aux fourmis
4 avril, par Pauline Laplace — Elena Vieillard, Dans mon salonTrottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note. Dans cette édition spéciale au Salon de l'agriculture, on cherche nos racines dans le monde paysan.
Salon de l'agriculture, fin février. Il fait un temps de cochon (normal pour Paris). Telle une poule mouillée jusqu'à la moelle, je tourne sur moi-même, la tête dodelinante, cherchant à localiser ce fichu coq qui beugle. Je mets cinq bonnes minutes à réaliser que son cri provient de haut-parleurs disséminés dans les allées extérieures du Parc des expositions. Oh ! C'est quoi cette reconstitution bidon de la campagne ? Entourée d'une masse trépignante de parigots, j'ai une sensation d'élevage en batterie qui n'arrange pas mon humeur morose. Le mouvement agricole est sur le point d'être étouffé, j'ai raté le passage chahuté de Macron, je sais pas où aller… Calme-toi, me dis-je. Reste sur
la terre fermele béton, respire, mais avance quand même. Plus que deux heures avant la fermeture et vu l'immensité des lieux, j'ai intérêt à me grouiller.Les politicards y draguent de lointains électeurs sans avoir à quitter la capitale et marcher dans la boue !J'entre dans le pavillon « Bovin, ovin, porcin, caprin » (qui me fout « Harder, Better, Faster, Stronger » des Daft Punk dans la tête) et me coltine des scènes vues et revues au JT. Vachement médiatisé le Salon de l'agriculture. Forcément. Tous les ingrédients de notre bonne vieille France y sont réunis : produits du terroir, pinard, agriculteurs et animaux de la ferme. Pratique. Les politicards y draguent de lointains électeurs sans avoir à quitter la capitale et marcher dans la boue. Sauf qu'à la téloche, on ne montre pas les enseignes des entreprises qui se gavent sur le dos des travailleurs agricoles : le stand d'Herta trône derrière le ring porcin et celui de Lactalis (fort secoué, ces derniers jours1), s'impose au rayon vache. Échappant au cynisme ambiant, je me perds dans les yeux de Réelle (c'est son nom), une Gasconne des Pyrénées (comme moi !). L'expression « regard bovin » est mensongère : ses yeux sont magnifiques. Alors que mon reflet y apparaît comme dans un miroir de sorcière ressurgissent les souvenirs des étés chez mamie Lucienne, à gambader parmi les 3 000 porcs de l'élevage intensif initié par mon oncle. J'ai beau évoquer mes origines paysannes et montagnardes, ça fait longtemps que je vis en ville. La terre, j'y ai très peu plongé les mains. Jamais par nécessité en tous cas. Faire des études et fuir une vie de chien, le mouvement a commencé avec la génération précédente. La mienne a suivi. Rat des villes ? Rat des champs ? Il y a comme un flottement. Un décalage. Un trou dans la transmission.
Je traverse, sans m'arrêter, des kilomètres de bouffe. Les dégustations sont payantes, ça me fout le cafard. Au pavillon équin (très snob, bien sûr), un exposant du rayon cuir me cire les chaussures – gratos. J'apprends par la pratique qu'un mec à genoux au-dessus de ma bottine, ça ne me remonte pas le moral. Après cette expérience aux confins de la haute bourgeoise, je rencontre une chatte Peterbald. Son nom ? Pétronille Du Fort De La Bosse Marinière. Aussi hideux et prétentieux que cette pauvre bête au poil ras qui doit coûter un prix mirobolant. Décidément, je préfère les vaches. Dehors, il pleut toujours. Des jeunes, ivres, titubent dans les allées. Je remonte leur piste, entre dans le pavillon « agricultures du monde » et là c'est l'explosion. Foule en liesse. Bal populaire. Flonflons. Des types en bérets (boostés au rhum qui circule sur les stands des Antilles) sautent en rythme au son du traditionnel « Freed from desire ». L'un d'eux m'attrape par le bras et m'attire à lui. Flash. J'ai 14 ans au bal de Pouyastruc, ma tête tourne, et ça fait « POOO POLOPOPOPOO POOOO ! » Me dégageant de son emprise, je réalise que cette visite tourne au voyage initiatique. C'est un peu mon Into the wild. Un sursaut de vitalité me pousse à choisir une fin alternative
à l'overdose de champis
au coma éthylique2. Je prends mes jambes à mon cou et traverse le salon tout entier, d'un pas rapide et azimuté. Ne prêtant pas attention aux microscopes de l'Institut national de la recherche agronomique (INRAE), je trace mon chemin vers la lumière.« La FNSEA utilise tous les moyens pour être l'unique syndicat agricole. Dans certains coins, t'es isolé si t'as pas la carte et tu subis des pressions très fortes »« Hé oui ! C'est le salon de l'agriculture industrielle », s'esclaffe Christine qui se tient derrière le stand de la Conf'. « Vous êtes contente d'être ici ? », je lui demande. Elle répond qu'elle trouve ça super tous ces gens qui n'y connaissent rien à l'agriculture, qui sont curieux et viennent se renseigner. Christine fait du raisin de table dans la Drôme et apprécie les retours de ceux qui le mangent : « C'est très important pour moi. Ça donne du sens à mon travail et c'est ça qui fait que j'y prends du plaisir. »
Alors que la délégation d'EELV débarque, entourée de 14 000 caméras, Catherine, productrice de lait à Reblochon, nous rejoint. Elle raconte le jour où elle a découvert qu'elle était adhérente à la FNSEA : « C'est la coopérative qui payait pour nous ! Les adhésions étaient prélevées sur le prix du lait sans qu'on soit au courant, tu te rends compte ?! » Elle se marre, fière d'avoir découvert le pot aux roses et de l'avoir révélé à ses collègues. « La FNSEA utilise tous les moyens pour être l'unique syndicat agricole. Dans certains coins, t'es isolé si t'as pas la carte et tu subis des pressions très fortes. Est-ce qu'il faudrait qu'on soit offensifs comme ça ? C'est pas nos méthodes ! » Elle se marre encore. J'en reviens pas de son enthousiasme. « Qu'est-ce que tu veux, me dit-elle, je sais dans quel monde je vis ! » Et Christine de rebondir : « Bien sûr, on est minoritaires, on est petits… On est tour à tour grain de sable dans le bulldozer et fourmis : on travaille nos idées pour faire avancer les choses. » Alors que je quitte les lieux, sous une pluie battante mais le sourire retrouvé, je pense à ma mamie Lucienne. Vers la fin de sa vie, un jour que je pleurais pour un truc futile, elle m'a dit : « On en a perdu des récoltes, mais on s'en est toujours remis, va. » Elle était toute petite, elle aussi… Et costaude.
Par Pauline Laplace