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Discours génocidaires à l’ombre des décombres
12 avril, par Shivangi Mariam Raj — Amaan AhmedPartout dans le pays, les lieux de vie, de travail et de culte de 200 millions de musulmans sont la cible d'attaques violentes et de destructions. Shivangi Mariam Raj, chercheuse indépendante et éditrice à la revue The Funambulist, parle d'une « architecture de la ruine » pour désigner ce projet d'édification de l'identité hindoue sur la démolition des espaces musulmans.
Le 22 janvier 2024 à Ayodhya, ville située dans l'État d'Uttar Pradesh (au nord de l'Inde), le Premier ministre Modi inaugure le temple de Ram. La cérémonie a lieu plus de trente ans après qu'une foule de nationalistes hindous d'extrême droite a détruit la mosquée Babri qui se dressait auparavant sur ce site. Cette mosquée, érigée au XVIe siècle sous le règne du premier empereur moghol, fut contestée à partir du XIXe siècle, certains soutenant qu'elle avait été construite en lieu et place d'un temple hindou. En 1949, des prêtres hindous y installent des idoles du dieu Ram, rendant ainsi la mosquée impropre au culte musulman. Le jeune gouvernement de l'Inde indépendante déclare alors que la question de la propriété du site fait débat et ferme ses portes. Dans les décennies suivantes, ce lieu devient un symbole s'inscrivant parfaitement dans le projet d'élaboration ethnonationaliste d'une nation hindoue. Les organisations RSS,VHP* et le parti BJP* mobilisent des dizaines de milliers de volontaires en vue de détruire la mosquée d'Ayodhya et d'y construire un temple dédié à Ram. Ces organisations orchestrent à partir des années 1980 de violentes attaques contre les musulmans, qui culminent avec la démolition de la mosquée Babri en décembre 1992 et le pogrom qui l'accompagne.
Cette promesse électorale est au cœur d'un projet architectural qui tend à réduire les espaces de vie de la minorité musulmane à des ruinesCes massacres et émeutes s'étendent à d'autres régions. Alors qu'Ayodhya est restée depuis une plaie ouverte pour les musulmans du pays, le BJP n'a cessé de promettre d'y édifier un temple sur les ruines de la mosquée. Cette promesse électorale, désormais exaucée, est en fait au cœur d'un projet architectural qui tend à réduire les espaces de vie de la minorité musulmane à des ruines.
Détruire les mondes musulmansCette année, nous avons assisté à deux mises en scène faisant écho aux événements de 1992-1993 : d'un côté le spectacle de la victoire et de l'autre celui de la destruction. D'abord, afin de hâter l'édification du temple de Ram, considérée comme un « dessein divin », les nationalistes hindous ont utilisé tous les supports médiatiques possibles : pop culture, clips musicaux, mode, réseaux sociaux… Leur influence s'est étendue jusqu'aux salles de rédaction. On a vu l'équipage de la plus grande compagnie aérienne indienne vêtu à l'image des divinités hindoues ; la plus grande chaîne de cinéma offrir du pop-corn aux spectateurs venus assister à la cérémonie d'inauguration du temple retransmise dans ses salles ; des écoles incitant leurs élèves à écrire et dessiner en l'honneur du dieu Ram. Les marchés de change, les bureaux des administrations et les cours de justice ont fermé pour un jour férié exceptionnel. Une véritable hystérie a envahi les espaces publics comme les espaces privés. En parallèle, des violences de masse ont été perpétrées dans de nombreuses localités au nord de l'Inde (dans les États du Bihar, Uttarakhand, Gujarat, Uttar Pradesh, Maharashtra et Madhya Pradesh). Les habitants de certains quartiers ont appelé au boycott économique et à l'expulsion des musulmans avant de se livrer à des actes d'une extrême barbarie. Des rues entières d'habitations et de commerces musulmans ont été détruites de façon systématique par la foule comme par des représentants des autorités publiques, des cimetières ont été incendiés et plus d'une douzaine de lieux saints et de mosquées ont été profanés et détruits. Ces actes de violence ne sont ni isolés ni arbitraires ; ils font partie intégrante d'une longue histoire de dépossession et de destruction des mondes musulmans en vue de renforcer l'identité hindoue majoritaire.
Une fiction multiculturelleAlors que le monde de la recherche1 analyse désormais la dérive du pays vers le fascisme, de nombreuses voix s'élèvent parmi les forces progressistes pour déplorer la perte de « l'idée de l'Inde » en tant que nation multiculturelle, démocratique et séculière2. Pourtant, cette belle idée n'a jamais empêché les discriminations vécues par les communautés minoritaires – les sikhs, les chrétiens et les dalits – ou par les habitants du Cachemire.
Les musulmans n'ont pas le droit de louer ou d'acheter des logements dans certains quartiers et sont relégués dans des quartiers urbains surpeuplésCela a même été un argument pour légitimer l'occupation coloniale de ce territoire par l'État indien au lendemain de sa propre indépendance ! La fracture entre cette « idée de l'Inde » et la réalité apparaît aussi dans les multiples topographies de ségrégations à l'œuvre aujourd'hui en Inde. Les musulmans n'ont pas le droit de louer ou d'acheter des logements dans certains quartiers et sont relégués dans des quartiers urbains surpeuplés. Des établissements scolaires et des lieux de travail pratiquent des formes aseptisées d'exclusion et on crie au « jihad territorial » dès qu'un musulman entreprend une activité économique, que ce soit l'ouverture d'un petit commerce ou des investissements immobiliers.
Ces trois dernières années, les violences exercées dans les quartiers musulmans se sont multipliées de façon dramatique. On a vu des foules de suprémacistes hindous débouler dans ces quartiers, armés de couteaux, haches, marteaux, scies, armes à feu, sabres et bâtons, hurlant des slogans anti-musulmans sous le couvert de processions religieuses. Ils attaquent, brûlent et profanent les maisons, commerces, bibliothèques, écoles, mosquées et mausolées, détruisant toutes les sphères de la vie musulmane. La police et les autorités locales se comportent bien souvent comme une extension de la foule criminelle, creusant cette blessure spatiale. Au motif d'assurer le maintien de l'ordre, ils détruisent ce qui reste des propriétés musulmanes.
Les démolitions deviennent ainsi un moyen soigneusement calculé de « nettoyer au Kärcher » le paysage. Il n'y a pas d'issue possible pour les musulmans, tous les moyens sont bons pour les faire disparaître, que ce soit par le biais de la loi ou par des moyens extrajudiciaires si nécessaire. Ce nettoyage opère comme une tentative d'effacer la part musulmane de l'histoire commune et de la remplacer par les symboles hindous de la majorité triomphante. En dix mois à peine, au moins quarante-deux actes de destruction de monuments et de sites sacrés séculaires ont été signalés dans plusieurs villes. La mosquée Shahi a été démolie à Allahabad dans le cadre d'un projet d'élargissement de route ; la mosquée Akhoondji, vieille de 600 ans, a été détruite au bulldozer sous prétexte d'empiétement illégal ; et la Madrasa Aziza et sa bibliothèque centenaire ont été incendiées, plus de 4 500 livres rares disparaissant dans les flammes.
Politique des décombresCette confiscation simultanée de l'espace et du temps de la communauté minorisée témoigne de ce que j'appelle une « architecture de la ruine », où les débris sont une construction délibérée et non des actes isolés chaotiques. Les décombres apparaissent comme la réalisation spatiale des discours génocidaires des leaders religieux et politiques. C'est à la fois un symbole de conquête pour la communauté majoritaire et un théâtre où elle peut se complaire à contempler avec un certain voyeurisme la douleur et la dévastation qu'elle inflige.
Actuellement, la mosquée Gyanvapi, une construction moghole du XVIIe siècle située à Varanasi, une ville du nord de l'Inde, subit une contestation orchestrée qui rappelle celle de la mosquée Babri. Une violence à bas bruit qui pourrait bientôt dégénérer en un autre épisode de massacres et de destructions. Babri n'existe peut-être plus, mais son ombre définit les contours du paysage de la nation hindoue, un paysage marqué par le désir d'établir une monoculture et de rendre toute pluralité impossible. C'est un paysage où les espaces minorisés, qu'ils soient intimes, publics, symboliques, historiques ou religieux, se désintègrent progressivement, jusqu'à n'être plus que cendres, poussière et fumée. C'est aussi un paysage où à chaque tentative d'effacement, nous répondrons : « Nous sommes vivants ».
Par Shivangi Mariam RajCes photos de fresques ont été prises par Amaan Ahmed pendant les mobilisations nationales contre la réforme de la loi sur la citoyenneté, qui ont lieu de décembre 2019 à mars 2020. Sur la première fresque, la foule de femmes musulmanes (majoritaires durant le mouvement) se regroupe derrière le doigt levé d'Ambedkar, le père de la Constitution. L'inscription « No-CAA, No-NRC, No-NPR » renvoie au refus des différents dispositifs discriminants d'encadrement de la citoyenneté. En bas, il est écrit en hindi et anglais « Nous regarderons, nous nous battrons, nous gagnerons ». Sur la deuxième fresque, Ambedkar gifle avec la Constitution une personne nommée « andhbakht », qui désigne celleux qui soutiennent le Premier ministre Modi aveuglément, qu'on pourrait traduire par « mouton ».
1 « Hindutva fascism threatens the world's largest democracy »,The Loop, 31/10/2022.
2 L'État n'a pas de religions officielles et reconnaît toutes les religions de façon égalitaire.
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Retour aux barricades
12 avril, par Camille Auvray, Émilien Bernard, Gurshamshir Singh, Vidyun SabhaneyMi-février, la marche sur la capitale organisée par des milliers d'agriculteur·ices exigeant un prix minimum légal pour leurs productions a été fortement réprimée. Sous le choc, celles et ceux qui nourrissent le pays racontent leurs espoirs et leurs colères à l'illustratrice indienne Vidyun Sabhaney, envoyée spéciale pour CQFD.
En ce 13 février, des milliers d'agriculteur·ices amassé·es à la frontière du Pendjab, État du nord de l'Inde, annoncent qu'ils mèneront leurs tracteurs jusqu'aux portes de New Delhi. En plus des classiques turbans colorés des vieux leaders paysans, des lunettes de piscine et masques de ski apparaissent sur leurs têtes ; des accessoires encore jamais vus jusqu'ici. Car contrairement aux mobilisations de 2021, le régime de Narendra Modi a cette fois-ci décidé de les stopper avant qu'ils n'arrivent à la capitale. L'occasion d'une véritable démonstration du côté des forces de l'ordre : barricades renforcées avec des blocs de béton, fils barbelés, tiges de fer entrelacées, entourées de canons à eau, et de fossés creusés pour l'occasion. Pour la première fois, des gaz lacrymogènes sont aspergés depuis des drones – ce à quoi les manifestant·es ont ingénieusement répondu en les perturbant à l'aide de cerfs-volants.
Nous sommes sur l'autoroute 44, à 200 kilomètres au nord de la capitale. Si les flics ont pris les devants, c'est parce qu'il est impensable pour eux de revivre la défaite d'il y a 3 ans : le mouvement paysan avait encerclé pacifiquement la capitale pendant 16 mois, mais aussi déboulé au cœur de New Delhi en pleine fête de la République et obtenu en novembre 2021 l'abrogation des farm laws1. Une victoire historique, et la première à faire plier Modi en près de huit années de pouvoir. Le mouvement avait également obtenu la promesse d'inscrire dans la loi le rachat par l'État des récoltes à des prix de soutien minimum (PSM), et c'est l'application de cette promesse que les paysan·nes viennent chercher cette année à la capitale.
« On voit si peu de journalistes »Loin d'un laxisme à la Darmanin face à la FNSEA, ici, l'internet mobile a été coupé dans certaines parties du Pendjab et de l'État voisin l'Haryana, empêchant les manifestant·es de se coordonner entre villages, et des comptes X et Facebook appartenant à des leaders syndicaux ou des journalistes ont été suspendus. La police a tiré sur la foule avec des billes de plomb et des balles en caoutchouc, touchant mortellement à la tête un jeune agriculteur de 24 ans, Shubhkaran Singh, le 21 février. Sous le choc, les syndicats ont interrompu la mobilisation quelques jours, le temps d'organiser les funérailles.
« Le régime donne tout aux capitalistes, nous confisque nos droits, détruit la démocratie, et divise la population sur des critères de religion »Endeuillé·es mais déterminé·es, les agriculteur·ices s'affairent sous le soleil printanier. Le long de l'autoroute, iels ont installé une tribune pour les discours, la traditionnelle langar (cantine collective), des distributions de provisions et même une bibliothèque. « Tant de blessés conduits à l'hôpital et on voit si peu de journalistes, s'emporte Hashim, qui cultive du blé, du riz, de la canne à sucre et des légumineuses sur moins d'un hectare non loin de ce campement. Ils préfèrent s'extasier devant le faste du prémariage du fils du milliardaire Ambani. Le régime donne tout aux capitalistes, nous confisque nos droits, détruit la démocratie, et divise la population sur des critères de religion. » Une tactique classique du gouvernement pour masquer les échecs de sa politique économique. Le RSS [voir entretien p. 04-05], l'organisation paramilitaire d'extrême droite, prétend ainsi que les agriculteurs mobilisés, dont beaucoup appartiennent à la minorité religieuse sikhe, sont des séparatistes réclamant un État indépendant.
Une autre manifestante, Manjeet Kaur, est encore sous le choc. « La répression nous a tous surpris, elle n'a rien à voir avec notre dernière mobilisation. Des jeunes ont été éborgnés, d'autres passés à tabac. Nous avons dû vendre une partie de nos terres avec mon mari pour que notre fils aille travailler à l'étranger. Nous sommes endettés jusqu'au cou. Nous avons des tracteurs, mais il faut payer le carburant et les ouvriers qui travaillent au champ. À la fin de la saison, il nous reste à peine 20 000 roupies [220 euros], comment survivre ? » Manjeet désigne les femmes autour d'elle : « Que possédons-nous ? Comme ce jeune qui vient d'être tué, nous sommes de toutes petites propriétaires, avec même pas un hectare de terre chacune. »
Entre 1995 et 2018, ce sont 400 000 paysans qui ont mis fin à leurs jours en IndeCertains médias ont dépeint le mouvement comme tenu par de gros propriétaires, mais la réalité est bien différente : beaucoup font partie des 86 % de paysan·nes qui possèdent moins d'un hectare de terre, sans compter que les ouvrier·es agricoles de basses castes se mobilisent aussi. En Inde, les deux tiers des 1,4 milliard d'habitant·es vivent de l'agriculture, qui représente près d'un cinquième du PIB du pays. Entre 1995 et 2018, ce sont 400 000 paysan·nes qui ont mis fin à leurs jours en Inde, et le Pendjab est l'État indien où le taux de suicide est le plus haut. C'est pourtant dans cette région que se trouvent « les greniers céréaliers de l'Inde », là où la « révolution verte » a été mise en place dans les années 1960. Les fondations Ford et Rockefeller ont alors financé la commercialisation de semences hybrides et d'intrants chimiques, précipitant la transformation d'une agriculture vivrière en monoculture de blé et de riz. « L'Inde a ainsi atteint l'autosuffisance alimentaire dans les années 1970, la pauvreté rurale a diminué. Mais la malnutrition existe toujours, les surplus des stocks alimentaires n'atteignent pas ceux qui en ont besoin et pourrissent dans les entrepôts », nous raconte le sociologue Joël Cabalion, spécialiste des mouvements paysans indiens.
Sortir de l'agrobusinessLa fixation dans la loi d'un prix plancher sur 23 cultures – et pas seulement sur le riz, le blé, le coton et la canne à sucre – c'est la garantie de sortir du surendettement et la possibilité de diversifier les cultures, pour qu'elles soient moins consommatrices en eau ou intrants chimiques, expliquent les agriculteur·ices. Les autres revendications sont à la fois ambitieuses et disparates : l'effacement des dettes, des indemnisations pour les familles qui ont perdu un·e membre lors du précédent mouvement, l'obtention d'un salaire minimal pour les travailleur·ses agricoles. On se croirait à la Confédération paysanne ! « No Food, no farmer, no future ! » [Pas, de nourriture, pas de paysans, pas de futur] s'exclame Tejveer Singh, un leader syndical rencontré sur le point de blocage. « Comme d'autres paysans conscients de l'impasse du modèle productiviste, les agriculteurs indiens ont le sens de l'urgence, analyse Joël Cabalion. Ils subissent bien plus encore qu'en France le lessivage des sols, la sécheresse, la pauvreté, l'endettement, et semblent plus éclairés dans leurs revendications que les dirigeants de la FNSEA », nous précise le sociologue, ajoutant que les paysan·nes indien·nes sont aussi bien moins complaisant·es avec les grands groupes de l'agrobusiness, dont les faveurs et les privilèges accordés par Modi exaspèrent.
De son côté, le ministre de l'Agriculture a déclaré qu'une loi garantissant un prix minimum pour les récoltes « ne peut être adoptée à la hâte ». Il a promis que les légumineuses et le maïs seraient achetés à un prix de soutien pour les 5 prochaines années, et proposé de racheter la canne à sucre 8 % plus chère que la saison dernière. Insuffisant, ont déclaré les syndicats, déterminés à poursuivre le combat, en déployant d'autres modes d'action. « Ça fait du bien de se mobiliser, reconnaît Hashim. Nous nous faisons du souci pour les générations futures. »
Par Camille Auvray, avec Vidyun Sabhaney, et l'aide de Gurshamshir Singh
1 Les farm laws venaient déréguler le secteur agricole et alimentaire public. En 2021, le « siège » de la capitale était composé de campements sur ses principaux points d'accès – sur lesquels environ 700 paysan·nes ont trouvé la mort, majoritairement pour cause d'accidents de la route ou de météo hostile.
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Palestine : le droit international en action
4 avril, par Jonas Schnyder — Quentin DugayLes mois passent à Gaza. Aux massacres en cours s'ajoutent la famine et nous sommes nombreux·ses à buter sur la question : que faire ? Du côté du droit international, des centaines d'avocat·es du monde entier sont entré·es en action pour contrer les agissements de l'État d'Israël. Et de la Cour pénale internationale à la Cour internationale de justice s'ouvre un champ de bataille majeur pour la lutte du peuple palestinien.
C'était il y a bientôt six mois. L'armée israélienne investissait militairement la bande de Gaza en représailles aux attaques du 7 octobre, qui ont fait plus d'un millier de victimes en Israël. S'en est suivie une montée en intensité dans l'horreur dans la bande de Gaza1. Villes bombardées et rayées de la carte, blocus généralisés, massacres de civil·es, humiliations et tortures… une grande partie de sa population a été forcée de s'exiler dans le Sud, vers Rafah, à la frontière égyptienne. Là, en plus de subir les attaques de l'armée dans un champ de ruines, la pénurie de tout (eau, électricité, nourriture…) a engendré une crise alimentaire et sanitaire sans précédent. Selon l'Unicef, il y aurait à ce jour près de 32 000 victimes côté palestinien, dont plus de 5 000 enfants et 90 % de la population en situation d'insécurité alimentaire aiguë2.
Partout dans le monde – y compris en Israël – d'immenses manifestations multiconfessionnelles tentent de mettre la pression sur des gouvernements souvent lâches, parfois complices ; des journalistes palestinien·nes continuent d'informer de la situation au péril de leur vie, relayé·es par certains médias soucieux de faire leur travail3 ; les appels au boycott se sont multipliés. La bataille se mène aussi sur le plan juridique. Le 9 novembre, une plainte collective pour crime de génocide a été déposée contre Israël auprès du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, aux Pays-Bas [voir encadré]. L'initiative, portée par plus de 500 avocat·es, a un objectif clair : que la CPI délivre des mandats d'arrêt visant le Premier ministre Benyamin Netanyahou, le ministre de la Défense, Yoav Gallant, et le chef d'état-major, le général Herzi Halevi4.
Mais, alors qu'Israël rejette « avec dégoût » toutes les accusations – de « diffamation sanglante absurde » selon le porte-parole du gouvernement – et ne reconnaît ni la légitimité ni la compétence de la CPI, la justice internationale a-t-elle vraiment la possibilité d'agir ? Avocat au barreau de Lyon à l'initiative de cette plainte collective et spécialiste du droit international, Me Gilles Devers nous en dit plus sur la procédure en cours.
Comment en êtes-vous venu à déposer cette plainte auprès de la CPI ?
« Cela fait plus de 15 ans que je travaille avec les Palestiniens5 sur des procédures en droit international, je n'arrive donc pas sur cette affaire par hasard. Dès le début de l'opération militaire de l'armée israélienne, on a réagi, comme on le fait d'habitude, en collaboration avec les administrations de l'ONU. Alors que je me suis très souvent opposé à des analyses parlant de génocide du peuple palestinien (par rapport au blocus illégal de la bande de Gaza imposé par Israël, par exemple), cette fois-ci, en regardant les faits et la jurisprudence, je suis arrivé à la conclusion qu'il fallait déposer une plainte pour génocide [voir encadré]. Très vite, un très grand nombre d'avocats – d'abord 330, puis 650 – et d'associations de différents pays nous ont rejoints, de l'Iran à la Guinée, en passant par la Palestine, l'Algérie, le Maroc, la Turquie, la Tunisie, la Libye, le Koweït, Bahreïn, la Mauritanie, le Niger, le Soudan… »
Quel est l'objectif de cette procédure ?
« Le statut de la Cour prévoit, quand on a des raisons de penser qu'un crime de génocide est plausible, qu'il vient d'avoir lieu ou est en cours, qu'on peut demander un mandat d'arrêt pour réagir rapidement, et faire avancer l'enquête contre l'auteur principal présumé. C'est un texte qui a déjà été utilisé quinze ou seize fois par la CPI pour des affaires très diverses. On demande à la Cour d'appliquer ici les mêmes standards. Si ce mandat d'arrêt est prononcé, il y aura des charges pénales importantes en termes de droit international. Le critère n'est évidemment pas, ici, la culpabilité, qui intervient lors du jugement. Il s'agit de voir si le procureur estime lui aussi que le crime de génocide est plausible. C'est un acte d'enquête.
Il faut noter que c'est la première fois, à la CPI, qu'il y a une enquête en même temps qu'une opération militaire. C'est également la première fois que les Palestiniens agissent devant les deux grandes juridictions internationales – CIJ et CPI – et la première fois qu'Israël prend un avocat pour se défendre en justice. »
Votre plainte auprès de la CPI vise des hommes d'État. Que va-t-il se passer si elle aboutit ?
« Si ça débouche sur un mandat d'arrêt, les intéressés risquent dans un premier temps de rester planqués en Israël pour que le mandat d'arrêt ne soit pas exécuté. Mais ce n'est jamais qu'un début pour pouvoir entendre la personne avant de la juger, ce qui représente un travail considérable qui va prendre des années. Sur une affaire comme celle-là, il y a 2,2 millions de victimes et des destructions inimaginables. Dans tous les cas, ça leur posera des problèmes considérables car ils vont se retrouver de plus en plus isolés sur la scène internationale. »
Bien qu'il soit signataire du texte fondateur de la CPI, l'État d'Israël ne l'a pas ratifié lors de son entrée en vigueur. Qu'est-ce que ça change dans cette procédure ?
« Ça ne change rien. La CPI peut enquêter, recevoir les Palestiniens comme victimes et juger les principaux responsables. Par contre, si des victimes israéliennes veulent intégrer le procès – et je dis tout de suite qu'elles sont les bienvenues car la base de notre métier c'est le contradictoire –, elles doivent accepter les règles de la Cour, y compris sa décision du 5 février 2021 disant que la Palestine est un État souverain sur la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est6. C'est d'ailleurs la seule cour internationale qui a jugé que la Palestine est un État souverain.
L'État d'Israël a, en quelque sorte, domestiqué le droit international. Il l'a réécrit dans son propre intérêt en légitimant la colonisation, par exemple, que le droit international condamne. Alors que les “terroristes palestiniens” acceptent la juridiction de la CPI et demandent à se soumettre au droit international sans aucune réserve, la “démocratie” refuse son application et rejette toute coopération avec la Cour. On voit là, clairement, les limites de ce système dans lequel les États-Unis et les pays occidentaux se sont engouffrés. »
Quelle est la temporalité d'une telle procédure ?
« Les délais sont très variables dans la publication de mandats d'arrêt, on ne peut donc pas vraiment savoir. On travaille méthodiquement dans la constitution de dossiers, la récolte de témoignages et de preuves, pour montrer au procureur qu'on est présents et sérieux. Un travail conséquent est en cours aussi pour passer outre l'émotion, et faire la lumière sur les crimes commis les 7, 8 et 9 octobre en Israël. On entend tous les jours des récits sur les bébés décapités ou cette femme enceinte qui aurait été carbonisée, pour être ensuite éventrée. Or, l'ONU nous dit que c'est entièrement faux. Quand il y a un crime, le rôle des avocats est d'amener le débat sur le terrain des faits, quels que soient les auteurs et les circonstances, en Israël ou en Palestine. »
Le droit international semble souvent sous-estimé dans les discours politiques et médiatiques…
« Le droit international, même s'il fait l'objet de beaucoup de discrédit, est efficace et l'enquête se poursuivra. Les avancées juridiques sont cruciales pour avancer face aux blocages politiques. Je pense notamment à la décision du Conseil de sécurité de l'ONU, prononcée seulement il y a quelques jours, pour exiger un cessez-le-feu immédiat. Il faut se méfier de tous ces discours dépressifs sur le droit international, comme quoi il ne sert à rien ou n'est jamais respecté. C'est ceux qui redoutent la CPI qui disent qu'elle est inutile ou qu'elle n'a pas les moyens d'agir. En France, on a vu le ministre des Affaires étrangères dire qu'associer Israël au génocide était une “faute morale”, quelques jours après que la CIJ a évoqué un génocide plausible. Ou Raphaël Glucksmann, se proclamant de la “gauche moderne”, lancer que “quand même, parler de génocide, ce n'est pas possible”. C'est consternant. Et en quoi le droit international est-il dans leurs compétences ? »
Certains parlent de la possibilité d'agir contre les « complices », associés ou alliés d'Israël, notamment par rapport à la livraison d'armes. Au-delà de l'écho politique de l'annonce, est-ce une suite plausible ?
« Ce sont des affaires délicates. On n'est pas en mesure, actuellement, de travailler sur ces dossiers à la CPI. La question des complices est posée au bon niveau par le Nicaragua, qui attaque l'Allemagne devant la CIJ7. Ces actions en justice servent souvent à donner de la visibilité médiatique à une injustice. Mais je crois que pour défendre le peuple palestinien, on doit s'abstenir de ce type de procédures, qui peuvent être spectaculaires, mais qui ne mènent à rien. Je refuse absolument d'engager des procédures qu'on n'a pas eu le temps de creuser, juste pour l'impact médiatique. Pour le moment, on se concentre sur le sujet principal. Pour ce qui est des complicités, on aura tout le temps nécessaire ensuite. »
Que pensez-vous de la procédure de l'Afrique du Sud auprès de la CIJ ?
« C'est une satisfaction profonde de voir que la procédure d'urgence aboutit, d'autant plus de la part de l'Afrique du Sud, qui réagit en tant que pays des droits de l'homme. La procédure de fond va prendre du temps, mais donner un débat juridique international très riche [voir encadré]. Il ne faut pas s'attendre à du spectaculaire. On a affaire à des États et les auteurs souverains ne se manient pas comme de simples citoyens. Ensuite, c'est la responsabilité des États membres de faire en sorte que les arrêts de la CPI soient appliqués. Le droit international est là pour empêcher qu'advienne un monde qui dépend uniquement de l'argent et des armes. Sur la scène internationale, on peut voir ces derniers temps un isolement d'Israël : quel avenir pour un État qui n'a plus de contacts internationaux, qui se recroqueville sur lui et se construit sur la commission d'un crime ? »
Propos recueillis par Jonas SchnyderLa Cour pénale internationaleCréée en 2002 par le Statut de Rome (traité international), il s'agit d'un tribunal indépendant qui juge des personnes selon le droit international pénal, et dont la compétence porte sur les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, le crime de génocide et le crime d'agression. Quand elle est saisie, le procureur est en charge de mener l'enquête et de rassembler les éléments nécessaires à l'émission de mandats d'arrêt, en vue d'un futur procès – qui ne peut se mener en l'absence de l'accusé. Bien que signataire du traité de création de la CPI en 1998, Israël – tout comme les États-Unis ou encore la Russie – ne l'a pas ratifié lors de son entrée en vigueur en 2002. Au contraire de la Palestine qui y a adhéré en 2015.
La Cour internationale de justiceEn décembre 2023, l'Afrique du Sud a engagé une procédure judiciaire d'urgence contre l'État d'Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ), le principal organe judiciaire de l'ONU, en vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide8. Après plusieurs audiences publiques, la CIJ a rendu une première décision en janvier 2024, prescrivant à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission d'un génocide9 », en attendant de pouvoir se prononcer sur le fond. Face à l'aggravation de la situation à Gaza – « en particulier de la famine généralisée » – l'Afrique du Sud a fait une nouvelle demande urgente auprès de la CIJ en mars, notamment pour lever l'embargo sur Gaza, décréter un embargo sur les armes et ordonner la fin du conflit. Même si les ordonnances de la CIJ sont contraignantes et sans appel, elles sont sans réels moyens d'application car c'est aux États concernés de les mettre en œuvre10.
Débattre du génocide ?Cela fait plusieurs mois que politiques, médias et associations s'écharpent sur l'usage, ou non, du terme « génocide ». Pour Me Gilles Devers, il n'y a pas lieu d'avoir de débats d'opinions ou de points de vue sur cette question, mais de se référer au cadre légal : l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime, adoptée par l'ONU en 1946. Le génocide, défini comme acte commis dans « l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel11 », est avéré si l'une des cinq actions ciblées par la Convention est commise à l'encontre de membres du groupe : meurtre ; atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances ; transferts forcés d'enfants du groupe à un autre groupe. « On parle de destruction de maisons, de déplacements forcés de population, d'attaques contre les civils, de coupure de l'eau et de l'électricité, de la famine et du discours annihilant de certains dirigeants. On retrouve tout cela dans les autres affaires jugées par la Cour, les criminels ne sont pas très originaux. Il y a bien génocide à Gaza », affirme Me Gilles Devers.
1 « Palestine : entre terreur et propagande », CQFD n°225 (décembre 2023).
2 « Israël-Palestine : les enfants, premières victimes de l'horreur », Unicef, 20/03/2024.
3 « Gaza : « Une démission des médias occidentaux » », CQFD n°227 (février 2024).
4 Voir l'entretien accordé au Média le 17/11/2023 : « La CPI peut-elle juger Israël ? Une armée d'avocats porte plainte pour “génocide” ».
5 Figure importante de la lutte pour les droits des Palestiniens depuis de longues années, il a notamment travaillé avec des ONG, associations et avocats palestiniens, pour l'Autorité palestinienne et la société civile.
6 En février 2021, la Chambre préliminaire I de la CPI a décidé que sa compétence territoriale s'agissant de l'État palestinien, en lien avec sa qualité de partie au Statut de Rome, s'étendait aux territoires occupés par Israël.
7 Début mars, le Nicaragua a déposé une requête contre l'Allemagne devant la CIJ, l'accusant de faciliter un génocide dans la bande de Gaza en soutenant Israël politiquement, financièrement et militairement.
8 La CIJ est un tribunal qui s'occupe de régler les différends d'ordre juridique entre les États membres, sur la base du droit international public.
9 L'ensemble des communiqués de la CIJ sont disponibles sur leur site : icj-cij.org.
10 Plus d'informations sur le site d'Amnesty International : « Israël/Gaza : ce qu'il faut savoir sur la décision de la Cour internationale de justice », 08/02/2024.
11 Plus d'informations sur le site du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme : ohchr.org.
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Ode aux fourmis
4 avril, par Pauline Laplace — Elena Vieillard, Dans mon salonTrottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note. Dans cette édition spéciale au Salon de l'agriculture, on cherche nos racines dans le monde paysan.
Salon de l'agriculture, fin février. Il fait un temps de cochon (normal pour Paris). Telle une poule mouillée jusqu'à la moelle, je tourne sur moi-même, la tête dodelinante, cherchant à localiser ce fichu coq qui beugle. Je mets cinq bonnes minutes à réaliser que son cri provient de haut-parleurs disséminés dans les allées extérieures du Parc des expositions. Oh ! C'est quoi cette reconstitution bidon de la campagne ? Entourée d'une masse trépignante de parigots, j'ai une sensation d'élevage en batterie qui n'arrange pas mon humeur morose. Le mouvement agricole est sur le point d'être étouffé, j'ai raté le passage chahuté de Macron, je sais pas où aller… Calme-toi, me dis-je. Reste sur
la terre fermele béton, respire, mais avance quand même. Plus que deux heures avant la fermeture et vu l'immensité des lieux, j'ai intérêt à me grouiller.Les politicards y draguent de lointains électeurs sans avoir à quitter la capitale et marcher dans la boue !J'entre dans le pavillon « Bovin, ovin, porcin, caprin » (qui me fout « Harder, Better, Faster, Stronger » des Daft Punk dans la tête) et me coltine des scènes vues et revues au JT. Vachement médiatisé le Salon de l'agriculture. Forcément. Tous les ingrédients de notre bonne vieille France y sont réunis : produits du terroir, pinard, agriculteurs et animaux de la ferme. Pratique. Les politicards y draguent de lointains électeurs sans avoir à quitter la capitale et marcher dans la boue. Sauf qu'à la téloche, on ne montre pas les enseignes des entreprises qui se gavent sur le dos des travailleurs agricoles : le stand d'Herta trône derrière le ring porcin et celui de Lactalis (fort secoué, ces derniers jours1), s'impose au rayon vache. Échappant au cynisme ambiant, je me perds dans les yeux de Réelle (c'est son nom), une Gasconne des Pyrénées (comme moi !). L'expression « regard bovin » est mensongère : ses yeux sont magnifiques. Alors que mon reflet y apparaît comme dans un miroir de sorcière ressurgissent les souvenirs des étés chez mamie Lucienne, à gambader parmi les 3 000 porcs de l'élevage intensif initié par mon oncle. J'ai beau évoquer mes origines paysannes et montagnardes, ça fait longtemps que je vis en ville. La terre, j'y ai très peu plongé les mains. Jamais par nécessité en tous cas. Faire des études et fuir une vie de chien, le mouvement a commencé avec la génération précédente. La mienne a suivi. Rat des villes ? Rat des champs ? Il y a comme un flottement. Un décalage. Un trou dans la transmission.
Je traverse, sans m'arrêter, des kilomètres de bouffe. Les dégustations sont payantes, ça me fout le cafard. Au pavillon équin (très snob, bien sûr), un exposant du rayon cuir me cire les chaussures – gratos. J'apprends par la pratique qu'un mec à genoux au-dessus de ma bottine, ça ne me remonte pas le moral. Après cette expérience aux confins de la haute bourgeoise, je rencontre une chatte Peterbald. Son nom ? Pétronille Du Fort De La Bosse Marinière. Aussi hideux et prétentieux que cette pauvre bête au poil ras qui doit coûter un prix mirobolant. Décidément, je préfère les vaches. Dehors, il pleut toujours. Des jeunes, ivres, titubent dans les allées. Je remonte leur piste, entre dans le pavillon « agricultures du monde » et là c'est l'explosion. Foule en liesse. Bal populaire. Flonflons. Des types en bérets (boostés au rhum qui circule sur les stands des Antilles) sautent en rythme au son du traditionnel « Freed from desire ». L'un d'eux m'attrape par le bras et m'attire à lui. Flash. J'ai 14 ans au bal de Pouyastruc, ma tête tourne, et ça fait « POOO POLOPOPOPOO POOOO ! » Me dégageant de son emprise, je réalise que cette visite tourne au voyage initiatique. C'est un peu mon Into the wild. Un sursaut de vitalité me pousse à choisir une fin alternative
à l'overdose de champis
au coma éthylique2. Je prends mes jambes à mon cou et traverse le salon tout entier, d'un pas rapide et azimuté. Ne prêtant pas attention aux microscopes de l'Institut national de la recherche agronomique (INRAE), je trace mon chemin vers la lumière.« La FNSEA utilise tous les moyens pour être l'unique syndicat agricole. Dans certains coins, t'es isolé si t'as pas la carte et tu subis des pressions très fortes »« Hé oui ! C'est le salon de l'agriculture industrielle », s'esclaffe Christine qui se tient derrière le stand de la Conf'. « Vous êtes contente d'être ici ? », je lui demande. Elle répond qu'elle trouve ça super tous ces gens qui n'y connaissent rien à l'agriculture, qui sont curieux et viennent se renseigner. Christine fait du raisin de table dans la Drôme et apprécie les retours de ceux qui le mangent : « C'est très important pour moi. Ça donne du sens à mon travail et c'est ça qui fait que j'y prends du plaisir. »
Alors que la délégation d'EELV débarque, entourée de 14 000 caméras, Catherine, productrice de lait à Reblochon, nous rejoint. Elle raconte le jour où elle a découvert qu'elle était adhérente à la FNSEA : « C'est la coopérative qui payait pour nous ! Les adhésions étaient prélevées sur le prix du lait sans qu'on soit au courant, tu te rends compte ?! » Elle se marre, fière d'avoir découvert le pot aux roses et de l'avoir révélé à ses collègues. « La FNSEA utilise tous les moyens pour être l'unique syndicat agricole. Dans certains coins, t'es isolé si t'as pas la carte et tu subis des pressions très fortes. Est-ce qu'il faudrait qu'on soit offensifs comme ça ? C'est pas nos méthodes ! » Elle se marre encore. J'en reviens pas de son enthousiasme. « Qu'est-ce que tu veux, me dit-elle, je sais dans quel monde je vis ! » Et Christine de rebondir : « Bien sûr, on est minoritaires, on est petits… On est tour à tour grain de sable dans le bulldozer et fourmis : on travaille nos idées pour faire avancer les choses. » Alors que je quitte les lieux, sous une pluie battante mais le sourire retrouvé, je pense à ma mamie Lucienne. Vers la fin de sa vie, un jour que je pleurais pour un truc futile, elle m'a dit : « On en a perdu des récoltes, mais on s'en est toujours remis, va. » Elle était toute petite, elle aussi… Et costaude.
Par Pauline Laplace
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« Parler de fascisme, c’est être à la hauteur de la gravité de la situation »
4 avril, par Camille Auvray — ÉliasAutrice d'un ouvrage sur la guérilla armée en Inde, l'anthropologue indo-britannique Alpa Shah vient de publier une enquête sur la répression du mouvement social indien. À la veille d'un 3e mandat présidentiel pour Modi, c'est l'occasion de discuter avec elle du basculement de la « plus grande démocratie du monde » vers le fascisme.
« La subversion n'est pas seulement essentielle à la démocratie ; elle est fondatrice de notre humanité. Dans un contexte où les élites indiennes et mondiales s'emploient de plus en plus à brouiller la distinction entre justice sociale et terrorisme, la solidarité internationale sera décisive. » Ainsi se terminait la préface d'Alpa Shah à la version française de son ouvrage Le Livre de la jungle insurgée – Plongée dans la guérilla naxalite en Inde, publié en 2022 aux Éditions de la dernière lettre. Deux ans plus tard, cet appel à la vigilance résonne d'autant plus fort que la répression politique du régime du suprémaciste hindou Narendra Modi met toujours plus de monde sous les verrous. Ce que l'autrice dénonce dans sa dernière publication sur l'affaire « Bhima-Koregaon » [voir encadré], prenant la défense des 16 figures du mouvement social indien qui croupissent en prison depuis des années, inculpées sur de fausses pièces à conviction1. À travers leurs histoires, elle raconte le naufrage de la démocratie, la compromission des médias et l'impossible justice. C'est avec tout cela en tête qu'Alpa Shah nous propose de caractériser le fascisme indien, sa masculinité islamophobe et ses relents génocidaires2. Entretien.
Mi-avril, l'Inde entière se rendra aux urnes pour des élections générales promises à Narendra Modi, déjà au pouvoir depuis 10 ans (2014‑2024). Que ressens-tu dans ce contexte ?
« Ce qui se passe aujourd'hui, c'est une vision excluante de l'idée de nation qui se cimente pour les décennies à venir »« Je ressens une grande tristesse car, en tant que chercheuse, en tant qu'Indienne de la diaspora, je connais la diversité de ce pays. Et ce qui se passe aujourd'hui, c'est une vision excluante de l'idée de nation qui se cimente pour les décennies à venir. Elle exclut en particulier les 200 millions de musulmans indiens et déploie aussi une idée particulière du citoyen, du maintien de l'ordre, de la morale publique, que je trouve très destructrice. On ne peut pas attendre grand-chose de l'opposition parlementaire, extrêmement faible et divisée. D'autant que les institutions et les médias sont aujourd'hui contrôlés par le BJP*, le parti suprémaciste au pouvoir. Mon seul espoir, pour limiter les dégâts, c'est que Modi n'obtienne pas le type de majorité dont il a besoin pour changer la Constitution. »
À quel État comparerais-tu le régime indien actuel ?
« L'ethnonationalisme religieux à l'œuvre en Inde est une particularité qui lui est propre. Mais en termes d'autoritarisme, on pense à la Russie, à la Turquie, et, d'une certaine manière, aux États-Unis de Trump. Je pense qu'on peut aussi comparer à la Chine, même si certains États préfèrent le nier pour poursuivre leurs accords commerciaux. Alors que si nous examinons le bilan en matière de répression des militants des droits humains, la persécution des minorités, la capture des institutions de l'État et des médias, il y a beaucoup de parallèles. »
Il paraît que le parti de Modi est le plus riche du monde…
« En 2017, Modi a inventé les “obligations électorales” (electoral bonds), un système permettant à des donateurs de financer les partis politiques de manière anonyme et illimitée. Cela a permis au BJP de recevoir d'énormes sommes d'argent de la part du monde industriel – près de 90 % des dons – qui ne sont pas sans contreparties. Le milliardaire Gautam Adani a ainsi obtenu les faveurs de Modi et un accès privilégié aux ressources, aux terres, aux ports, aux aéroports. Et personne ne sait combien il a donné au BJP, sauf le parti au pouvoir qui peut surveiller les personnes qui donnent ou pas. Les sommes reçues sont stupéfiantes et certains disent en effet que le BJP est devenu l'un des partis les plus riches du monde. En février 2024, la Cour suprême indienne a annulé ce schéma de financement, le jugeant anticonstitutionnel. Mais c'est sans doute trop tard vu la position que le parti a réussi à sécuriser. En aucun cas il n'est question de geler les comptes de campagne. On s'attend à voir, comme à la dernière élection en 2019, des dépenses indécentes pour faire gagner Modi : son hologramme partout, et des photomatons à chaque coin de rues permettant à n'importe quel citoyen de prendre des selfies à ses côtés – un dispositif apparemment financé par le ministère de la Défense. »
Au-delà du BJP, Modi s'appuie également sur le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Qu'est-ce que c'est ?
« Pour “association des volontaires nationaux”, dont les membres sont appelés les sanghis. C'est une organisation intrinsèquement liée au BJP qui a été créé en 1925 par des brahmanes, au plus haut de l'échelle des castes. L'objectif était de former une branche armée de l'hindouisme pour se défendre contre les colons et les musulmans. Golwalkar, à la tête du RSS durant 33 ans, et l'un de ses idéologues les plus influents, admirait Hitler et l'extermination des juifs. L'assassin de Gandhi était membre de l'organisation. Interdit sous les Britanniques puis à trois reprises dans l'Inde indépendante, le RSS a continué à s'étendre. Au-delà de ses milices qui sèment la terreur parmi ses opposants, il a développé son action dans toutes les sphères de la société grâce à son syndicat étudiant, son syndicat ouvrier, sa branche féminine, son organisation religieuse, son organisation caritative et d'autres encore. »
Le RSS est-il également présent parmi l'importante diaspora indienne de par le monde ?
« Le RSS a créé ses premières branches internationales dès 1947, en Afrique, au Kenya où je suis née. Il a établi ses propres écoles, les shakas. Il y en avait une dans le quartier où j'ai grandi à Nairobi. Je pouvais la voir depuis la fenêtre de chez ma tante. Je voulais y aller, je les voyais jouer dans la cour ! Je ne savais pas que cet endroit était réservé uniquement aux garçons. Je ne savais pas non plus, et je pense que la plupart des personnes qui y allaient ne le savaient pas, que ces écoles promouvaient également une vision excluante de l'Inde. J'entends dans la diaspora britannique que Modi est la meilleure chose qui ait pu arriver à l'Inde : il lui a permis d'être un acteur majeur sur la scène internationale, bientôt elle sera la troisième économie mondiale et on a même été sur la Lune, rendez-vous compte ! Tout est possible ! »
En dix ans de pouvoir suprémaciste, qu'est-ce qui t'a particulièrement marquée ?
« L'augmentation de la répression contre la dissidence, surtout après 2019, avec des lois antiterroristes systématiquement utilisées contre les défenseurs des droits humains. Les attaques sur les ONG, accusées d'exporter à l'international une vision trop négative de l'Inde. À partir de 2016, les autorités ont suspendu ou refusé de renouveler la licence FCRA [Foreign Contribution Regulation Act] – qui permet de recevoir des dons de l'étranger – de centaines de groupes de la société civile, ou les ont accusés de se soustraire à la loi et ont gelé leurs comptes en banque. C'est ce qui est arrivé à Amnesty International, obligée à licencier du personnel, suspendre ses campagnes et interrompre son travail en Inde. À cela s'ajoute aussi la mise sous silence des médias, avec une liberté de la presse considérablement réduite.
« Ce qui m'a le plus marquée, ce sont ces hommes qui peuvent désormais descendre dans la rue, se regrouper en milices et mener des lynchages publics, voire des émeutes, en toute impunité »Ce qui m'a le plus marquée, ce sont ces hommes qui peuvent désormais descendre dans la rue, se regrouper en milices et mener des lynchages publics, voire des émeutes, en toute impunité. C'est très effrayant. J'ai vu des hommes fiers d'avoir lynché à mort des dalits* parce qu'ils étaient “coupables” d'avoir abattu une vache. Il a été démontré ensuite que les victimes n'avaient fait qu'exercer leur métier d'équarrisseurs ! La police ne poursuit pas les agresseurs ou les met en prison quelques jours, puis les relâche, pendant que certains des militants des droits humains les plus remarquables sont emprisonnés depuis plusieurs années. Et pendant ce temps-là, Modi se targue d'organiser les plus grandes élections du monde, mais ce rituel électoral ne peut plus cacher la montée du fascisme. »
Tu qualifierais donc l'État indien de fasciste ?
« Oui, je pense qu'il est temps d'utiliser ce mot. La manière dont le régime inculque aujourd'hui aux masses une vision excluante de l'Inde, dont il les prépare à s'armer et à se battre contre leurs concitoyens musulmans, la collaboration étroite entre l'État et le capital, la dissidence étouffée, la peur distillée au sein de la société civile, la propagande autour de la figure de Modi ; tout cela présente des similitudes avec des formes antérieures de fascisme ailleurs dans le monde. Parler de fascisme, c'est être à la hauteur de la gravité de la situation en Inde. C'est aussi tenter de rendre inconfortable le déni d'un Occident – et des grandes puissances comme la France – surtout soucieux de conclure des accords d'armement. »
Avant Modi, la démocratie indienne était‑elle en bonne santé ?
« À l'indépendance en 1947, l'Inde devient une république “laïque, démocratique et socialiste”, des idéaux institutionnalisés dans la Constitution. Le parti du Congrès, aux commandes du pays pendant des dizaines d'années, n'est pourtant pas un saint. De 1975 à 1977, nous vivons deux années d'état d'urgence sous la dirigeante du Congrès Indira Gandhi, une horrible période de suppression des droits démocratiques. Les journalistes sont mis en prison, des programmes de stérilisation forcée sont mis en place, des démolitions de bidonvilles entiers sont orchestrées au nom du nettoyage des métropoles. On compare souvent ce qui se passe actuellement avec cette période. Mais aujourd'hui, nous ne sommes pas officiellement en état d'urgence, et le régime s'absout progressivement de toute responsabilité face aux institutions.
« Le BJP est en train d'étendre ces mécanismes de répression et de soutien au grand capital à une échelle jamais vue »Quand on connaît les forêts reculées où vivent lesadivasis*, on se dit qu'il n'y a pas de différence entre le régime de Modi et ce qui se passait sous le gouvernement du Congrès. C'est le Congrès qui a permis l'exploitation massive des ressources minières, et avec elle la destruction des moyens de subsistance des adivasis. Pour lutter contre les révoltes localisées dans ces zones, le Congrès a lancé des campagnes de contre-insurrection, des villages entiers ont été incendiés, les villageois tués ou mis en prison en vertu des lois antiterroristes. Mais aujourd'hui, le BJP est en train d'étendre ces mécanismes de répression et de soutien au grand capital à une échelle jamais vue. Ce qui est nouveau également, c'est la fabrique de l'homme macho, un personnage très patriarcal voulant “préserver et protéger” les femmes, sœurs et mères au foyer. Cette figure masculine hindoue doit protéger la nation, l'hindouisme et sa civilisation. Même les jeunes dalits et adivasis se plaisent à incarner cette nouvelle figure de l'homme indien. »
Pourquoi dis-tu, dans ton livre, que « les graines de la démocratie s'épanouissent en prison » ?
« Il y a quelques années, le régime indien a lancé une opération judiciaire spectaculaire contre des symboles de ce qui restait de mouvement social : 16 personnes venues d'univers militants très différents ont été mises en prison – et y sont toujours pour la plupart d'entre elles. D'où mon expression. Nous sommes beaucoup à nourrir en nous-mêmes des idéaux de démocratie, de justice sociale et de solidarité. De nombreuses personnes en Inde continuent de se battre publiquement malgré les coûts personnels et les intimidations qu'elles subissent. D'autres restent silencieux pour le moment, mais gardent vivantes leurs convictions et leurs conversations. »
Propos recueillis par Camille AuvrayDates-clés
2002 : Près de 2 000 mort·es parmi la communauté musulmane lors d'un lynchage collectif au Gujarat, État dont Narendra Modi est alors ministre en chef (sa responsabilité sera nettement établie plus tard).
2014 : Début du premier quinquennat de Narendra Modi comme Premier ministre de l'Inde.
2018 : Attaques de suprémacistes hindous contre le rassemblement dalit dans la ville de Bhima Koregaon. La police arrête 16 militant·es des droits humains en les accusant d'être à l'origine des violences et d'avoir organisé un complot pour tuer le Premier ministre [voir encadré].
2023 : Narendra Modi est l'invité d'honneur d'Emmanuel Macron pour le défilé du 14 juillet à Paris. Il officialise l'achat à la France de 26 avions de combat Rafale Marine et de trois sous-marins.
2024 : Élections générales du 19 avril au 1er juin. Résultats attendus le 6 juin. Narendra Modi est grand favori pour ce qui serait son troisième mandat.
The IncarcerationsLe 31 décembre 2017, 250 organisations de la gauche extra-parlementaire indienne organisent un grand meeting pour relancer la résistance au pouvoir de Modi. C'est la veille des 200 ans de la bataille de Bhima Koregaon, qui vit des dalits engagés par les forces britanniques mettre en déroute une armée constituée d'Indiens de hautes castes. Le 1er janvier 2018, la célébration de cet anniversaire par des dalits est attaquée par des groupes de suprémacistes hindous, des affrontements éclatent et font un mort. Quelques mois plus tard, une première vague d'arrestations touche plusieurs militant·es chrevonné·es, journalistes, avocat·es, musicien·nes, accusé·es non seulement de soutenir les dalits, mais aussi la guérilla maoïste. En tout, 16 personnes se retrouvent derrière les barreaux, la majorité y est toujours aujourd'hui, sans aucune date de procès. Alpa Shah s'est emparée de cette histoire pour dresser une impressionnante fresque de l'Inde sous Modi. Avec son sens du portrait déjà à l'œuvre lorsqu'elle nous présentait les guérilleros du Livre de la jungle insurgée, ce sont cette fois les « incarcéré·es » dont elle dépeint les parcours de vie grâce à des centaines d'heures d'entretiens menés avec leurs proches. On découvre Stan Swamy, le prêtre jésuite indien qui finit sa vie aux côtés des adivasi, Sudha Bhardwaj, syndicaliste et avocate, Anand Teltumde, universitaire et porte-voix des dalits. D'autres combattaient les sociétés minières ou l'islamophobie d'État. L'occasion pour l'autrice de nous raconter l'Inde révoltée des années 1970 au tournant du 2e millénaire, à travers le récit de ces enthousiasmantes grèves ouvrières, mouvements de sans-terre ou rassemblements étudiants, invisibilisés par l'histoire officielle. Alpa Shah se fait aussi journaliste d'investigation et mène l'enquête sur ce qui se révèle être une véritable machination policière contre le mouvement social. L'État accuse les incarcéré·es d'avoir fomenté un attentat contre Narendra Modi lui-même. Le livre établit comment la police est allée jusqu'à insérer dans les ordinateurs de plusieurs prévenus, à l'aide d'un logiciel, de faux documents – dont une lettre qui évoquerait ce projet d'assassinat. The Incarcerations, c'est finalement l'histoire contemporaine de la lutte pour la justice et la dignité des trois principales minorités de l'Inde – les adivasis, les dalits et les musulman·es .
Par C.A.
1 The Incarcerations – BK-16 and the Search for Democracy in India, William Collins, mars 2024.
2 « En Inde, le fascisme du roi Modi », CQFD n°222 (juillet 2023).