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Rap complotiste, rap révolté ?
21 juin, par Étienne Jallot — Pirikk, Le dossierDans le rap, l'univers conspi ne date pas d'hier. Certains s'attellent à le combattre, phrase par phrase, persuadés qu'il mène à l'extrême droite. Mais n'est-ce pas aussi, dans ses aspects les moins délirants et les plus « anti-système », l'expression artistique d'une révolte ?
« Les Illuminatis veulent mon esprit, mon âme et mon corps/Les sociétés secrètes gardent toujours un œil sur moi » rappait déjà Prodigy, du groupe Mopp Deep, dans son morceau « Illimunati » en 1995. Autre exemple, Rockin' Squat, rappeur du groupe Assassin, qui sort en 2007 un son intitulé « Illuminazi 666 ». Plus récemment, Booba assurait que le vaccin contre le Covid était un « génocide planétaire » et Maître Gims que les Égyptiens antiques avaient inventé l'électricité ! Moins marrant, Freeze Corleone se la joue, depuis quelques années, conspi-nazi et antisémite, avec des punchlines franchement abjectes du style « J'arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 ». Signes d'un danger de fascisation imminent ? Inquiets, les libéraux-laïcards veillent au grain, tel Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch1. Sur son site, des articles décortiquent régulièrement les paroles complotistes de certains rappeurs. L'un deux s'attaque à la rappeuse marseillaise Keny Arkana, sa vision occulte du pouvoir, sa rhétorique antivax, mais aussi sa critique des médias ou de l'armement – « Des petites bombes par-ci par-là, ça relance l'économie pour reconstruire, les investisseurs sont déjà là ». Interviewé chez ses amis du Point, Reichstadt dénonce le danger des théories conspis : « Elles encouragent la désaffection à l'égard de la démocratie, qu'elles envisagent comme une imposture sous prétexte qu'elle n'est pas parfaite. » N'est-ce pas plutôt la preuve que certains rappeurs pressentent que nos démocraties sont en effet des impostures, notamment lorsqu'elles prennent des tournants sécuritaires et autoritaires ?
Le rap est aussi un art qui appelle à mobiliser des imaginaires variésLors des législatives 2024, une vingtaine de rappeurs signent le morceau « No Passaran », où ils clament leur opposition à l'extrême droite. Entre les paroles anti-Rassemblement national, des références complotistes aux francs-maçons. Signe qu'ils partagent la vision du monde de ceux qu'ils disent combattre ? Pour le philosophe Norman Ajari2, ce serait oublier que le rap est aussi un art qui appelle à mobiliser des imaginaires variés, et que « le complot possède lui aussi son esthétique, qui est hautement efficace ». Il rappelle que « les Africains de l'Ouest ont assimilé les esclavagistes européens à des moissonneurs d'âmes, de corps et de sang » – des mythes pour représenter leurs oppressions, et les combattre. Mêlée à la bataille contre l'extrême droite, l'utilisation du logiciel complotiste dans le rap n'aurait-il pas un potentiel explosif qu'on devrait lui reconnaître, plutôt que dénoncer avec mépris ceux qui le mobilisent dans les mêmes combats que nous ?
Étienne JallotCet article a été publié sur papier sous le titre original « Illumi-pas-nazis ? ».
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Prisons : les enchères de la déshumanisation
21 juin, par Lluno — Audrey EsnaultInterdiction des activités ludiques, régime de détention spécial, construction express de places supplémentaires en Algeco… À deux ans de la présidentielle, Darmanin fait son beurre (rance) sur le dos des prisonniers. Retour sur six mois d'escalade démagogique.
Il ne manquait plus que lui ! Mardi 13 mai, en direct à la téloche, Emmanuel Macron s'est, à son tour, lâché sur les prisons. Coupant l'herbe sous le pied de ses omniprésents ministres de la Justice et de l'Intérieur, il s'est déclaré favorable à la location de places en établissement pénitentiaire à l'étranger. Tout feu tout flamme, Gérald Darmanin lui a emboîté le pas quelques jours plus tard en proposant, sans concertation, la construction d'une taule de haute sécurité à Saint Laurent-du-Maroni. Une prison spéciale au cœur de la jungle guyanaise… Ça vous rappelle quelque chose ? Mais comment en est-on arrivé à une telle surenchère ? Pour comprendre, il faut revenir un an plus tôt, un jour de mai 2024, en Normandie. Lourdement armé, un commando attaque un convoi pénitentiaire au péage d'Incarville, faisant deux morts et trois blessés parmi les surveillants présents. Le détenu transporté, jusqu'alors considéré comme peu dangereux, aurait lui même coordonné l'évasion depuis sa cellule. L'événement remet alors immédiatement une pièce dans la machine à fantasmes des médias et des politiques : que se passe-t-il vraiment derrière les murs d'enceinte et les miradors des presque 190 établissements pénitentiaires français ?
Pas d'horizonIl faut souligner une réalité carcérale : en prison, on meurt– et beaucoup plus qu'àl'extérieurIl se passe qu'en prison, on vit dans des conditions indignes. D'abord, la promiscuité : au total « il y a 5 500 matelas par terre » dans les prisons françaises, explique Dominique Simonnot, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), dont le dernier rapport annuel paru fin mai dénonce « une croissance inquiétante et nocive de la surpopulation carcérale ». Ensuite, l'ennui. Le travail – peu intéressant et rémunéré entre 20 et 45 % du SMIC – continue d'être vu comme un privilège ou une récompense et ne concerne qu'un tiers des détenus selon l'Observatoire international des prisons (OIP). Les autres activités – ateliers d'écriture, projections, activités sportives, sorties encadrées, etc. – n'ont quant à elles jamais retrouvé leur niveau d'avant Covid. Or, rappelle encore le rapport du CGLPL : « L'absence d'activités constitue un facteur évident d'accroissement des tensions […] Il relève du bon sens le plus élémentaire que le fait de maintenir trois personnes enfermées 22 heures sur 24 dans 9 m2, sans autre horizon que télévisuel, ne peut qu'impacter négativement leur santé mentale. » Enfin, il faut souligner une autre réalité carcérale, conséquence tragique des précédentes : en prison, on meurt – et beaucoup plus qu'à l'extérieur. Selon l'OIP, « on compte en moyenne un décès tous les deux ou trois jours. La plupart du temps par suicide ».
Le nouvel « ennemi intérieur »Mais après Incarville, ces voix sont rendues inaudibles au profit de celles qui affirment avec véhémence qu'en prison, on se prélasse, on téléphone, on corrompt, on se fait livrer des kebabs par drone, on trafique et surtout, on organise la criminalité. Cette conception du prisonnier comme agent criminel fomentant de l'intérieur le chaos du dehors apparaît en même temps que l'importation dans le débat français du terme « narcotrafic » en remplacement de « trafic de drogue », ringardisé. Ce qui se joue ici, c'est la fabrication d'un ennemi intérieur supplémentaire, un énième barbare. Le prisonnier n'est plus un citoyen ayant commis une faute et devant travailler à sa réhabilitation, mais un criminel en exercice qu'il faut – à tout prix – couper de l'extérieur. Punir, de plus en plus brutalement, sans discernement et « sans commisération » comme le disait Bruno Retailleau en mai sur CNEWS. Le sujet est une aubaine pour ces figures de droite en campagne permanente cherchant à rejeter les accusations de laxisme formulées à leur encontre par leurs petits camarades du Rassemblement national (RN).
Des annonces à la pelleC'est dans cette ambiance répressive que Gérald Darmanin, fraîchement déplacé à la Justice, fait un tabac en janvier dernier en annonçant un nouveau régime de détention ultra restrictif. Son idée : prendre une prison, la vider, la sécuriser davantage et y placer les 100 plus gros trafiquants de drogue à l'isolement quasi total. La proposition est si bien reçue que, dans les mois qui suivent, on parle finalement de 200, puis de 1 000 détenus, de deux, puis de quatre établissements sélectionnés.
« Aucune étude n'a démontré d'effet dissuasif de l'emprisonnement sur la délinquance ni d'efficacité à prévenir la récidive »En février, le « ministre des prisons » profite d'une polémique autour de supposés soins esthétiques1 à la maison d'arrêt de Toulouse-Seysses pour interdire l'ensemble des activités « ludiques et provocantes » en détention, dès lors qu'elles n'ont trait ni à la langue française ni au sport. « Personne ne comprend pourquoi ces activités existent », tonne le ministre qui assure que 95 % (au doigt mouillé ?) des Français sont d'accord avec lui. « Tout était faux d'un bout à l'autre dans cette histoire », s'agace la contrôleuse générale dans les pages du Monde, alors que le Conseil d'État vient d'interdire l'interdiction. Mais qu'importe : on a montré les muscles, la polémique a pris, c'est bien ça qui compte. En mars, Darmanin affirme que les détenus paieront bientôt pour les coûts engendrés par leur incarcération (ça s'appelait les « frais d'entretien » et ça a été supprimé en 2003). En mars toujours, Gérald se souvient du ministre de l'Intérieur qu'il était et recommence à s'en prendre aux étrangers : puisqu'ils représentent 25 % de la population carcérale, explique-t-il en substance, il suffirait de les envoyer purger leurs peines dans « leurs pays d'origine » pour régler le problème de la suroccupation.
L'hypothèse serait en travail. Dans la foulée, il rédige une circulaire pour inciter les procureurs à requérir aux Obligations de quitter le territoire français (OQTF) contre tous les détenus étrangers, dès que c'est possible. Avril enfin : annonce de la construction rapide de 3 000 nouvelles places de prison grâce à des modules en béton armé, préfabriqués puis assemblés à l'ombre des bâtiments actuels. Le prisonnier, pris comme objet d'attention politique, fait recette comme jamais. Toutes ces annonces, aussi spectaculaires soient-elles, ne régleront pourtant rien ni aux problèmes de la violence ni à ceux de la taule. Augmenter le nombre de places de prison ne fait pas baisser la surpopulation carcérale, cela augmente juste le nombre de personnes détenues. Et bien sûr, il est peu probable que ça fasse baisser la criminalité. Comme le souligne l'OIP : « Aucune étude n'a démontré d'effet dissuasif de l'emprisonnement sur la délinquance ni d'efficacité à prévenir la récidive. » Et si tant est que l'on croie qu'enfermer des personnes permet de les réhabiliter, c'est plutôt l'incapacité de l'administration à recruter les agents nécessaires à ces missions qui devrait alerter au ministère. Actuellement, il y aurait 7 000 postes vacants de matons et de conseillers d'insertion pénitentiaire. Ça tente quelqu'un ?
LlunoLe mystère « DDPF »
Au beau milieu de ce festival d'annonces, on a assisté à l'irruption d'un éphémère et mystérieux groupe de « Défense des droits des prisonniers français » (DDPF). Tout au long du mois d'avril, des prisons ont été attaquées, des véhicules incendiés, des logements de surveillants pris pour cibles et bombés de l'énigmatique sigle. L'affaire a d'abord mis les renseignements en PLS. Constatant des tags en écriture inclusive, ils pensent à l'« ultra gauche », mais les tirs à l'arme automatique ne collent pas. Le crime organisé en mode revanche après les récents coups de filet et le vote de la loi dite « pour sortir la France du piège du narcotrafic » ? Darmanin se frotte les mains : pour lui cette vague d'actions constitue bien la preuve que les trafiquants ont franchi un cap et qu'il faut de toute urgence les boucler et « les couper du monde ». À l'en croire, la République serait définitivement en péril et la prison son dernier rempart. Depuis, une vingtaine de personnes ont été mises en examen sans grand lien les unes avec les autres. Le groupe, qui n'existait pas ailleurs que sur Telegram, s'est évaporé dans la nature.
1 Dans un communiqué du 12 février dernier, le syndicat Force ouvrière justice du centre pénitentiaire s'insurgeait de voir des « soins du visage » proposés aux détenus à l'occasion de la Saint Valentin. Il s'agissait en réalité de donner gratuitement des conseils de soins de la peau à des détenus ayant parfois une piètre estime d'eux-mêmes, dans le but d'aider à leur réinsertion
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À France Travail tout est possible ! (ou pas)
21 juin, par Joris — DjaberJoris est un jeune allocataire du RSA. Il vous emmène en immersion dans une « prestation » obligatoire de France Travail pour ne pas perdre ses 500 balles d'allocation.
Lundi 9 heures du mat', j'arrive dans mon agence France Travail des Bouches-du-Rhône. Le cerveau embrumé et les paupières encore bouffies, je pointe à l'accueil : « Je viens pour la prestation... » Mes paroles s'évanouissent : le nom ne me revient pas. Derrière son comptoir, le guichetier m'observe, éblouit par tant d'implication. En tant qu'allocataire du RSA, je suis régulièrement convoqué à des rendez-vous en agence, en plus d'indiquer chaque semaine mes 15 heures d'activités. Si je fais le mauvais élève, je peux dire bye bye aux 500 balles qui ne me permettent déjà pas de mener une vie de pacha. Le nom de cette réunion ? « ATEP » pour « Atelier tout est possible » m'aide le type de l'accueil.
Depuis qu'Emmanuel Macron est au pouvoir, les contrôles ont triplé, passant de200 000 en 2017 à plus de 600 000 en 2024Son principe ? On vous met dans une salle pendant deux heures avec d'autres « feignasses » pour expliquer en détail toute l'offre du rejeton de Pôle emploi pour vous remettre sur le chemin du burn-out.
L'odeur de l'exploitation salarialeDès le départ, l'« Atelier tout est possible » est participatif. Nous définissons avec les deux intervenantes les règles de vie pour les deux prochaines heures : « écoute, bienveillance, respect, échange et BONNE HUMEUR ». Ma haine du monde du travail prend rapidement le dessus quand Michel* raconte : « J'ai 53 ans, je suis serveur. 35 ans de métier et pourtant je galère à trouver du travail. Les restaurateurs préfèrent des jeunes ! » En même temps, pourquoi embaucher un serveur compétent quand des étudiant·es fauché·es sont prêt·es à faire 50 heures par semaine payé·es au SMIC sur la base d'un contrat de 39 heures ? Michel reçoit un sourire crispé comme seul signe de compassion.
Un seul mantra : la reconversion !« J'ai l'impression de m'enfoncer, mais ce n'est pas à France Travail de nous trouver un job, c'est à nous de nous bouger ! »Au fond de la salle, Fabienne* gribouille discrètement dans son carnet. Salariée de France Travail, elle est chargée de « faciliter l'insertion » du « vivier de demandeurs d'emploi » au sein des entreprises de « secteurs en tension ». Comprenez : « caser des salarié·es peu qualifié·es dans des boulots de merde pour aider des patron·nes à s'engraisser » : restauration, hôtellerie, bâtiment, soin à la personne... Attention Michel, tu es peut-être le prochain sur la liste ! Bon an mal an, les intervenantes avancent dans leur présentation des outils, des prestations et des formations proposées par France Travail. Elles insistent sur les possibilités de reconversion d'accompagnement des néo-entrepreneur·euses car : « si on veut, on peut changer de métier ». Un rictus apparaît sous les lunettes noires de Michel : « J'ai fait la formation pour devenir chauffeur de bus à la RTM (Régie des transports marseillais) mais j'ai été recalé à cause de ma vue ! » Même quand on veut, on ne peut pas forcément... Qu'à cela ne tienne, tous les mois, France Travail nous envoie un nombre impressionnant d'invitations pour divers salons de l'emploi et de l'auto-entrepreneuriat. L'organisme peut financer nos formations, mais il en propose aussi, comme celle sur « détection de potentiel » qui permet d'affiner un projet de reconversion professionnelle... Dans les secteurs en tension ou autoentrepreneuriat de préférence. Ça tourne en boucle. Je SUIS en tension.
Une pression numériqueHabitué de France Travail, je sais que cette pression n'est pas nouvelle, mais elle me semble plus pressante ces derniers temps. Votée en 2023, la loi dite « plein-emploi » est entrée en vigueur le 1er janvier dernier avec l'objectif affiché de renforcer le contrôle des allocataires du RSA ou du chômage. Depuis qu'Emmanuel Macron est au pouvoir, ces contrôles ont triplé, passant de 200 000 en 2017 à plus de 600 000 en 2024. Galvanisé, le régime anti-chômdu a fixé un objectif de 1,5 million de contrôles en 2027 même si aucune étude scientifique ne prouve que le renforcement des contrôles mène à un retour à l'emploi. Pour être dans les clous, France Travail déploie des outils de profilage algorithmique visant à automatiser et généraliser les contrôles. Très opaques, ces outils risquent sérieusement de procéder à des contrôles discriminatoires en combinant « différents critères construits à partir des données personnelles détenues par France Travail »1. L'effet culpabilisant est quant à lui bien réel : « J'ai l'impression de m'enfoncer, mais ce n'est pas à France Travail de nous trouver un job, c'est à nous de nous bouger ! » s'autoflagelle Michel. Cerise sur le gâteau, alors que l'atelier touche à sa fin, on a le droit à la condescendance de l'agence : « En ce moment, j'aide mon neveu à rédiger son CV et sa lettre de motivation. Pas évident ! Les jeunes ne maîtrisent pas encore tous les codes », sourit Martine après s'être assurée que personne n'avait moins de 26 ans dans l'assistance. Si les « codes » sont l'exploitation et le contrôle, pas sûr que ce soit le CV et la lettre de motivation qui coincent !
Joris* prénoms modifiés
1 Lire « France Travail : des robots pour contrôler les chômeur·ses et les personnes au RSA », sur le site de La Quadrature du Net (22/05/2025).
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Ouvrir le chant des possibles
14 juin, par Niel Kadereit — Alix Aubert-Pérocheau, Le dossierM. B.*, un des membres fondateurs de la Fédération internationale des sound-systems libertaires (FISL), raconte comment son collectif lutte contre les mouvements sectaires, les pseudosciences et le complotisme au sein de la culture dub.
« Pour lutter contre les idées complotistes dans une perspective libertaire, il faut réussir à opposer dans le même temps une critique du discours conspi et une autre du discours dominant. Le conspirationnisme est une défiance, une remise en cause du pouvoir et de ses structures, de l'idéologie dominante et de ses manifestations. Dès lors, comment s'opposer au conspirationnisme sans défendre ce pouvoir ? Comment ne pas en reproduire les discours et ne pas œuvrer à le ré-instituer dans les esprits ? Pendant l'épidémie de Covid par exemple, une partie de la scène sound-system considérait que la vaccination avait pour but soit de nous injecter des micropuces électroniques pour surveiller nos faits et gestes, soit de supprimer une grande partie de la population, faire un “great reset”, duquel seuls les riches sortiraient indemnes. C'est une lecture du monde clairement porteuse d'une conscience de classe : il y a d'un côté les riches et de l'autre les pauvres, les deux groupes ont des intérêts antagoniques et s'affrontent dans une lutte mortelle.
« Une lecture du monde clairement porteuse d'une conscience de classe »Pourtant ce type de discours est dangereux pour les classes populaires, qui composent encore une majorité du public de la musique dub, car ce sont elles qui ont été les plus durement frappées par le Covid. Nous devions donc à la fois porter un discours très critique vis-à-vis de l'industrie pharmaceutique et des politiques publiques, qui ne protégeaient pas suffisamment les plus précaires, et simultanément, militer pour la levée des brevets industriels sur les vaccins pour les rendre accessibles gratuitement partout dans le monde et sauver des vies, nos vies. »
La preuve par la pratique« Une bonne partie de notre travail se fait sur les réseaux sociaux. Sous les publications des pages de dub, qui impliquent de réagir en affichant sa boussole politique, les commentaires conspis à tendance soraliennes se multiplient. Nous prenons le temps d'y répondre, de susciter du débat et du dissensus. On renvoie aussi souvent nos interlocuteur·ices vers des vidéos de vulgarisation politique [comme Esprit critique, Hygiène mentale]. Ensuite, lors de nos évènements nous faisons des interventions au micro entre chaque titre pour parler soit du morceau suivant et de ses paroles ou bien d'un sujet d'actualité qui nous tient à cœur. Nous installons aussi systématiquement une table de presse qui permet de s'informer notamment sur l'histoire des luttes. Lorsqu'on ne joue pas, on discute toujours avec les gens pour présenter nos idées et expliquer pourquoi tel artiste a des positions politiques problématiques. La culture sound-system n'est pas uniquement un espace de fête, mais aussi un espace de politisation où les gens se retrouvent pour boire un coup et discuter de leur travail, des difficultés qu'iels rencontrent face à leur hiérarchie.
« Les gens qui vivent nos évènements réalisent que l'autogestion peut fonctionner, que c'est un mode d'organisation efficace.s »Surtout, ces évènements sont des espaces d'autogestion qui, on l'espère, vont semer des graines dans l'imaginaire du public. On ne peut pas proposer un avenir radieux en se plaçant simplement en opposition. Il faut proposer quelque chose qui fasse rêver. Les gens qui vivent nos évènements réalisent que l'autogestion peut fonctionner, que c'est un mode d'organisation efficace. Tout à coup, l'option libertaire devient pour elle et eux une alternative crédible et ça leur donne de l'espoir. La joie est porteuse d'énormément de courage politique, beaucoup plus que la tristesse. C'est l'un de nos atouts : les prédicateur·ices qui annoncent la fin du monde, qui utilisent la peur de leur public, ne sont en réalité pas tellement porteur·euses d'espoir. Leurs discours ne seront jamais aussi convaincants qu'un évènement avec plein d'ateliers différents qui vont permettre d'apprendre des techniques d'artisanat, de mettre en commun des savoirs, d'échanger sur le monde. Le champ culturel se doit de cultiver ces espaces, de moins en moins nombreux, pour convaincre les plus vulnérables et désabusé·es d'entre nous qu'un autre quotidien est possible, et que l'on ne rendra pas les clefs de nos vies gentiment. »
Propos recueillis par Niel Kadereit* Ayant déjà subi des menaces et des intimidations pour ses prises de parole au sein de la communauté sound-system, M.B. préfère s'exprimer au nom de son collectif et rester anonyme.
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« L’exil carcéral a toujours été une vieille ficelle de l’Empire colonial »
14 juin, par Gaëlle Desnos — ÉliasAprès la répression brutale menée par le gouvernement contre les Kanak qui s'étaient opposés au dégel du corps électoral en mai 2024, plusieurs indépendantistes ont été arrêtés, puis transférés en France hexagonale. Rencontre avec Frédérique Muliava, l'une des militantes concernées.
2 530 gardes à vue, 243 incarcérations, 60 détenus déportés en Hexagone et 14 morts. Voilà le bilan de la répression exercée en Kanaky-Nouvelle-Calédonie lors des révoltes de mai 2024. Alors qu'Emmanuel Macron a suspendu la loi sur le dégel du corps électoral1 et organisé une médiation, la répression judiciaire a continué d'aller bon train : en juin 2024, des militants indépendantistes ont été arrêtés et transférés en France hexagonale. Frédérique Muliava, militante du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), est l'une d'entre eux. Entretien.
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Pouvez-vous revenir sur ce qui a provoqué les événements de mai 2024 et sur les niveaux de répression que vous avez subis ?
« Pour bien comprendre ces événements, il faut remonter à la troisième et dernière consultation du 12 décembre 2021 visant à déterminer si le territoire devait accéder à sa pleine souveraineté. Nous étions en pleine période de Covid et le virus touchait particulièrement les nôtres. Or, les coutumes kanak imposent des rites de deuil : ceux-ci ne pouvant pas se faire, cela rendait inappropriée la tenue d'une campagne électorale. Nous avons demandé un report, que le gouvernement central a refusé. Le “non” l'a donc emporté, avec presque 60 % d'abstention. En 2023, alors que l'État parlait d'ouvrir le corps électoral pour les élections provinciales de mai 2024, nous avons décidé de créer la CCAT et d'organiser des manifestations.
« Les non-indépendantistes ont enflammé le pays, avec l'appui de l'État, qui n'avait d'oreilles que pour eux »Puis le projet de loi constitutionnelle sur le dégel du corps électoral, dont le leader non indépendantiste et député Nicolas Metzdorf était le rapporteur, a commencé à se préciser. Nos marches pacifiques, dont l'objectif était d'alerter sur une énième colonisation de peuplement, ont alors gagné en popularité. Le 13 mai, dans un contexte politique tendu et alors que le Parlement s'apprêtait à voter la loi, le Congrès de la Nouvelle-Calédonie a adopté une résolution visant son retrait. Mais l'État n'en a malheureusement pas tenu compte. On reproche aux indépendantistes d'avoir attisé la violence, pourtant, ce sont bien les non-indépendantistes qui ont enflammé le pays, avec l'appui de l'État, qui n'avait d'oreilles que pour eux. Ils n'ont cessé de multiplier les provocations. Lors de nos marches, ils organisaient des contre-marches sur les mêmes parcours. En mars 2024, Sonia Backès, présidente de la province Sud et figure non indépendantiste, exhortait les parlementaires à “ne pas trembler” en votant le projet de loi, avec cette menace sidérante : “le bordel, c'est nous qui le mettrons”. Une façon de rallumer la mèche, alors que cela faisait 40 ans qu'on essayait de vivre en paix. Dès le 13 mai, l'État a déployé un nombre de forces de l'ordre disproportionné2 et un couvre-feu a été mis en place. J'espère qu'un jour on fera toute la lumière sur ce qu'il s'est passé ce soir-là, mais d'après nos informations, la police a provoqué des jeunes kanak avec leur drapeau, sur le bord de la route. De là, les heurts ont commencé. Le 15 mai, l'état d'urgence a été décrété sur l'ensemble du territoire. Le 16, TikTok a été bloqué. Des anti-indépendantistes se sont organisés en milices armées et s'en sont pris à des Kanak. Et puis il y a eu notre incarcération et notre transfert… »
Quelles ont été vos conditions d'arrestation, de détention et de transfert ?
« Les jours qui ont précédé mon arrestation, j'étais en campagne législative pour le candidat Emmanuel Tjibaou, je ne m'attendais pas à cela »« J'ai été arrêtée le 19 juin au saut du lit, à six heures du matin. D'abord il y a eu une perquisition, puis j'ai été placée en garde à vue. Je suis restée entravée toute une nuit. Concrètement, j'ai dormi la main attachée en l'air. Dès le deuxième jour, psychologiquement, ça n'allait plus. Au bout de 72 heures, j'ai été déférée au tribunal, présentée devant un juge d'instruction et un juge des libertés. C'est là que j'ai appris que je n'étais pas la seule : nous étions sept. On nous a annoncé notre mise en examen et notre transfert en détention provisoire… à 17 000 kilomètres de chez nous ! Les jours qui ont précédé mon arrestation, j'étais en campagne législative pour le candidat Emmanuel Tjibaou, je ne m'attendais pas à cela. Et les chefs d'accusation étaient hallucinants : tentative de meurtre, vol en bande organisée avec arme, destruction en bande organisée, association de malfaiteurs… Je n'en revenais pas. Puis nous sommes montés dans un avion militaire pour 30 heures de vol. J'ai été incarcérée à Riom (Puy-de-Dôme), où l'on m'a placé à l'isolement pendant 17 jours. Mes avocats ont demandé le dépaysement de l'affaire pour que des juges d'instruction parisiens prennent le relai, loin de toutes pressions politiques. Cela a permis de débloquer ma situation. Aujourd'hui je suis sortie et je viens à peine d'apprendre, après 11 mois d'assignation sur le territoire hexagonal, que je peux enfin rentrer chez moi. Mais je suis toujours mise en examen pour plusieurs chefs d'inculpation. »
Comment avez-vous vécu ces moments difficiles ? Avez-vous pu compter sur la solidarité ?
« J'ai très mal vécu l'isolement. J'avais le sentiment que personne ne savait où j'étais. Je n'avais pas idée de l'ampleur de la mobilisation dehors. À ma sortie, la justice a décidé de m'affecter chez des personnes qui s'étaient portées volontaires. Des gens formidables ! Au moment de leur libération, les prisonniers kanak sont plongés dans une grande précarité : du jour au lendemain, ils sont dehors, sans travail, sans argent, sans logement, sans Sécurité sociale, sans entourage, dans un pays qu'ils ne connaissent pas. Et le voyage retour est à leur charge3 ! Alors heureusement que la solidarité est là pour les recueillir et collecter des fonds pour qu'ils rentrent chez eux. »
Après votre transfert en Hexagone, d'autres prisonniers ont eux aussi été transférés…
« Jusqu'ici nous avons été méprisés par la droite locale, mais ses postures jusqu'au-boutistes fatiguent tout le monde »« Tout à fait. Cela concernerait une soixantaine de prisonniers4, principalement de droit commun, enfermés au Camp Est, la prison de Nouméa construite sur l'ancien bagne. À ma connaissance, ils ont été transférés pour la plupart sans préavis ni consentement. J'imagine qu'il y avait urgence à désengorger le Camp Est, complètement surpeuplé5, pour pouvoir écrouer les Kanak qui s'étaient révoltés en mai 2024. Mais d'après les services de l'État, ces prisonniers étaient associés à la mutinerie qui a eu lieu à la même période. Il s'agirait donc d'une sorte de punition. L'exil carcéral a de toute façon toujours été une vieille ficelle de l'Empire colonial. L'État français y a très largement eu recours, et dans les deux sens : les Communards, les Algériens et les opposants des quatre coins de l'Empire étaient envoyés chez nous au bagne, tandis que les gens d'ici étaient expédiés vers d'autres cieux. »
Une année après les révoltes de mai 2024, la notion de « destin commun », inscrite dans les accords de Nouméa, vous semble-t-elle toujours viable ?
« C'est le chemin sur lequel on s'est engagés, nous, indépendantistes, depuis au moins les années 1980, lorsque nous parlions des “victimes de l'histoire”. Ces victimes sont les populations non kanak installées dans l'archipel du fait de la colonisation française, souvent sans en avoir eu le choix. Les descendants des bagnards, les travailleurs sous contrat venus d'Asie et soumis au régime de l'indigénat... Jusqu'ici nous avons été méprisés par la droite locale, mais ses postures jusqu'au-boutistes fatiguent tout le monde. L'élection de Tjibaou en est un exemple : les Kanak n'ont pas été les seuls à voter pour lui ! Les gens comprennent de plus en plus que, même si notre combat est celui de la dignité des Kanak et du droit à l'indépendance, nous sommes prêts à faire peuple avec tout le monde. »
Propos recueillis par Gaëlle Desnos
1 Les accords de Nouméa, signé le 5 mai 1998 entre l'État, les indépendantistes du FLNKS et les non-indépendantistes, prévoyaient la tenue de trois référendums d'autodétermination. Pour garantir un minimum de poids politique au peuple autochtone kanak, le corps électoral a été restreint aux natifs de l'archipel et aux résidents présents avant 1998.
2 Dans la période, plus de 2 000 militaires ont opéré sur place, soit un pour 117 habitants selon Le Monde.
3 Lire l'article de Benoît Godin et Rémi Carayol : « Nouvelle-Calédonie : le calvaire des “déportés” anonymes », Mediapart (17/05/2025).
4 Dans son n°125, la revue Dedans Dehors a croisé la liste établie par le collectif Solidarité Kanaky et celle de l'Observatoire international des prisons : au total 63 personnes auraient été concernées entre juin et novembre 2024.
5 En décembre 2024, les taux d'occupation au quartier de la maison d'arrêt s'établissaient à 157,1 % et à 148, 5 % au quartier du centre de détention. Après les révoltes de mai, ces taux étaient respectivement montés à 182,5 % et 159,6 %.