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De l’art et des cochons
22 novembre, par Orianne Hidalgo-Laurier — Caroline Sury, Le dossier
Au pays de l'exception culturelle, les politiques publiques sabordent le budget de la culture, ouvrant un boulevard aux fortunes privées et à l'extrême droite pour faire de l'entrisme. Dans ce secteur, l'union des droites est déjà consommée. En Provence-Alpes-Côte-d'Azur, la « Trajectoire Valeurs » de Renaud Muselier déclare la guerre au « wokisme ».
« Il était temps de mettre un coup d'arrêt aux dérives communautaires du maire de Marseille […] Nous avons, nous aussi, nos traditions et nos racines chrétiennes. Il était temps de les faire respecter. » Face à la caméra de CNews, Stéphane Ravier, sénateur (ex-RN et Reconquête) des Bouches-du-Rhône, exulte : le docu-fiction prosélyte Sacré Cœur, promu par les chaînes du groupe Bolloré, sera projeté au château de la Buzine, à Marseille. La municipalité, qui s'était opposée à sa diffusion au nom du principe de laïcité et au grand dam de la droite locale, y a été contrainte le 25 octobre dernier par le tribunal administratif. Pourtant, c'est au nom de cette même laïcité que le président de Région, Renaud Muselier (Renaissance, ex-LR), avait fait voter en catimini la charte « Trajectoire Valeurs » en avril dernier, comprenant le « renforcement du contrôle des subventions régionales dans les domaines du sport et de la culture, pour prévenir toute dérive séparatiste ou atteinte à la laïcité ».
Partout en France, les fanges réactionnaires instrumentalisent les droits de l'homme et du citoyen pour mener leur guérilla culturelle et idéologiqueInspirée par une motion du RN, celle-ci se résume ainsi : « Vision, Autorité, Liberté, Europe, Respect, Souveraineté ». Des mots clefs qui ne sont pas sans rappeler ceux derrière le projet Périclès du milliardaire ultra-conservateur Pierre-Edouard Stérin : Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes.
Sous ses airs de comédie de boulevard, l'anecdote n'est pas un cas isolé. Partout en France, les fanges réactionnaires instrumentalisent les droits de l'homme et du citoyen pour mener leur guérilla culturelle et idéologique. En mai dernier, c'est Laurent Wauquiez (LR) qui suspend toutes les aides de sa région à l'Université Lyon 2 sous prétexte de « dérives islamo-gauchistes » et arrose dans le même temps de 450 000 euros le spectacle à la gloire du roman national Raconte-moi la France. L'année précédente, c'est le coup d'éclat de la collectionneuse Sandra Hegedüs qui démissionne du conseil d'administration de l'association des Amis du Palais de Tokyo, fustigeant le « wokisme pro-palestinien » du centre d'art. Des attaques auxquelles s'ajoutent nombre de concerts et spectacles annulés sous pression de groupes identitaires et catholiques. Ceux-ci vont même jusqu'à cyberharceler les artistes racisé·es comme Rébecca Chaillon ou, à l'instar du groupuscule Sword of Salomon (« l'Épée de Salomon »), menacer de mort un artiste gazaoui accueilli à l'école supérieure des Beaux-arts d'Aix-en-Provence, dans le cadre du Programme national d'accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil, sans que cela n'émeuve les pouvoirs publics. Au pays de l'exception culturelle, les politiques dézinguent le budget de la culture – celui de la région PACA a baissé de 7,7 % par rapport à 2024 –, tandis que l'empire médiatico-éditorial de Bolloré se charge de donner une légitimité intellectuelle aux thèses du grand remplacement et de la déculturation.
Chasse aux sorcièresFace à la violence brute des réseaux de l'extrême droite, une simple charte « républicaine » paraît inoffensive. D'ailleurs, Trajectoire Valeurs aurait provoqué peu de remous si elle n'avait pas servi à cibler d'emblée l'école Kourtrajmé de Marseille en mettant fin à la subvention régionale de 75 000 euros.
Nombre d'intermittent·es isolé·es se sont vu·es renvoyer ou refuser leurs demandes de subvention car les dossiers étaient écrits en écriture inclusiveDepuis 2018, à l'initiative du réalisateur primé Ladj Ly, l'association offre des formations aux métiers du cinéma à destination d'un public éloigné du sérail, dans un but d'insertion sociale et de lutte contre les inégalités. « On a reçu un communiqué de presse qui disait qu'on était wokistes et islamistes », témoigne Marie Antonelle Joubert au micro des « Pieds sur Terre » sur France Culture. La directrice de l'école marseillaise apprend la décision suite à une séance du conseil régional qui « a commencé avec un hommage à Jean-Marie Le Pen ». Elle n'a jamais obtenu de rendez-vous avec Renaud Muselier.
Kourtrajmé n'est qu'un arbre qui cache la forêt. Nombre d'intermittent·es isolé·es se sont, comme elle, vu·es renvoyer ou refuser leurs demandes de subvention car les dossiers étaient écrits en écriture inclusive – interdite par la charte Trajectoire Valeurs – indice d'un dangereux « islamogauchisme ». Les demandes d'aides d'autres collectifs comme Les Têtes de l'art ont tout simplement été écartées : leur site internet était en inclusif. « Sur le fond, votre plan “Valeurs” est un marqueur politique, dicté par le Rassemblement national, et ne répond pas aux véritables défis de la langue française, comme l'appauvrissement du vocabulaire ou la polarisation de la pensée, réagit le directeur Sam Khebizi dans une vidéo publiée sur leur site. Cette décision pénalise non seulement notre association, mais aussi les centaines d'artistes et d'opérateurs culturels que nous accompagnons […] En validant la démarche du Rassemblement national, vous prenez le risque de fragiliser l'ensemble du tissu associatif et de rompre la confiance avec les partenaires engagés à vos côtés. »
OPA idéologiqueLe chantage idéologique aux aides publiques pousse les acteur·ices du secteur culturel dans les griffes du privé. Kourtrajmé prévoit de se tourner vers Netflix. Les intermittent·es courent derrière les cachets et vont aux plus offrants. En PACA, c'est Rocher Mistral qui recrute à tour de bras. Ce parc à thème, construit sur le modèle du Puy du Fou du royaliste Philippe de Villiers, promeut la « Provence éternelle » (sic). Là-bas, « la Bible est plus importante que le code du travail », de l'aveu d'un ancien employé.
Le spectacle historique est désormais la chasse gardée de l'extrême droiteEt, bien que sous le coup de multiples procès, il reste applaudi et soutenu à hauteur de sept millions d'euros par la Région : dans le plus vieux château provençal, des spectacles contre-révolutionnaires rendent gloire à l'aristocratie blanche et catholique menacée par des hordes de péquenots incendiaires ou encore un éloge son et lumière à l'empereur Napoléon. Son propriétaire, Vianney d'Alençon, est par ailleurs à l'initiative du rachat de l'École supérieure de journalisme de Paris, aux côtés de Bolloré, Arnault, Saadé et Dassault, dont il est sacré directeur. Le spectacle historique est désormais la chasse gardée de l'extrême droite. Et pour cause, le directeur du château de Chambord vient d'annuler la création de l'historien Patrick Boucheron et du metteur en scène Mohamed El Khatib autour « des Renaissances » arguant ne pas vouloir être « l'otage d'un discours militant » – gauchiste donc.
La résistance s'organiseContrairement aux institutions culturelles, des syndicats et collectifs d'artistes ont dénoncé la purge aux accents trumpistes de la Région à l'ouverture du Printemps de l'Art Contemporain à Marseille. « Le directeur du Réseau PAC nous avait invités à venir lire un texte sur les coupes budgétaires. Le plan Trajectoire Valeurs était tombé juste avant, donc il fallait qu'on en parle, retrace l'artiste Emmanuel Simon, membre du Syndicat des Travailleur·euses Artistes Auteur·ices (STAA CNT-SO). Le directeur de la culture à la Région était là. Il y a eu des prises de paroles de la Mairie, de la DRAC, etc. Dans l'expo, il y avait une vidéo de Trump. Tout le monde s'enorgueillissait “Trump met des murs, nous on construit des ponts”. On a modifié au dernier moment notre texte, en disant que les élus pouvaient bien faire des blagues, ils faisaient la même chose que Trump. Le mec de la Région a fait son caca nerveux en direct. Il s'est retourné vers le directeur hyper énervé, en disant qu'il était pris au piège. Ça a été une première réaction, après on a lancé une tribune. » Ces collectifs ont bien compris que le nerf de la guerre reste économique. Appuyés par la commission culture du PCF à l'Assemblée et au Sénat, ceux-ci militent pour « la continuité de leurs revenus »1. « Une autre piste émerge, conclut Emmanuel Simon, une sécurité sociale de la culture, portée par Réseau salariat. Il s'agit de créer des enclaves communistes dans la société capitaliste pour ne plus dépendre des financements étatiques et privés – soit l'extrême droite. C'est utiliser démocratiquement la valeur de notre travail. » Autrement dit, la mutualisation : un véritable horizon politique qui a déjà fait ses preuves. Pour l'heure, la Région n'a pas répondu à nos sollicitations. Renaud Muselier s'est contenté d'avouer, dans la presse locale, « être allé trop loin » sur l'écriture inclusive et préfère désormaiscirconscrire cette interdiction aux documents adressés à la collectivité.
Orianne Hidalgo-Laurier
1 Lire « Tribune : pour une continuité de revenus des artistes auteur·ices », sur le site du Syndicat des travallieur·euses artistes-auteur·ices CNT-SO (16/03/2024).
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Abandon du 49.3 : merci patron !
21 novembre, par Léo MichelLa macronie, ou du moins ce qu'il en reste, nous avait promis un budget « du dialogue ». Le 49.3 ? Mis au placard, juré craché, foi de Lecornu. Mais pourquoi s'en servir et risquer la censure quand on dispose d'un arsenal juridique complet pour neutraliser le Parlement ?
Évitant de justesse la censure grâce au soutien de députés qui ne partagent avec le socialisme qu'un substantif, Lecornu promettait lors de sa déclaration de politique générale du 14 octobre de renoncer à l'utilisation de l'article 49.3 de la Constitution pour faire adopter le budget de l'État. En laissant l'Assemblée nationale et le Sénat débattre des recettes et des dépenses publiques pour l'année 2026, la macronie agonisante s'évite un nouveau risque de censure et s'offre un ripolinage démocratique à moindre frais. Après avoir malmené les institutions de la démocratie bourgeoise, elle assure « changer de méthode » dixit son Premier ministre. En réalité, l'exécutif a simplement changé d'outil. Même logique, autre tournevis.
D'abord, la LOLF, la fameuse Loi organique relative aux lois de finances. Son acronyme fleure bon le sigle de comptable heureux, mais son effet tient plus de la camisole que du tableur. Elle range les dépenses en missions et programmes soigneusement verrouillés, plafonnés. Le Parlement peut y toucher, certes – à condition de ne pas toucher aux murs porteurs. En d'autres termes, il peut décider de supprimer des dépenses ou de redéployer de l'argent d'une politique publique vers une autre mais seulement si elles sont dans le même bloc. Interdit de supprimer trois canons Caesar pour financer l'éducation. Envie de plus de moyens pour l'école primaire ? Il faudra rogner sur le secondaire.
Ensuite, l'inusable article 40 de la Constitution, le cadenas en or massif de la Ve République. Il interdit à tout député ou sénateur de faire passer un amendement ou une proposition qui augmenterait la dépense publique, même d'un ticket de métro. Vous pouvez toujours inventer des recettes : taxe « trucmuche », impôt plus progressif, contribution de justice ou redevance sur les yachts de luxe – rien n'y fera. Pourquoi ? Parce que le gouvernement garde la main sur le montant des dépenses publiques et sur leur répartition. Résultat : le débat parlementaire sur les dépenses devient un exercice d'équilibrisme dans une cage à chiffres.
Coquetterie institutionnelleEt surtout, ultime carte dans la manche du gouvernement : l'article 47 de la Constitution. Soixante-dix jours, pas un de plus : passé ce délai, que les élus ne soient pas parvenus à voter un budget pour l'année à venir, et hop ! le gouvernement boucle tout par ordonnance. Sans vote, sans honte, sans Parlement. Et dans une Assemblée sans majorité claire, l'affaire est probable. Pour Macron c'est l'opportunité de se replacer en garant de la « stabilité des institutions ». Depuis sa création en 1958, l'article 47 n'avait jamais été utilisé, les gouvernements disposant jusqu'alors d'une majorité à l'Assemblée nationale, ou à tout le moins d'assez de députés pour éviter une censure en cas de 49.3. Si la macronie se passe de ce dernier, ce n'est pas par vertu, c'est qu'elle a trouvé plus sournois encore.
Léo Michel -
L’école-usine
15 novembre, par Loïc — Mona Lobert, Échec scolaireLoïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
Dernière semaine avant les vacances. La timide ambiance révolutionnaire du mois de septembre est retombée comme un soufflet. Aux dernières semaines d'été, entrecoupées par les grèves, se succèdent les longues journées d'automne, à regarder tomber les feuilles depuis la salle de classe. Sur les chaises, dès le matin, certains gigotent, pressés que la Toussaint arrive. D'autres n'attendent même plus cinq minutes pour écraser leur tête sur la table et récupérer les heures de sommeil manquantes. « Vous savez que je dors pas vraiment monsieur ! J'écoute en dormant, j'enregistre mieux ! » ironise l'un d'eux. Je n'ai plus l'énergie de la rentrée pour les réveiller, moi aussi je comate. « En vrai monsieur cette dernière semaine elle passe lentemeeeeennt », geint un élève.
Alors que le temps s'étire pour tout le monde, je décide qu'on étudie un ouvrage à propos. Dans son roman À la ligne (La Table Ronde, 2019), Joseph Pontus raconte, sous forme de versets, son expérience d'ouvrier intérimaire dans une usine où il dépote des crevettes. Il y écrit « l'usine est/plus qu'autre chose/un rapport au temps/qui ne passe/qui ne passe pas/Éviter de trop regarder l'horloge/rien ne change des journées précédentes ». Un des élèves endormis entre-ouvre l'œil « Monsieur, c'est pareil qu'en classe, l'usine ! et pointe l'horloge au-dessus du tableau, Faut pas trop la regarder ! » Les autres acquiescent : « Monsieur l'ennui c'est horrible, ya pas pire, je pense qu'à rentrer chez moi toute la journée », confie un autre que je vois souvent le regard dans le vide, comme anesthésié.
La lecture continue : « Tu rentres/Tu zones/Tu comates/Tu penses déjà à l'heure qu'il faudra mettre sur ton réveil/Peu importe l'heure/Il sera toujours trop tôt ». Ici, comme à l'usine, l'ennui et la fatigue n'empêchent pas l'anxiété. « Ça fait flipper, même quand on est chez nous l'école est dans notre tête, même pendant notre temps libre », analyse le même élève le regard grave. Et la séance prend les airs d'une thérapie collective : « C'est vrai ! Et du coup ça génère du stress, t'y penses tout le temps ! » renchérit un autre. J'en profite pour rappeler que c'est pareil pour les profs : « Même si on passe moins de temps que vous en classe, on stresse aussi, et je me lâche, Moi aussi j'en peux plus de ces salles toutes blanches ! » Plus personne ne dort. La discussion glisse du manque de compréhension des parents aux dénigrements et aux pressions de certains profs, pour retomber sur l'usine où ils vont parfois faire des stages : « C'est comme l'école mais en pire, soit le travail est répétitif et ça rend fou, soit il est dur physiquement et ça fait mal, soit carrément le patron t'en donne pas et t'attends dans un coin ! » Quand on est prof, on minimise souvent les pressions qu'on fait porter sur les élèves et on n'écoute que trop peu les souffrances qu'ils vivent. C'est pourtant l'âge où apparaissent souvent les premiers signes de mal-être. Selon une étude de Santé publique France datant de 2022, 25 % des lycéens déclarent avoir eu des pensées suicidaires dans la dernière année. L'école-usine n'y serait-elle pour rien ?
Loïc -
Serbie : hooligans, criminels et police main dans la main
15 novembre, par Eliott Dognon — Théo Bedard
Depuis son accession au pouvoir, le président serbe Aleksandar Vučić joue les gros bras en intégrant des hooligans et des criminels dans son système répressif. Mais depuis un an les Serbes n'ont plus peur et occupent la rue. Son système mafieux perd pied !
Le 1er novembre, les Serbes ont commémoré le premier anniversaire de l'effondrement du auvent de la gare de Novi Sad qui a fait 16 morts. Depuis ce drame, un mouvement de protestation inédit fait rage. Étudiant·es et citoyen·nes de toute la Serbie s'organisent horizontalement au sein de plénums et de zborovi – sorte d'assemblées populaires qui fonctionnent comme les plénums1. Iels occupent ensemble la rue pour réclamer justice, la fin de la corruption, la dissolution du Parlement et le départ du président Aleksandar Vučić.
« Jamais durant l'histoire moderne de notre pays, nous avions eu 5, 10, 15 manifestations le même jour »Comme tout dirigeant autoritaire qui se respecte, ce dernier répond à la colère par la matraque. Rien de surprenant : « D'après les sondages, le pouvoir a compris qu'il perdrait si de nouvelles élections parlementaires avaient lieu, et que ce serait la fin d'un système bâti pendant dix ans sur la relation entre l'administration publique, des influences privées, des flux financiers et la violation systématique des lois. Pour l'éviter, le pouvoir recourt à des moyens de plus en plus violents pour gagner du temps et espère de nouvelles circonstances plus favorables » souligne Milan Igrutinović, chercheur associé à l'Institut des études européennes de Belgrade dans le média indépendant Mašina2. Pour ce faire, Vučić n'hésite pas à utiliser des hooligans et ses connexions mafieuses.
Vrai poulet aime faux poulet« Jamais durant l'histoire moderne de notre pays, nous avions eu 5, 10, 15 manifestations le même jour. Il n'y a simplement pas assez d'agents. Donc le pouvoir a appelé en renfort n'importe qui d'un peu violent avec un passé criminel », analyse Anastasija* étudiante à l'université de Belgrade. Et naturellement beaucoup d'agents sont devenus impossibles à identifier à cause de la généralisation illégale du port de masques, casques ainsi que de la disparition des numéros d'identification pourtant obligatoire. Du coup, « plusieurs hooligans et criminels se procurent des uniformes et prétendent faire la police », explique Dinko Gruhonjić, journaliste et chercheur basé à Novi Sad, fréquemment harcelé par le pouvoir et ses soutiens pour ses positions antinationalistes.
En août dernier, lors d'affrontements dans différentes communes serbes comme Vrbas, Bačka Palanka ou Novi Sad, de nombreux médias et organisations de défense des droits de l'homme témoignent d'affrontements violents entre des manifestant·es et des groupes cagoulés, armés d'objets contondants. Ces derniers étaient ostensiblement défendus par un cordon de bleus. Le média radio Slobodna Evropa (d'obédience américaine) en a ainsi identifié cinq : un ancien membre du Parti progressiste serbe (SNS) au pouvoir condamné pour trafic d'armes, un hooligan condamné pour le meurtre d'un policier en passant par un gestionnaire de business opaques et un ultranationaliste prorusse.
« Plusieurs hooligans et criminels se procurent des uniformes et prétendent faire la police »Parmi eux il y a surtout Đorđe Prelić condamné à 35 ans de prison, réduit à 10 ans, après une cavale de 4 ans pour le meurtre du supporter de foot toulousain Brice Taton en 2009. Depuis sa sortie de prison sous condition en 2021, sa présence est régulièrement remarquée lors d'événements en soutien au SNS. Le 13 août dernier, il a été aperçu bien en vue à Ćacilend3, un campement proche du parlement serbe à Belgrade censé rassembler les soutiens du président. Ce dernier y faisait une brève apparition, aux côtés de son frère, Andrej Vučić, fréquemment accusé de fricoter avec le crime organisé (notamment avec Zvonko Veselinović, un criminel bien connu au nord du Kosovo).
Rien de nouveau à l'horizonL'usage de hooligans et de criminels pour faire les basses besognes de l'État serbe n'a rien de nouveau. Dans les années 1990, le président Slobodan Milošević avait confié au criminel Željko Ražnatović, alias Arkan, le soin de recruter dans les tribunes les soldats qui fonderaient la « Garde des volontaires serbes » pour faire du nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine et en Croatie. Et Vučić sait d'où il vient ! Avant de devenir le ministre de l'information de Milošević en 1998, il a fait ses armes dans le Parti radical serbe (SRS), ultranationaliste et dirigé par le criminel Vojislav Šešelj. Milošević s'était notamment servi de ce parti pour faire peur à l'Ouest, montrer qu'il était le plus à même de gouverner et cacher ses propres projets nationalistes. « Durant les guerres de Yougoslavie, le SRS était sous perfusion de l'État et organisait certains groupes paramilitaires plein de voleurs et de criminels de guerre. Le parti a gardé des liens forts avec les milieux criminels », explique Dinko Gruhonjić.
En 2017, lors de investiture présidentielle d'Aleksandar Vučić, des hooligans aux connexions mafieuses du Partizan, un grand club de Belgrade, avaient agressé des opposant·es et des journalistesIl faut ajouter, que le président serbe n'a jamais caché son passé de fan de l'Étoile rouge de Belgrade. Il fréquentait même les Delije (les Braves), le principal groupe de supporters du club, fer de lance du nationalisme dans les années 1990 dans lequel Arkan a recruté le principal contingent d'hommes pour son groupe paramilitaire.
Aleksandar Vučić n'a pas attendu le mouvement de contestation démarré fin 2024 pour mettre ses connexions à profit, quitte à changer d'allégeance footballistique. Lors de son investiture présidentielle en 2017, des hooligans aux connexions mafieuses du Partizan, l'autre grand club de Belgrade, agressent des opposant·es et des journalistes. Plusieurs médias et organismes de lutte contre la corruption identifient alors plusieurs personnes liées au pouvoir. En 2021, le pouvoir tremble ! Le leader des Janjičari ou Principi (groupe de supporters du Partizan), Veljko Belivuk, est arrêté après une enquête internationale4. Avec d'autres membres, il est accusé de sept meurtres, de kidnappings, de torture, de trafic de drogues et de possession illégale d'armes. Vexé d'être mis au placard alors qu'il se pensait intouchable, « Velja le problème » balance lors de son procès en 2022 : « Avec Aleksandar Stanković [l'ancien leader des Janjičari, ndlr], j'ai dirigé un groupe qui servait les besoins de l'État jusqu'à son assassinat [en 2016, ndlr], après quoi j'ai continué à le faire. »
« Vučić place aux postes importants uniquement des gens qui lui sont loyaux »L'intimidation d'opposant·es politiques et la sécurité étaient son rayon. Il déclare même avoir rencontré Aleksandar Vučić en personne à plusieurs reprises. Le pouvoir nie, mais comment faire semblant quand des messages déchiffrés par l'agence européenne de police criminelle Europol prouvent une relation amicale entre Belivuk et Danilo Vučić, le fils du président. Une affaire de famille finalement !
Face à l'affaiblissement du pouvoir et donc du crime organisé, les criminels et les hooligans s'intègrent très bien au système répressif serbe car Vučić « place aux postes importants uniquement des gens qui lui sont loyaux », rappelle Dinko Gruhonjić. Ils complètent ainsi la surveillance algorithmique, l'usage illégal de canon à son, la pression psychologique, le public shaming, les détentions arbitraires... Mais aujourd'hui, les Serbes ne se laissent plus faire ! « Chacun a sa manière de lutter, certains le font légalement devant la justice, d'autres préfèrent descendre dans la rue et combattre de front en arrachant notamment les gazeuses et les boucliers des flics », explique Anastasija. Les questions qui se posent désormais concernent l'après Vučić. Et les étudiant·es « jouent les arbitres dans la constitution de listes électorales citoyennes pour de potentielles prochaines élections législatives. » précise Dinko Gruhonjić. Ces dernier·es trient les candidat·es en prenant soin d'avoir uniquement des personnes de la société civile pour garder l'indépendance de leur mouvement non partisan. Iels excluent ainsi toutes les figures des partis d'opposition jugés co-responsables de la faillite de ce système. « Ce pays et cette société sont en ruines mais les étudiants donnent de l'espoir et nous montrent que nous sommes des gens normaux qui méritent de vivre des vies normales. Ceci est un prérequis pour penser la suite », conclut le journaliste.
Eliott Dognon
1 Voir « Balkans : Tout le pouvoir aux plénums ! », Lundi matin (21/03/2025).
2 Lire « No, This Is Not a Civil War In Serbia », Mašina (20/08/2025).
3 « Ćaci » est le sobriquet donné aux soutiens d'Aleksandar Vučić par les manifestant·es, Ćacilend est donc une moquerie qui peut être traduite par « le parc d'attractions des supporteurs de Vučić ».
4 Les janissaires étaient les esclaves de confession chrétienne qui formaient l'élite de l'infanterie de l'Empire ottoman. En 2018, le groupe change de nom pour Principi qui fait référence à Gavrilo Princip, assassin de l'archiduc François Ferdinand en 1914, qui est devenu un symbole du nationalisme serbe.
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Recueil des peines Mirabeau
15 novembre, par Laëtitia Giraud — Gwen TomahawkAu nord de Marseille, dans la commune des Pennes-Mirabeau, un projet de data center affole les riverain·es. Une enquête publique collecte les contributions en ligne jusqu'au 22 décembre. L'occasion de comprendre avec quels mots la contestation sociale se révèle sur la plateforme.
Vous en redemandez ? Voilà qu'un nouveau projet d'installation de data center vient s'ajouter à la douzaine des gigantesques boîtes à machines qui ronronnent déjà à Marseille. Pour une fois, l'aventure est tentée au-dehors du port de la ville qui a accueilli la plupart des derniers chantiers. La société japonaise Telehouse, aux manettes, a jeté son dévolu sur une parcelle de six hectares qui longe l'autoroute A7, proche du quartier des Pallières aux Pennes-Mirabeau. Les habitant·es, quant à elleux, ont seulement été informé·es « dix ou quinze jours avant le début de l'enquête publique, via un article de La Provence début septembre », explique Jean Reynaud de l'association Bien vivre aux Pennes-Mirabeau (BVPM), avant de souffler : « Les conseillers municipaux de l'opposition n'étaient même pas au courant. » La raison se trouve peut-être dans la crainte de s'attirer les foudres des riverain·es, « car pour qu'un data center puisse s'implanter quelque part, il faut non seulement des réseaux électriques et de communication importants, de l'eau et du foncier abordable, mais aussi un risque de contestation citoyenne réduit »1.
« C'est sans illusion que j'écris ces quelques lignes »Passage obligatoire avant de valider la construction, une enquête publique a été lancée en ligne le 22 septembre, afin de récolter les observations citoyennes sur le projet2. Comme d'habitude, lorsqu'il s'agit d'infrastructures de ce type, les « consultations » composent un recueil de critiques souvent bien étoffé, mais tout aussi souvent ignoré. Alors, pourquoi s'y intéresser ? Parce qu'elles ont au moins le mérite de rendre visible la parole des concerné·es. Et de révéler autant de façons d'exprimer son ras-le-bol.
Les « pas content·es »Il y a d'abord les personnes qui n'y vont pas par quatre chemins. Un·e anonyme écrit ainsi : « C'est intolérable ! Marre des data centers et de l'intelligence artificielle qui détruisent les espaces naturels et agricoles, qui suppriment massivement les emplois et qui ne servent à rien sauf à nous pourrir la vie. » Sur le même ton, on trouve des avis tranchés en version poétique : « Esthétiquement ce bâtiment est une BOUSE, au secours », ou biblique : « Il ne faudrait pas en rajouter sous peine de voir les populations migrer vers d'autres cieux. » Dans cet idéal type des « pas content·es », il est aussi possible de lire, à contre-courant des pourfendeur·euses de la tech, des diatribes soutenant corps et âme le projet. Christophe, par exemple, critique les « oppositions de pacotille » et encourage plutôt à « laisse [r] la France redorer son blouson [sic] comme nouvel eldorado techno sans faire tout ce chichi sur des investissements ».
Les bon·nes élèvesUne autre stratégie consiste à relever très rigoureusement les manquements du projet vis-à-vis des obligations environnementales ou des documents réglementaires du territoire. Christine a consulté une lettre du maire des Pennes-Mirabeau qui tente de montrer en quoi l'installation du data center répond aux conditions détaillées dans le Plan local d'urbanisme intercommunal (PLUi). Elle expose ensuite dans un document de neuf pages et « point par point » pourquoi « les affirmations développées dans ce courrier ne sont pas recevables ». Avant de conclure, laconiquement, que « le permis de construire sollicité par la société Telehouse ne peut lui être délivré en l'état ».
Celleux qui doutentEnfin, on trouve une litanie de réserves poliment formulées, s'enquérant : « Quel prix pour notre petit coin de campagne où il fait bon vivre ? » D'autres, moins polies, remettent en question l'enquête publique et s'approchent, peut-être, de la vérité : « C'est sans illusion que j'écris ces quelques lignes, persuadée que tout est déjà acté et que cette consultation n'est qu'une mascarade ! »
Sous son noble habit de démocratie participative, l'enquête publique risque une nouvelle fois de trahir ses promesses. Et les Pennes-Mirabeau de voir surgir, entre « l'église, le moulin et l'usine Coca-Cola », un nouveau monstre. Alors, Monsieur le commissaire-enquêteur, qu'en dira-t-on ?
Laëtitia Giraud





