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La violence amusée de Tarantino
15 mars, par Jonas Schnyder — Mes héros toxiquesV'là que soudain tu réfléchis. Et que tu fais ce bilan : parmi tous les artistes que tu écoutes, que tu regardes et que tu lis, une grosse partie sont – malgré tout – des mecs. Pire : beaucoup ont des facettes toxiques. Ce mois-ci, on se questionne sur la violence amusée de Quentin Tarantino.
À l'évocation de son nom, des scènes cultes affluent dans nos cerveaux, conférant à Quentin Tarantino le statut de génie de la culture populaire. Des gangsters de Reservoir Dogs (1992) qui débattent au p'tit dej du sens de la chanson de Madonna « Like a Virgin », aux hommes de main qui, dans Pulp Fiction (1994), se demandent pourquoi les Européens ont changé le nom du hamburger « Quarter Pounder » en « Royal cheese », même les sujets de discussion les plus banals sont palpitants. Défilé d'acteurs talentueux, incarnant des personnages charismatiques, interprétant des dialogues ciselés, dansant, ou se battant avec style, katana ou flingues à la main. Ça claque, c'est violent et vulgaire, toujours avec des bandes originales du tonnerre.
Malheureusement, la magie s'est amenuisée au bout de quelques années. La faute à Inglorious Basterds (2009) et Django Unchained (2013), où la brochette de stars et la surenchère n'ont pas compensé les ficelles convenues de films défouloirs prenant leur revanche sur l'Histoire jusqu'à l'absurde. Ce dernier a d'ailleurs été critiqué par le réalisateur afro-américain Spike Lee qui se demande si on peut faire de l'esclavage un western spaghetti1 et trouve un peu suspect son goût immodéré pour le terme « nigger » dans les dialogues – et Tarantino d'être à deux doigts de parler de racisme anti-Blancs pour se défendre dans les médias. En 2019, avec Once Upon a Time… in Hollywood, Tarantino s'illustre dans sa caricature de Bruce Lee, « imprécise et raciste » selon un de ses anciens collègues, Kareem Abdul-Jabbar. Sa tendance à « rendre hommage » en se réappropriant les codes de cultures minoritaires « qu'il exploite et dépolitise2 » au profit de ses récits apparaît au grand jour. Est-ce à dire que c'était mieux avant ? Aucunement. Il semble toujours avoir été un réalisateur qui n'en fait qu'à sa tête, n'accepte pas la critique et veut choquer gratos… à l'écran comme dans les coulisses.
Dénonçant les enjeux du male gaze3 chez Tarantino malgré ses héroïnes badass, la journaliste Camille Wernaers4 raconte l'envers du décor. L'actrice Uma Thurman, forcée de réaliser une cascade dangereuse pour Kill Bill (2003), en gardera une blessure à vie. Elle subira aussi une scène de crachat au visage et de strangulation… réalisée par Tarantino lui-même ; ce qu'il avait déjà décidé de faire sur Diane Kruger dans Inglourious Basterds. À l'artiste s'ajoute l'homme qui s'en dissocie bien peu. Tarantino, qui défendait ardemment Roman Polanski en 2003, a protégé pendant des années Harvey Weinstein, le pote et producteur auquel il doit tant. Et l'automne passé, il a multiplié les visites sur les bases militaires de Tsahal pour soutenir le moral des troupes, prenant la pose tout sourire devant de grosses armes de guerre de l'armée israélienne. Difficile de ne pas voir que la violence amusée – pour ne pas dire sadique – du réalisateur n'est pas qu'esthétique.
Par Jonas Schnyder
1 @|LIEN4236115|W8Kr4oCJ4oCcRGphbmdvIHVuY2hhaW5lZOKAnSwg4oCccGFyb2RpZSBncm90ZXNxdWXigJ0gZGUgbOKAmWVzY2xhdmFnZeKAiT/igInCuy0+aHR0cHM6Ly93d3cubGliZXJhdGlvbi5mci9jaW5lbWEvMjAxMy8wMS8xNS9kamFuZ28tdW5jaGFpbmVkLXBhcm9kaWUtZ3JvdGVzcXVlLWRlLWwtZXNjbGF2YWdlXzg3NDIwNC9d|@, Libération, 15/01/2013.
2 « Quentin Tarantino et le (post)féminisme. Politiques du genre dans Boulevard de la mort », Nouvelles Questions Féministes vol.28, 2009.
3 Concept théorisé en 1975 par la réalisatrice anglaise Laura Mulvey pour analyser comment les films sont réalisés en fonction d'un regard masculin hétéro qui sexualise les femmes et, parfois, banalise les violences masculines à leur encontre. Lire « Le “male gaze”, bad fiction », Libération, 18/09/2019.
4 @|LIEN4236115|W8Kr4oCJT25jZSB1cG9uIGEgdGltZSBpbiBIb2xseXdvb2TigIk6IFRhcmFudGlubyBvdSBsZSB0cmlvbXBoZSBkdSBtw6JsZSBhbHBoYeKAicK7LT5odHRwczovL3d3dy5ydGJmLmJlL2FydGljbGUvb25jZS11cG9uLWEtdGltZS1pbi1ob2xseXdvb2QtdGFyYW50aW5vLW91LWxlLXRyaW9tcGhlLWR1LW1hbGUtYWxwaGEtMTAyOTMxMDdd|@, RTBF, 16/08/2019.
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« Des journalistes incapables d’identifier des propos racistes »
15 mars, par Jonas Schnyder — Baptiste AlchourrounDepuis bientôt une année, l'Association des journalistes antiracistes et racisé·es alerte sur le manque de diversité dans les médias français. Retours sur les logiques d'entre-soi qui nourrissent des biais racistes dans la production de l'information.
Dans la majorité des médias français, les comités de rédaction sont principalement composés de personnes blanches. Quelles en sont les conséquences sur le fonctionnement interne des médias et la production de l'information ? On en parle avec Rémi-Kenzo Pagès, un des porte-parole de l'Association des journalistes antiracistes et racisé·es1 (Ajar).
D'où est venu le besoin de créer cette association ?
« On est un groupe de journalistes racisé·es qui s'est constitué publiquement en association en mars 20232. L'idée, c'était de lutter contre le racisme dans notre environnement de travail, où l'on est souvent la seule personne racisée. Cette situation d'isolement complique la création de liens de solidarité quand on fait face à des remarques ou blagues racistes, et à une ambiance générale qui peut être pesante pour nous. Notre activité principale consiste à organiser cette solidarité (on est quand même assez nombreux·ses dans la profession et plus de 200 dans l'association). Mais il s'agit aussi de lutter contre le racisme dans le traitement médiatique. »
Votre travail de veille médiatique est concluant ?
« On en a des exemples toutes les semaines. Au début, on faisait des threads [fils de discussion]mais on n'a pas été capable de suivre le rythme tellement les cas de traitement médiatique raciste sont fréquents. Le dernier en date, c'est le 8 février sur France 5. Yves Thréard, directeur adjoint du Figaro qualifie la ministre de la Culture Rachida Dati de “petite beurette qui a réussi” sur le plateau de l'émission C dans l'air. C'est un terme qui désigne des femmes nord-africaines de manière sexiste et raciste, c'est un terme fétichiste qui fait appel à l'imaginaire colonial3, employé sur une chaîne du service public devant des milliers de personnes sans que la journaliste intervienne. Et c'est ça le souci : on a des journalistes incapables d'identifier des propos racistes. »
Que ce soit au Monde ou à CQFD, les comités de rédaction sont majoritairement – voire exclusivement – composés de journalistes blanc·hes. Pourquoi ?
« Quand on parle de manque de diversité, on pointe surtout la question de la reproduction sociale. Celle-ci commence dès la sélection des étudiant·es dans les écoles de journalisme, où les quotas de boursier·es mis en place ne suffisent pas. Dans notre profession, l'entre-soi constitue la règle, notamment grâce à la cooptation entre personnes blanches, urbaines et bourgeoises. L'une de nos revendications, c'est que les rédactions rendent leurs offres d'emploi publiques pour briser ce fonctionnement en réseau et donner à d'autres profils l'occasion de postuler. On remarque aussi que quand des journalistes racisé·es passent entre les mailles du filet, elles et ils viennent souvent des catégories les plus favorisées.
Du côté des médias indépendants, les rédactions sont aussi très blanches et ne sont pas exemptes de schémas racistes, quoi qu'elles en disent. On a pu le constater aux États généraux de la presse indépendante à Marseille, et c'était particulièrement flagrant à Paris, quand on observe le public ou les intervenant·es. Ça se ressent dans les échanges : même si l'on a des objectifs communs, on n'a pas forcément les mêmes préoccupations ou priorités. »
Quelles sont les conséquences de ce manque de diversité sur le traitement de l'information ?
« Les biais racistes dans l'information participent de la défiance à l'égard des journalistes. Si personne ne nous ressemble ou qu'on ne parle pas de nous, on va avoir du mal à s'identifier, sans parler des fois où les journalistes parlent mal de nous et font des descriptions erronées de nos territoires. Les risques, si le média ne connaît pas les quartiers populaires, c'est d'en parler de loin, véhiculer des informations fausses, ou simplement ne pas en parler. En juin 2020, il y a eu un énorme rassemblement organisé par le comité Adama à la sortie du confinement, les grands médias généralistes de la presse nationale n'ont tout simplement pas couvert l'évènement. Par contre ils n'ont pas eu de souci à couvrir la mort de Georges Floyd aux États-Unis. Quand c'est outre-Atlantique, on parle du racisme, mais on en est incapable en France ? »
On parle de racismes au pluriel, sans forcément avoir en tête le racisme anti-asiatique.
« Cela fait seulement quelques années qu'on parle du racisme anti-asiatique4. Surtout depuis le Covid vu les sujets racistes des médias, que ce soit en parlant de “Covid chinois”, de “pokémon” sur BFMTV à propos des victimes du Covid en Chine, d'“Alerte jaune” en Une du Courrier picard, avec une photo d'une personne est-asiatique pour parler du Covid, et un édito intitulé “Le péril jaune”. Mais à l'Ajar, on parle aussi de l'antisémitisme, du racisme sans retenue envers les personnes Rroms, les gens du voyage, l'anti-tsiganisme… En février 2023, sur Radio J, le sénateur des Hauts-de-Seine, Hervé Marseille, accuse La France insoumise de transformer l'Assemblée nationale en “camps de gitans”. Une formulation reprise par la journaliste Anna Cabana sur BFMTV quelques jours plus tard. »
Comment votre message est-il reçu par le public, par la profession et par les politiques ?
« C'est variable. Quand on a interpellé Radio France à propos d'une photo de singe au volant qu'ils ont mis en illustration d'une chronique sur les chauffeurs VTC, ils ont retiré la photo et se sont excusés en reconnaissant leur faute.
« Les journalistes ont de la peine à nommer les choses, comme si parler de racisme ou d'islamophobie voulait dire prendre parti »Certaines cherchent à se justifier, d'autres considèrent qu'on va trop loin et qu'on exagère, mais une bonne partie des directions nous ignorent. Mais on va faire en sorte qu'ils ne puissent plus nous ignorer ! Les journalistes ont de la peine à nommer les choses, comme si parler de racisme ou d'islamophobie voulait dire prendre parti, et ne plus être journaliste. Pour nous, poser les termes est un des enjeux, et on interpelle les médias à ce propos. »
Quels conseils tu donnerais aux médias soucieux de faire attention à ces questions ?
« Déjà, tous les médias sont concernés par ces questions et devraient se former. Le premier conseil, c'est de faire attention au recrutement, en rompant l'entre-soi pour avoir de la diversité dans la rédaction. Et aussi faire confiance aux associations comme la nôtre, aux personnes identifiées qui travaillent sur le racisme et peuvent mener des formations dans les rédactions. Et les médias indépendants aussi, vous avez une obligation morale de vous former, de vous forcer à accorder une place à ces sujets dans la hiérarchie de l'information et, le jour où vous êtes en capacité de recruter, vous devriez vous pencher sur des profils différents des vôtres et considérer les personnes concernées, tout simplement. Et si vous avez des personnes racisées dans la rédaction, assurez-vous que les conditions de travail leur conviennent, autant en termes de droit du travail que d'ambiance et d'interactions au sein de l'équipe, avec la possibilité de se retourner vers quelqu'un en cas de besoin. »
C'est quoi la suite pour vous ?
« Pour le printemps, on prépare un guide à destination de la profession et des écoles de journalisme. Il y aura un chapitre sur l'islamophobie, le racisme anti-asiatique, l'antisémitisme, et une partie sur les violences policières. On travaille aussi sur deux évènements : l'anniversaire de notre association au printemps, et l'organisation d'une université qui aura lieu à La Friche à Marseille l'automne prochain. Au menu : des ateliers pour se former, des tables rondes pour discuter et la fête pour se rencontrer. »
Propos recueillis par Jonas Schnyder
1 Plus d'informations sur leur site : ajaracisees.fr. Et, surtout, sur leurs différents réseaux sociaux numériques.
2 Une tribune a été publiée à cette occasion dans Libération : « Pour une Association de journalistes antiracistes et racisé.e.s », 20/03/2023.
3 Pas convaincu·e ? Alors écoute le podcast « Ne m'appelle pas “beurette” », de la géniale émission Kiffe ta race, sur le site de Binge Audio.
4 Voir le documentaire « “Je ne suis pas chinetoque” – Histoire du racisme anti-asiatique », FranceTV, 2023.
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« Parfois en garde à vue, jamais au garde-à-vous »
15 mars, par Léna Rosada — Théo BedardLa promesse de Gabriel Attal de généraliser le Service national universel (SNU) à l'horizon 2026 a donné un nouveau souffle à ceux et celles qui s'organisent contre la militarisation de la jeunesse. Tour d'horizon d'un renouveau des luttes antimilitaristes mené à Marseille par le collectif Non au SNU 13.
Jeudi 1er février, Marseille. Une centaine de lycéens anime à grand renfort de cris le milieu de la manifestation intersyndicale de l'Éducation nationale. Une adolescente en jean, veste en cuir et keffieh rouge brandit bien haut une pancarte soignée où on peut lire : « La jeunesse dit non au SNU ». Un autre a gribouillé au marqueur sur un bout de carton « Parfois en garde à vue, mais jamais au garde-à-vous ». Promesse de campagne de 2017 de Macron, l'obsession pour le « réarmement moral et civique » de la France a culminé fin janvier avec l'annonce par Gabriel Attal d'une généralisation du SNU à la rentrée 2026. Le gouvernement insiste, l'opposition résiste, avec une jolie transmission générationnelle qui lui sert de moteur.
Actuellement sous la forme d'un « séjour de cohésion » gratuit d'une douzaine de jours, suivi d'une « mission d'intérêt général » (entendre 84 heures de bénévolat non rémunéré), le SNU fonctionne depuis sa mise en place en 2019 sur la base du volontariat. Mais le spectre d'un SNU « généralisé » (entendre « obligatoire ») pour les jeunes de 16 ans, plane sur la jeunesse. « Ces cinq dernières années, le nombre de volontaires n'a jamais été atteint, d'où les récentes annonces », nous explique Marie, enseignante, militante au NPA et membre du collectif Non au SNU 13, tout en distribuant des tracts à des parents d'élèves devant le lycée Saint-Charles à Marseille.
En 2023, seuls 40 000 jeunes avaient participé aux séjours où l'on chante la Marseillaise en uniforme sous les drapeaux. Mais dès l'année prochaine, l'instauration d'un stage obligatoire de deux semaines pour les classes de seconde générale pourrait pousser beaucoup plus d'élèves vers le SNU. « C'est l'alternative pour tous ceux qui ne trouveront pas de stage dans une entreprise ou une association, dans une période où tous les élèves cherchent en même temps, continue Marie. Sans compter qu'on leur fait croire que c'est un plus pour Parcoursup. » Le budget d'un SNU généralisé à toute une classe d'âge ? Près de 2 milliards d'euros. « Pourquoi on ne met pas cet argent dans l'école ? » s'exclame Julien, enseignant en lycée professionnel, pointant les heures de cours retirées aux élèves. Cette mesure vient à ses yeux creuser des disparités sociales qui existent déjà, entre les « stages kebabs » des jeunes dont les familles n'ont pas de relations et les séjours linguistiques payants qui vaudront pour valider le stage obligatoire.
Des ponts entre générationsFace à une parente d'élève approuvant l'initiative – « les jeunes seraient mieux à apprendre la solidarité qu'à traîner dans la rue » – Hervé, membre de l'Union communiste libertaire, ironise en aparté : « On sait à quoi ça pouvait ressembler, la solidarité dans les casernes. » Presque 30 ans après la fin du service militaire obligatoire, ce sont les acteurs historiques de l'antimilitarisme comme la Fédération nationale de la libre pensée et l'Union pacifiste qui ont, dès 2019, monté le collectif national Non au SNU. À Marseille comme dans une quinzaine d'autres collectifs locaux, différentes organisations syndicales et associatives se sont réunies pour mener cette bataille sociale1. Parmi elles, le Mouvement national lycéen (MNL), un syndicat lycéen né en 2017 : « On s'engage parce qu'on est les premiers concernés, c'est logique, non ? », souligne Gaspard, élève de terminale dans un lycée du centre-ville et membre du MNL.
« Tant que ce ne sera pas généralisé, l'opposition ne touchera pas largement les adolescents. C'est un défi : ce ne sont pas seulement d'anciens objecteurs et insoumis comme nous qui vont pouvoir mener cette lutte », fait remarquer Christian, du collectif national Non au SNU.
« Les adultes ont des références historiques à nous apprendre, et nous on leur explique pourquoi c'est important de créer un compte Instagram »Aux côtés des lycéens mobilisés, des organisations d'enseignants et de parents d'élèves dénoncent un glissement de la mission de formation de l'école vers le disciplinaire. Et des syndicats, qui s'inquiètent des heures de travail non rémunérées et des emplois qui pourraient disparaître. « C'est une rencontre intéressante. Les adultes ont des références historiques à nous apprendre, et nous on leur explique pourquoi c'est important de créer un compte Instagram », sourit Marilou, lycéenne en terminale engagée au MNL. Même si les années lycée défilent vite, elle et ses camarades sont déterminés à mettre l'opposition au SNU et à l'uniforme à l'école au cœur des blocus d'établissements. Une détermination qui réjouit Michel, de la Fédération de la libre pensée : « On voudrait nous faire croire que la jeunesse a besoin du SNU pour découvrir l'engagement, mais les jeunes sont déjà engagés ! Là où le gouvernement ne le voudrait pas, dans les luttes écologistes, féministes, antiracistes… » Comme à l'époque du service militaire, l'enjeu n'est pas tant de permettre aux jeunes d'échapper individuellement au SNU, mais bien de s'opposer à la militarisation de la jeunesse et de la société.
Outre son coût colossal et les dérives qui ont déjà marqué les premières éditions (punitions abusives, blessures, malaises et harcèlement sexuel2) le principe de ce « service », grossièrement maquillé derrière l'idée « d'un engagement civique », est de créer un réservoir de forces pour les corps en uniforme et de diffuser les « valeurs et les principes de la République ».
L'idée d'une jeunesse à discipliner rappelle des heures troubles de l'histoirePour le collectif Non au SNU, l'idée d'une jeunesse à discipliner rappelle des heures troubles de l'histoire. « Cela pourrait être un outil terrifiant si l'extrême droite arrivait au pouvoir », fait remarquer Christian.
L'expérience « formatrice » sonne plutôt comme un embrigadement. « Ils veulent nous rendre conformes à ce modèle de valeurs patriotes ! », s'indigne Marilou. Sans compter qu'à l'école, où l'armée et la police interviennent de plus en plus pour « sensibiliser », les élèves sont déjà susceptibles de faire partie de « classes engagées » dans le SNU sur décision de leurs professeurs. Pour Gaspard, s'opposer à « l'endoctrinement militaire », c'est défendre une autre vision du monde. « Le réarmement, sur le plan international, ça revient à se protéger plutôt que d'aller aider, alors que la coopération est essentielle, par exemple pour l'écologie. » Dans un contexte où les ventes d'armes par les entreprises françaises ont atteint le record de 27 milliards d'euros en 2023, dire non au SNU, c'est aussi s'engager contre la guerre, ceux qui la font, et ceux qui rêvent de la faire.
Par Léna Rosada
1 Les communiqués et l'ensemble des organisations signataires sont disponibles, entre autres, sur solidaires.org. Ou écrire à nonausnu@lists.riseup.net.
2 Voir « Harcèlement sexuel, agression, racisme : la face cachée du SNU », Politis, 18/04/2023 ou « SNU : un encadrant suspecté de harcèlement sexuel sur une jeune de 16 ans », Mediapart, 27/11/2023.
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Une classe de survivants
8 mars, par Laurent PerezDans sa trilogie Dans leur travail, l'écrivain marxiste anglais John Berger raconte le déclin du monde paysan qu'il a connu, dans la Savoie des années 1970 et 1980.
« Aucune classe n'a été ou n'est plus consciente de l'économie que la paysannerie. » Cette conviction, l'écrivain anglais John Berger (1926-2017) se l'est forgée au contact de ses voisins du hameau de Quincy, au-dessus de la vallée de l'Arve, en Haute-Savoie, où il s'est installé en 1973. De leurs récits, il a tiré une trilogie, rééditée par Héros-Limite (2023) sous le titre Dans leur travail, salut à un monde qui se meurt et méditation sur les conditions économiques prémodernes. Cette montagne austère, Berger n'y est pas venu en résidence ; mais à dessein, conscient qu'en bon marxiste, le monde rural était jusque-là resté sous ses radars. Ce qui n'était pas tout à fait vrai : avec le photographe Jean Mohr, il avait suivi pendant des semaines un médecin de campagne anglais, pour un livre d'une beauté bouleversante, Un métier idéal (1967)1. Mais quant à cette classe désormais minoritaire – et minorisée, dirait-on aujourd'hui – qui nourrit les autres, il lui a fallu tout en apprendre. Dans la dernière partie, d'abord parue en français sous le titre Flamme et Lilas (1990), c'est fini, on est à la ville et le monde rural n'est plus qu'une ombre. Mais les deux premières, La Cocadrille (1979) et Joue-moi quelque chose (1983), évoquent encore une veillée où les anciens raconteraient aux minots les légendes du village, les adultes échangeraient sur les affaires du jour, tandis que le monde extérieur – les usines, les transports, l'exode et l'État –, autrefois lointain sinon abstrait, commence à pousser très fort.
Berger décrit, pour les avoir vécues, les duretés de la vie à la campagne. Une mise-bas qui se passe mal, un troupeau foudroyé, un champ qu'il faut retourner à la pelle à la recherche d'un tuyau bouché, les accidents mortels et les blessures. La solitude. Le travail harassant et l'ennui de l'hiver qui rend groggy. Et puis les ingéniosités, les écarts, les personnages singuliers que sécrète forcément cette vie sous contrainte.
La ligne directrice des paysans, explique-t-il dans sa préface, c'est la survie. Vouée à la subsistance du reste du monde, la classe paysanne est ligotée à la nécessité de sa propre survie, par-delà les entraves – les impôts, les normes, les injonctions au changement – que lui imposent la ville et les maîtres.
La résistance, oui, mais toujours défaite d'avance par le « progrès ». Tel ce paysan bouilleur de cru qui séquestre les deux inspecteurs venus le taxer. L'un d'eux lui oppose qu'il n'a pas le sens de « la valeur de l'argent ». « La valeur de l'argent ? » De dégoût, il les relâche. Mais la lutte contre le capitalisme sera longue, suggère Berger – et les paysans sont patients.
Par Laurent Perez
1 Éd. de l'Olivier, 2009. Cette méthode d'enquête littéraire, mi-texte mi-photo, a donné lieu à plusieurs livres dont Le Septième homme (1975), sans doute le premier consacré à la condition des travailleurs immigrés en Europe.
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Journalistes, veuillez écrire ce que l’on vous dit
8 marsDans un article publié le 15 décembre 2023 sur le site de l'ONG Public Eye, le journaliste Adrià Budry Carbó nous raconte comment la presse en Suisse est soumise à des lois liberticides qui menacent la possibilité même d'investigation journalistique.
L'article en intégralité est à retrouver sur le site de Public Eye :publiceye.ch, « Journalistes, veuillez écrire ce que l'on vous dit »
J'avoue avoir presque honte de commencer ce texte par un poncif de plumitif, un souvenir de l'école de journalisme. Mais au vu des événements qui se déroulent en ce moment à la Chambre haute1 de notre pays, il est temps de convoquer George Orwell à nouveau : « Le journalisme consiste à imprimer ce que quelqu'un d'autre ne veut pas voir imprimé. Tout le reste n'est que relations publiques. »
Une évidence, me direz-vous ? Pas tant que ça. Vue de Suisse et dans l'œil des lobbyistes de sa place financière, la citation de l'auteur de 1984 (premier du nom) semble désormais témoigner d'une radicalité absolue. À n'en pas douter, s'il avait choisi d'écrire sur les secrets des banques suisses, plutôt que de chroniquer la guerre d'Espagne, le journaliste et écrivain britannique aurait été fiché par les Services de renseignement de la Confédération. Du moins, en cas de publication de données issues d'une fuite bancaire, il risquerait jusqu'à trois ans de prison. […]
[En 2014, la loi est même modifiée] afin d'étendre la « punissabilité » en cas de violation du secret professionnel. En clair : la criminalisation ne concerne plus uniquement l'employé de banque qui transmettrait des données à des tiers, mais le ou la journaliste qui publierait ces informations. La modification passe inaperçue jusqu'en février 2022, quand les journalistes de la cellule enquête de Tamedia doivent renoncer à participer au projet « Suisse Secrets », qui exploite des données sur les clients peu fréquentables de Credit Suisse. Tollé. Après analyse, les avocats du groupe Tamedia (seul membre helvétique du consortium formé autour de2 Organized Crime and Corruption Reporting Project, ONG qui regroupe des journalistes et des centres d'enquêtes qui travaillent sur la corruption et le crime organisé, ndlr.]]) ont estimé que le risque était trop important. Les journalistes contrevenant·e·s risquent jusqu'à trois ans de prison ainsi qu'une peine pécuniaire pouvant atteindre 250 000 francs. La Rapporteuse spéciale de l'ONU sur la liberté d'expression y voit une « criminalisation du journalisme ». Dans la foulée, la Suisse recule au classement mondial de la liberté de la presse.
[Ce qui n'arrête pas le gouvernement, qui] souhaite désormais élargir la discussion à toutes les « données obtenues de manière illicite », afin de déterminer si leur publication doit être punissable. […] Pour les experts en droit des médias cités par le TagesAnzeiger […] l'approbation d'un tel dispositif signifierait la « fin du journalisme d'investigation » en Suisse. En forçant toutes les rédactions à s'assurer qu'aucune des données utilisées n'a été acquise illégalement, la mesure pousserait les journalistes vers l'auto-censure, en évitant certains sujets sous peine d'être personnellement condamnable par la justice. Exit la notion d'intérêt public. Ceci, alors que l'investigation journalistique nourrit fréquemment le travail de la justice. Pour Public Eye, cela signifie concrètement la criminalisation du travail avec les lanceurs d'alerte ; la fin des enquêtes sur les pots-de-vin versés par les négociants en matières premières ou sur les détournements de fonds massifs du clan Kabila au Congo. Désormais, vous êtes priés de publier ce que les multinationales veulent bien vous montrer. Soit exactement le contraire de ce que préconisait George Orwell. Alors, qui a peur de la presse libre ?
Par Adrià Budry Carbó