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Antiterrorisme vs Pays basque
23 février, par Régis ArrietDans le podcast Comment finir une guerre, Myriam Prévost retrace le démantèlement de l'ETA du point de vue de militant·es et fait entendre une version de cette histoire peu connue au nord des Pyrénées.
Le 20 octobre 2011, l'ETA annonçait « la fin définitive de sa lutte armée ». L'organisation Euskadi ta Askatasuna (pour « Pays basque et Liberté », en euskara, la langue basque), classée comme terroriste par l'Union européenne, luttait depuis 1959 pour un État indépendant et socialiste.
Comment finir une guerre, série de podcasts de Myriam Prévost et réalisée par Anna Buy (Arte Radio, 2023), raconte le processus de paix depuis les points de vue d'ancien·nes membres de l'ETA et de militant·es de la société civile basque. Au fil des témoignages, on comprend que si le processus patine pendant plusieurs années, c'est surtout parce que les États espagnols et français rechignent à la tâche.
Clandestinité, négociations qui ne démarrent pas, luttes de la gauche abertzale (« patriote », indépendantiste), législations antiterroristes appliquées à l'ensemble du mouvement, détentions, torture… En 8 épisodes qu'on écoute d'une traite, Comment finir une guerre détaille entre autres l'action rocambolesque et courageuse, de militant·es qui ont débloqué le processus de désarmement, obligeant l'État français à se positionner. Tel le militant abertzale écologiste Txetx Etcheverry s'adressant au gouvernement français : « Nous, de toute façon, on va procéder au démantèlement de l'arsenal de l'organisation ETA. »
Ce documentaire sonore contribue à réparer un silence français qui aurait voulu « qu'on mette le couvercle sur une histoire et qu'il n'en reste plus rien sauf qu'un camp a perdu et donc l'autre a gagné », résume le paysan et artisan de la paix Michel Berhocoirigoin, qui explique ainsi sa démarche : « Les États s'étaient approprié, aussi, le mot paix. […] Et donc je me suis dit “il faut que nous aussi on soit pour la paix en disant : qu'est-ce que c'est la paix ? Comment on la construit ?” »
Par Régis Arriet -
Détournement d’humanité
23 février, par Léna RosadaEn 2019, Amara, Abdul et Abdalla sont arrêtés à Malte. Accusés d'avoir détourné le navire pétrolier El Hiblu 1, ils ont été inculpés en novembre 2023 en vertu de législations antiterroristes. Leur tort ? Anglophones, ils ont simplement accepté de jouer les interprètes avec la centaine de personnes secourues.
Le 26 mars 2019, 108 personnes fuyant la Libye tentent de rejoindre l'Europe à bord d'un canot pneumatique. Alors que l'embarcation commence à se dégonfler, un cargo se porte à leur secours : c'est le navire pétrolier El Hiblu 1. Le capitaine leur assure mettre le cap sur Malte, terre la plus proche. Mais il ne tarde pas à virer vers Tripoli, sous les ordres d'un avion de l'opération militaire européenne Sophia. À la vue de la Libye – terre de torture pour les exilé·es – certain·es menacent de se jeter à la mer et d'autres annoncent qu'ils refuseront de descendre du bateau. Face à ces réactions, le navire repart vers Malte. Le capitaine demande à trois exilés anglophones d'opérer la traduction avec les passagers à majorité francophone1.
Amara Kromah, Abdul Kader et Abdalla Bari ont entre 16 et 19 ans et sont originaires de Guinée et de Côte d'Ivoire. À l'arrivée du bateau dans les eaux maltaises, ils sont emprisonnés pendant près de huit mois, accusés d'avoir activement détourné le navire en menaçant l'équipage, avant d'être libérés sous caution en novembre 2019. Soutenu par de nombreuses ONG et associations qui demandent l'abandon des charges, leur cas est aussi médiatisé à travers les nombreux témoignages des personnes exilées présentes à bord du pétrolier2. Tous affirment qu'il n'y a pas eu de violences, qu'ils n'étaient pas armés et que les adolescents-interprètes sont plus des héros de circonstance que des leaders.
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Dans cette affaire, tout est absurde. Pour de nombreuses organisations de défense des exilé·es, c'est la tentative de les ramener en Libye qui est illégale : la loi maritime internationale impose de déposer les naufragés en « lieu sûr ». Or, des centaines de témoignages, à commencer par ceux des autres exilés à bord d'El Hiblu 1, décrivent l'horreur en Libye : torture, emprisonnement, esclavage, viol… Lors d'une des premières audiences, le procureur en charge du dossier pérore : « Sauf votre respect, cela revient à dire que si mon enfant est malade, j'ai le droit de voler pour le soigner[« El Hiblu 1 : “Age assessment confirmed two of the accused are minors” », Newsbook Malta, 11/04/2019.]. » Même tonalité réprobatrice dans le traitement médiatique international, où s'impose l'idée du piratage, les images de l'interception du navire par l'armée maltaise faisant foi. Cette tendance à associer trajectoires d'exil et terrorisme, un biais idéologique sans fondement, est de plus en plus répandue en Europe (voir-ci dessous).
Les Trois d'El Hiblu vivent ainsi le quotidien de prévenus pour terrorisme. Les mécanismes de la répression pèsent sur leur moral, avec leur cortège de contrôles judiciaires, pointages quotidiens et incertitude quant à leur avenir. « Ils jouent avec nos vies. J'essaie d'être fort mais ça me consume […]. Je ne me sens pas libre », expliquait en 2022 Amara à Amnesty International. À tel point qu'un des Trois, Adbdul Kader, ne pointe plus depuis août dernier. Au regard des peines de prison encourues, on lui souhaite une cavale sans accrocs !
Par Léna Rosada
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En Espagne, user les mobilisations
23 févrierLe 4 décembre dernier, Daniel Amelang et Eduardo Gómez Cuadrado publiaient dans le média indépendant El Salto un article intitulé « Detenciones con ecos del pasado » [Des arrestations qui font écho au passé] dénonçant l'instrumentalisation politique de l'antiterrorisme en Espagne. Extraits.
[L'article est disponible en intégralité en espagnol sur le site de El Salto Detenciones con ecos del pasado ]
[…] En 2013 et 2014, les articles et déclarations institutionnelles associant au terrorisme l'anarchisme et le fait d'être « antisystème » se sont multipliés. On voyait passer des titres alarmistes tels que : « Le terrorisme anarchiste copie Al-Qaïda » (El País, 16 novembre 2013) ou « Cosidó [le directeur général de la police de l'époque] dit que le terrorisme anarchiste s'est implanté en Espagne et qu'il y a un risque d'attentats » (Europa Press, 12 juin 2014). […] Quelques mois après la publication de ces articles, la police a mené les opérations Pandora, Piñata, Pandora 2 et Ice, qui ont abouti à l'arrestation de dizaines d'anarchistes, dont certain·es ont été placé·es en détention provisoire. On découvrira après coup qu'il n'y avait pas la moindre preuve incriminant les personnes arrêtées. Des années plus tard, toutes ces affaires seront classées ou se solderont par des acquittements. Il n'y a eu aucune condamnation. Bien que les accusations de la police se soient dégonflées, les arrestations ont eu un effet démobilisateur. Comme l'indique le rapport annuel [du ministère public sur la criminalité en 2022], « la perte d'initiative de ces groupes violents, due en partie à l'action de la justice, a conduit à ce qu'une grande partie de leur activité se concentre sur ce qu'on appelle la “lutte contre la répression”. La mobilisation en réponse aux procédures judiciaires absorbe la majeure partie des ressources de ces groupes ». Les esprits caustiques pourraient penser que l'objectif de ce type d'opération policière n'est pas tant d'aboutir à la condamnation des personnes impliquées, mais plutôt de démanteler la capacité de protestation et de confrontation de citoyen·es politisé·es. En outre, il y a un effet criminalisant et marginalisant sur ces activistes et leur forme de critique sociale, puisque l'opinion publique a tendance à associer les arrestations policières au fait de commettre des crimes – en dépit du fait que ces crimes ne peuvent pas être prouvés devant un tribunal. Logique : la presse ne fait pas de gros titres sur les classements sans suite… Au vu des précédents de 2014-2015, on pouvait légitimement penser qu'après la criminalisation médiatique de septembre, certains groupes se réclamant d'une forme d'« écologie radicale » pourraient faire l'objet de persécutions policières et judiciaires. Comme le disait Mark Twain, « l'histoire ne se répète pas, mais elle rime ». Cette éventualité a été confirmée le 1er décembre, lorsque la brigade provinciale d'information de la police nationale de Madrid a arrêté certain·es militant·es présumé·es de Futuro Vegetal pour « appartenance à une organisation criminelle ». Nous ne connaissons pas l'affaire au-delà de ce qui est paru dans les médias, mais il est frappant de constater que la mécanique, une fois de plus, est la même : une accusation institutionnelle publique, suivie d'arrestations policières quelques mois plus tard. Des arrestations qui, soit dit en passant, coïncident avec le début du sommet sur le climat à Dubaï (COP28). Il s'agit certainement d'un pur hasard.
Par Daniel Amelang Et Eduardo Gómez Cuadrado -
Gaza : « L’heure de gloire de l’industrie de la défense »
23 février, par Émilien BernardDans un article publié le 17 janvier sur le précieux média d'investigation israélien +972, la journaliste Sophia Goodfriend dépeint une industrie de la défense se frottant les mains des ravages de la guerre. Extraits.
L'article en intégralité est disponivle sut le site de +972 en anglais « Gaza war offers the ultimate marketing tool for Israeli arms companies »
Fin novembre, la start-up israélienne Smartshooter, spécialisée dans les technologies de défense, a publié sur Facebook une photo granuleuse montrant trois soldats israéliens pointant des fusils d'assaut sur un bâtiment en béton dynamité, quelque part dans la bande de Gaza1. Pour légende : « Le SMASH 3000 est maintenant en action avec les forces spéciales israéliennes de Sayeret Maglan, dans des situations de combat rapproché ! » Au cours d'une interview publiée par Ynet un mois plus tard, le PDG de la société, Michal Mor, a expliqué que la guerre d'Israël contre Gaza, qui a tué près de 30 000 Palestiniens, avait stimulé les ventes. « C'est l'heure de gloire de l'industrie de la défense », a déclaré M. Mor.
Cet optimisme quant aux prouesses militaro-technologiques d'Israël est en décalage frappant avec l'échec qu'a vécu l'appareil militaire israélien le 7 octobre. Pendant des années, les dirigeants militaires ont construit leur stratégie sur des prévisions, en promettant que de meilleures armes et technologies de surveillance assureraient, à l'avenir, une plus grande sécurité. Mais aucun des systèmes de l'armée censés être à la pointe de la technologie n'a pu empêcher le Hamas de franchir la clôture de Gaza, ni les massacres qui ont suivi.
Parmi les dirigeants de Tsahal, les horribles violences ont semblé enclencher dans un premier temps une remise en question de la dépendance excessive de l'armée à l'égard des systèmes de haute technologie. Pourtant, il semble que cette prise de conscience n'a pas fait long feu : aucun changement durable du complexe militaro-industriel israélien ne se profile à l'horizon. L'armée israélienne se présente une fois de plus comme une superpuissance technologique, vantant les mérites de l'armement automatisé et de la surveillance informatique « testés au combat » contre la bande de Gaza. Les porte-parole militaires espèrent que ces vieilles formules feront oublier qu'Israël est loin d'avoir atteint ses objectifs déclarés, à savoir l'élimination du Hamas et le retour des otages restants, bien qu'il s'agisse de l'une des campagnes militaires les plus destructrices de l'histoire moderne.
[…] Grâce à la guerre à Gaza, les analystes s'attendent à ce que les ventes globales d'armes en 2024 soient encore plus élevées [qu'en 2023]. Outre les conglomérats multinationaux de l'armement, les investisseurs injectent des fonds dans des start-ups plus petites, dont beaucoup ont leur siège en Israël. Les mitrailleuses automatisées, les cyber-armes secrètes, les drones suicides et les chars d'assaut dotés d'une intelligence artificielle sont présentés comme les nouvelles technologies les plus lucratives de la Silicon Valley. Parmi les entreprises israéliennes qui ont affiché les rendements boursiers les plus élevés à la fin de l'année 2023, on trouve des start-ups qui commercialisent des armes de pointe déployées par l'armée à Gaza. Après tout, la technologie militaire est l'une des rares industries qui prospère en période d'instabilité géopolitique.
Par Sophia Goodfriend -
Un clandestin libertaire sous Franco
16 février, par Bruno Le DantecDiego Camacho, alias Abel Paz, fut militant anarchiste et historien autodidacte de la révolution espagnole. Dans Au pied du mur, il raconte la clandestinité et les prisons de la dictature franquiste. À la fois personnel et collectif, son récit témoigne d'une époque où la population gardait, malgré la répression et la censure, le vif souvenir d'une formidable tentative d'émancipation.
Diego avait quinze ans quand, le 18 juillet 1936, éclate la guerre civile espagnole. Grandi dans un quartier populaire de Barcelone, il est affilié aux jeunesses libertaires et monte au front avec les milices anarchistes pour combattre les troupes du général Franco. Il participe à ce qui devient une révolution sociale, est témoin de la mise au pas des milices par le gouvernement républicain, puis se mêle à la retirada vers la frontière et les camps français. Au pied du mur1 raconte le retour en Espagne du jeune Diego, où il participe à la résistance populaire sous la chape de plomb nationale-catholique, avant de vivre plusieurs années d'incarcération dans les geôles franquistes.
L'ambiance de l'époque est dépeinte de façon saisissante, comme lorsqu'un convoi de prisonniers traversant l'Aragon se voit escorté par une « ribambelle d'enfants. Parmi eux, une fillette blonde qui ne devait pas avoir plus de sept ans et qui courait devant nous. Elle lorgnait les gardes civils et, quand ils ne la voyaient pas, elle levait le poing ». En gare de Logroño, ce même convoi reçoit des tranches de pain que des femmes glissent entre les lattes des wagons à bestiaux, avant que les gardes ne les dispersent en les traitant de « putes communistes ».
On regrette que le traducteur n'ait pas pris la liberté d'ajouter quelques mots au sous-titre afin d'éviter que seuls les connaisseurs se portent vers ce bel ouvrage. Zéro langue de bois : le récit est à la fois pratique et lucide et l'expérience prime sur la théorie, qui ne fait qu'étayer et prendre date. La vivacité des solidarités s'oppose aux brutalités pénitentiaires, à la torture, aux tribunaux militaires, aux « promenades » nocturnes qui riment avec exécution sommaire. Diego échappe de justesse à l'une d'elles : « Nous nous sommes mis en marche, foulant les hautes herbes. Je sentais l'humidité sur mes jambes. C'était un tableau infernal. Bâillonné, poussé vers l'avant, je ne pouvais voir le visage de mes assassins. La lune, pleine, resplendissait dans le ciel, elle me parut énorme. Tout en marchant, je tournai mon regard vers [elle]. J'attendais à chaque instant un tir dans la nuque. » L'ingéniosité des libertaires permet de monter des imprimeries, des caisses de solidarité ou d'inventer des modes de lutte musclés. Ainsi, une caisse de bière tombe de deux étages juste à côté du directeur de l'usine. Celui-ci applique illico la revendication : doubler un poste afin de permettre aux ouvriers d'aller pisser. Autre fait peu connu et d'une autre ampleur : la grève générale du 1er Mai 1947 à Bilbao, censée mettre le feu aux poudres dans toute la péninsule.
Abel Paz manie volontiers l'humour contre ses bourreaux, ou l'ironie contre les rigides staliniens enchristés dans les mêmes quartiers pénitentiaires. « Au début, ils avaient posé quelques problèmes de cohabitation, tentant d'imposer leur loi et ressuscitant les tensions avec le POUM2, comme à l'époque de la guerre. Mais leur attitude étant ridicule, ils avaient rapidement dû faire marche arrière. » Paz a une théorie : si la propagande les englobe tous dans le terme générique de « rouges », c'est que Franco a choisi l'ennemi qui lui convient, aussi autoritaire que lui, et qui participera à la transition légitimiste du dauphin Juan-Carlos Ier en 1975. Mais de leur côté, les anarchistes sont divisés. Ceux qui furent ministres du front républicain participent au gouvernement en exil de Toulouse et se compromettent dans des négociations avec les monarchistes, pendant que la base militante œuvre à reconstruire un syndicalisme révolutionnaire. Jusqu'à la désillusion de 1945, quand Franco survit à la débâcle d'Hitler et Mussolini. « Le cas espagnol n'entrait pas dans les calculs de Staline, Churchill ou Truman. » Leçon encore valide aujourd'hui : les systèmes de domination préfèrent le fascisme à tout projet d'émancipation sociale.
Clandestinité, prison, congrès de l'Association internationale des travailleurs… Paz s'active et observe. Il voit bien que l'idée libertaire est sur le point d'être marginalisée. Mais son livre porte haut les sentiments qui la perpétuent. Lors d'un Noël en prison, où l'on partage du vin de contrebande, l'optimisme rousseauiste des anars ressurgit : « L'air transpirait la joie de vivre, ce trésor inépuisable du pauvre que la bourgeoisie ne pourra jamais faire sien, malgré tous les efforts qu'elle déploie pour se l'approprier. La joie est comme le soleil, la lune, les saisons. Le capitaliste et l'État peuvent toujours chercher des recettes pour changer le cours des choses, ils n'y parviendront pas. »
Par Bruno Le Dantec
1 Au pied du mur – Mémoires 1942-1954 est traduit et publié pour la première fois en France chez les éditions Rue des cascades (2023), fondées par le regretté Marc Tomsin.