Accueil > Agenda > CQFD, journal de critique sociale
Articles
-
Tuanbo : danse ou crève
22 novembre, par Thelma Susbielle — Céleste Maurel, Capture d'écran
Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Dernière nouveauté sur Douyin, la version chinoise de TikTok : des jeunes aspirant·es idoles crament leur santé pour danser non-stop en live.
Dans notre société du spectacle bien pourrie de l'intérieur, les corps jeunes finissent toujours par se faire exploiter. Sur le réseau Douyin, la version chinoise de TikTok, un nouveau format vidéo est en pleine expansion : le tuanbo, ou livestream de groupe. Dans ces shows en direct, des escouades de cinq à sept danseur·ses enchaînent les chorégraphies, tandis que les spectateur·ices envoient des cadeaux virtuels payants pour influencer la danse. Les algorithmes dictent en temps réel qui reste sous les projecteurs et qui disparaît, transformant la scène en arène numérique où l'attention est une marchandise et les êtres humains des pantins désarticulés.
Né de l'interdiction des émissions de télé-réalité d'idoles1 en 2021, le tuanbo s'est vite imposé comme un marché colossal : plus de 5 000 studios se disputent la visibilité, et le secteur devrait dépasser 15 milliards de yuans (environ deux milliards de dollars) cette année. Les performances se vendent comme des actions en bourse : chaque clic, chaque cadeau numérique compte. Ce n'est plus seulement un spectacle. C'est une économie de l'attention où le corps et l'énergie des jeunes artistes deviennent capitaux.
Mais derrière les chiffres et les lumières colorées, la réalité est beaucoup moins glamour. Comme le raconte le média chinois Sixth Thtone, des centaines de jeunes femmes – et d'hommes – s'abîment la santé en espérant se faire repérer. Lu Yingcheng, 20 ans, a abandonné ses études et un contrat d'idole pour rejoindre un studio, oscillant entre anxiété, épuisement et espoirs de célébrité. Après avoir investi des années dans des cours de danse ou de comédie, ces aspirant·es stars se retrouvent à conjuguer lives interminables et performances épuisantes pour un salaire modeste et une reconnaissance limitée.
Dans les studios comme ceux de Peach Island, les journées peuvent durer de six à sept heures de direct, suivies de réponses aux messages et de répétitions supplémentaires, avec interdiction de contacts privés avec les fans. Le rythme est infernal : chaque geste, chaque sourire, chaque note de musique doit être calibré pour maintenir l'algorithme attentif et les spectateur·ices engagé·es. La créativité est oubliée, tandis que la fatigue devient une norme.
Au final, le tuanbo n'est pas seulement un phénomène culturel : il est la vitrine la plus crue de l'exploitation capitaliste. Les rêves d'idoles sont transformés en performances interchangeables, destinées à nourrir un flux numérique insatiable. Derrière les paillettes et les pétales virtuels, c'est surtout une course aux dons financiers. Tandis que les plateformes et les studios empochent les gains en exploitant l'énergie et la fragilité de ces jeunes qui rêvent de devenir des stars. Pendant ce temps, le marché, lui, ne s'épuise jamais.
Thelma Susbielle
1 En Asie, la fabrique des idoles transforme la jeunesse et le talent en produit commercial standardisé, en contrôlant leur image, formation et interaction avec les fans.
-
Exarchia sans les condés
22 novembre, par Émilien Bernard — Triton, Bouquin
« Vivre sans police ? […] C'est bien beau mais comment ? […] Et pourquoi ? Tout le monde trouve-il vraiment la police superflue ? ». Voilà quelques-unes des interrogations qui traversent Vivre sans police (Agone, octobre 2025), de l'ami Victor Collet, consacré aux lendemains des émeutes de décembre 2008 à Athènes. Pour focale, le mythique quartier d'Exarchia niché au cœur de la capitale, qui a un temps résisté à l'invasion policière.
6 décembre 2008, Athènes brûle. Pour étincelle, l'assassinat par un policier d'Alexandros Grigoropoulos, 15 ans. Les jours suivants, l'ardeur émeutière ne faiblit pas, avec pour épicentre le quartier athénien d'Exarchia, déjà auréolé d'une tradition de résistance – à la dictature puis au néolibéralisme vampire. La décennie qui suit s'inscrit pleinement dans cet héritage, Exarchia expérimentant un quotidien quasiment exempt de gent policière. Formidable ? Bien sûr. Mais cela ne va pas sans heurts, tant « le mythe n'a rien du long fleuve tranquille », écrit Victor Collet, qui ausculte l'évolution d'un quartier où l'auto-organisation devient centrale. Ayant résidé sur place à de multiples reprises, de 2014 à 2021, il offre le récit vivant d'une expérience où le slogan « Batsi ! Ghourounia ! Dolofoni ! » [« Flics ! Porcs ! Assassins ! »] se double d'une concrétisation pleine d'enseignements.
6 décembre : l'étincelle« Le 6 décembre et ses suites ont souvent été comparés à la lutte des Gilets jaunes. J'y vois plutôt une ressemblance avec les émeutes de banlieue, comme celles de 2024 après la mort de Nahel. Dans les deux cas, ça part d'un meurtre policier. Et on retrouve ici et là-bas une conflictualité très marquée dès le départ, alors que l'éruption est totalement inattendue.
Exarchia est un refuge, un îlot de tranquillitéÀ Athènes, les flics se pensaient tout puissant, d'où les circonstances de ce meurtre policier : Alexis a été tué de sang-froid dans un quartier très politisé, au beau milieu d'une rue prisée par la jeunesse radicale. Le mouvement anar est alors beaucoup plus conflictuel qu'ailleurs en Europe. Rappelons que la démocratie grecque est très jeune, le régime des colonels étant tombé en 1973-1974. Le mouvement antiautoritaire se développe donc tardivement, auprès de jeunes qui pour beaucoup ont eu des parents communistes et/ou exilés par un régime soutenu par la police. Il n'a pas eu le temps d'être adouci par des compromis avec les institutions ou des vagues de répression. De plus, l'explosion se déroule dans un pays où l'État est alors affaibli et en pleine course en avant néolibérale.
Point important : ce n'est pas un mouvement coupé du reste du pays. Les secousses du 6 décembre 2008 se communiquent à toutes les grandes villes. Idem pour Athènes : si Exarchia fait office de lieu emblématique, beaucoup de quartiers sont en lutte. D'autant que l'antagonisme envers l'État est déjà présent partout. En cette période de délitement économique, attisé par la crise des subprimes, beaucoup ont dû faire sans lui. L'auto-organisation est une réponse à cette absence. Basiquement : nous contre la police et l'État. »
Urbanisme favorable« En 2008, Athènes a un côté motor city, avec une pollution sonore omniprésente et des périphéries désindustrialisées. Délaissé par les plans d'urbanisme, Exarchia est donc un refuge, un îlot de tranquillité à dix minutes à pied du Parlement. Cela s'accompagne d'une multiplicité de lieux squattés, pour la plupart ouverts sur l'extérieur et n'accueillant pas que des militants : beaucoup d'exilés et de familles y sont installés.
Par ailleurs, l'urbanisme du quartier est propice à la lutte urbaine, avec des petites ruelles et des intersections très rapprochées. Parfait pour se replier quand ça chauffe. En 2017, j'ai assisté à une manifestation mêlant antifas et queers contre Aube dorée1. Quand les mats (les CRS locaux) ont chargé, tout le monde s'est replié sur Exarchia, avec quelques camarades postés à l'entrée du quartier des Molotov à la main. Une situation permise notamment par le refus de la logique sécuritaire et des caméras de surveillance. Celles installées dans le quartier à l'occasion des JO d'Athènes en 2004 n'ont pas tardé à être explosées. »
Police en retrait« Au fil du temps, Exarchia est globalement déserté pas la police. Les flics savent que le niveau d'antagonisme sera élevé s'ils s'y aventurent en masse. Ils restent donc en retrait, sauf pour quelques incursions ciblées. D'autant qu'ils redoutent une extension hors d'Exarchia de cette conflictualité exacerbée.
Deux militants du parti néonazi sont abattus en pleine rue. Le message est clair : cela peut tomber sur n'importe quiEt si beaucoup craignaient le chaos, la vie sans police est tout le contraire d'un bordel permanent. Quand je m'y rends pour la première fois en 2014, je suis d'abord étonné par le calme ambiant. En dehors des événements symboliques comme les manifs annuelles du 6 décembre, l'atmosphère est plutôt bon enfant.
Il y a par contre divers points de tension, à commencer par la lutte contre Aube dorée. Alors que les ratonnades racistes ou politiques se multiplient au début des années 2010, la contre-attaque ne tarde pas. Elle culmine quand le rappeur antifa Pávlos Fýssas est abattu en 2013. Cela déclenche des manifestations de plusieurs milliers de personnes. Dans la foulée, deux militants du parti néonazi sont abattus en pleine rue. Le message est clair : cela peut tomber sur n'importe qui. Et les militants d'Aube dorée finissent par raser les murs. Il y a clairement un gouffre avec ce qui s'est passé quand Clément Méric a été tué par des fascistes. En France, l'État a fait en sorte que la colère soit très encadrée. Alors qu'en Grèce, le double assassinat a été revendiqué sans qu'il y ait la moindre arrestation. Là aussi, cela se doublait d'une lutte contre la police, qui avait souvent pris le parti d'Aube dorée dans les affrontements de rue.
Suite à ça est arrivé un autre ennemi : la mafia et ses dealers, devenus omniprésents à Exarchia à partir de 2016. En réponse, des groupes d'autodéfense ont commencé à patrouiller dans les rues. Face à la démission étatique, l'autogestion s'est imposée. Cela n'a rien d'anodin, comme je l'écris dans le livre : “[C'est] l'une des rares preuves en actes de la possibilité concrète de se passer de l'État, de la police, et de renverser l'idée dominante de leur nécessité.” Par contre, c'est rapidement devenu hors de contrôle, avec la présence accrue de commerçants, de hooligans ou d'experts en sécurité autoproclamés. Une situation complexe, qui a provoqué l'atomisation de nombreux groupes militants. Certains étaient dégoûtés par la militarisation affichée et l'exhibition des armes à feu. Autre reproche adressé aux manifestants anti-dealers : leur tendance à vouloir pacifier le quartier jusque dans les actions politiques des tenants de l'insurrection permanente, avec une forme de lissage du radicalisme. »
Le crépuscule d'Exarchia« Est-ce que l'histoire du quartier est celle d'une défaite ? Oui si l'on se focalise sur la situation actuelle. Il y a par contre eu un cumul d'expériences assez bluffant. Si on prend la question de la solidarité avec les exilés, ça a pris des proportions impressionnantes, avec l'accueil de milliers de personnes. Idem pour l'occupation de lieux : il y en avait entre 50 et 60 en 2019, avant la vague d'expulsions. Ça a été une longue décennie de luttes instructives. Jusqu'à ce que le capitalisme reprenne la main, notamment via l'explosion du tourisme et d'Airbnb. Dans le même temps, la police s'est modernisée : en 2008, ils étaient complètement dépassés par la conflictualité des manifestants, en chemisettes et armés de gazeuses. Aujourd'hui, ce sont des Robocops.
Dernier point qui a précipité le délitement de l'expérience : la folklorisation de la lutte. Il y a très vite eu une forme de riot-porn qui a attiré des gens de toute l'Europe.
Des commerçants ont commencé à vendre des t-shirts ACAB et les hipsters fans de street-art ont déboulé en masse.Il faut dire que c'était plus vendeur qu'une zone humide paumée où tu te cailles. Le quartier est devenu aussi bien symbole de rébellion que d'atmosphère authentique en plein centre-ville. Ça a eu des effets délétères, dont l'invasion de touristes. Des commerçants ont commencé à vendre des t-shirts ACAB et les hipsters fans de street-art ont déboulé en masse. La gentrification a logiquement accompagné ces transformations, avec une hausse du prix du logement. Une évolution similaire en certains points à celle observée à Marseille, passée de ville qui fait peur à attraction pour touristes.
Lors de mon dernier séjour en 2021, juste après la crise Covid, je n'ai plus retrouvé le parfum de liberté que j'associais au quartier. Ce qui m'avait tant plu dans ces rues avait disparu, d'autant qu'il y régnait désormais une omniprésence policière. Il reste pourtant des lieux occupés et une solidarité active, par exemple envers les exilés. Comme beaucoup le disent là-bas : la lutte ne meurt jamais. Mais la vie sans police n'est pour l'instant plus d'actualité. »
Propos recueillis par Émilien Bernard
1 Aube dorée est un parti politique grec néonazi.
-
De l’art et des cochons
22 novembre, par Orianne Hidalgo-Laurier — Caroline Sury, Le dossier
Au pays de l'exception culturelle, les politiques publiques sabordent le budget de la culture, ouvrant un boulevard aux fortunes privées et à l'extrême droite pour faire de l'entrisme. Dans ce secteur, l'union des droites est déjà consommée. En Provence-Alpes-Côte-d'Azur, la « Trajectoire Valeurs » de Renaud Muselier déclare la guerre au « wokisme ».
« Il était temps de mettre un coup d'arrêt aux dérives communautaires du maire de Marseille […] Nous avons, nous aussi, nos traditions et nos racines chrétiennes. Il était temps de les faire respecter. » Face à la caméra de CNews, Stéphane Ravier, sénateur (ex-RN et Reconquête) des Bouches-du-Rhône, exulte : le docu-fiction prosélyte Sacré Cœur, promu par les chaînes du groupe Bolloré, sera projeté au château de la Buzine, à Marseille. La municipalité, qui s'était opposée à sa diffusion au nom du principe de laïcité et au grand dam de la droite locale, y a été contrainte le 25 octobre dernier par le tribunal administratif. Pourtant, c'est au nom de cette même laïcité que le président de Région, Renaud Muselier (Renaissance, ex-LR), avait fait voter en catimini la charte « Trajectoire Valeurs » en avril dernier, comprenant le « renforcement du contrôle des subventions régionales dans les domaines du sport et de la culture, pour prévenir toute dérive séparatiste ou atteinte à la laïcité ».
Partout en France, les fanges réactionnaires instrumentalisent les droits de l'homme et du citoyen pour mener leur guérilla culturelle et idéologiqueInspirée par une motion du RN, celle-ci se résume ainsi : « Vision, Autorité, Liberté, Europe, Respect, Souveraineté ». Des mots clefs qui ne sont pas sans rappeler ceux derrière le projet Périclès du milliardaire ultra-conservateur Pierre-Edouard Stérin : Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes.
Sous ses airs de comédie de boulevard, l'anecdote n'est pas un cas isolé. Partout en France, les fanges réactionnaires instrumentalisent les droits de l'homme et du citoyen pour mener leur guérilla culturelle et idéologique. En mai dernier, c'est Laurent Wauquiez (LR) qui suspend toutes les aides de sa région à l'Université Lyon 2 sous prétexte de « dérives islamo-gauchistes » et arrose dans le même temps de 450 000 euros le spectacle à la gloire du roman national Raconte-moi la France. L'année précédente, c'est le coup d'éclat de la collectionneuse Sandra Hegedüs qui démissionne du conseil d'administration de l'association des Amis du Palais de Tokyo, fustigeant le « wokisme pro-palestinien » du centre d'art. Des attaques auxquelles s'ajoutent nombre de concerts et spectacles annulés sous pression de groupes identitaires et catholiques. Ceux-ci vont même jusqu'à cyberharceler les artistes racisé·es comme Rébecca Chaillon ou, à l'instar du groupuscule Sword of Salomon (« l'Épée de Salomon »), menacer de mort un artiste gazaoui accueilli à l'école supérieure des Beaux-arts d'Aix-en-Provence, dans le cadre du Programme national d'accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil, sans que cela n'émeuve les pouvoirs publics. Au pays de l'exception culturelle, les politiques dézinguent le budget de la culture – celui de la région PACA a baissé de 7,7 % par rapport à 2024 –, tandis que l'empire médiatico-éditorial de Bolloré se charge de donner une légitimité intellectuelle aux thèses du grand remplacement et de la déculturation.
Chasse aux sorcièresFace à la violence brute des réseaux de l'extrême droite, une simple charte « républicaine » paraît inoffensive. D'ailleurs, Trajectoire Valeurs aurait provoqué peu de remous si elle n'avait pas servi à cibler d'emblée l'école Kourtrajmé de Marseille en mettant fin à la subvention régionale de 75 000 euros.
Nombre d'intermittent·es isolé·es se sont vu·es renvoyer ou refuser leurs demandes de subvention car les dossiers étaient écrits en écriture inclusiveDepuis 2018, à l'initiative du réalisateur primé Ladj Ly, l'association offre des formations aux métiers du cinéma à destination d'un public éloigné du sérail, dans un but d'insertion sociale et de lutte contre les inégalités. « On a reçu un communiqué de presse qui disait qu'on était wokistes et islamistes », témoigne Marie Antonelle Joubert au micro des « Pieds sur Terre » sur France Culture. La directrice de l'école marseillaise apprend la décision suite à une séance du conseil régional qui « a commencé avec un hommage à Jean-Marie Le Pen ». Elle n'a jamais obtenu de rendez-vous avec Renaud Muselier.
Kourtrajmé n'est qu'un arbre qui cache la forêt. Nombre d'intermittent·es isolé·es se sont, comme elle, vu·es renvoyer ou refuser leurs demandes de subvention car les dossiers étaient écrits en écriture inclusive – interdite par la charte Trajectoire Valeurs – indice d'un dangereux « islamogauchisme ». Les demandes d'aides d'autres collectifs comme Les Têtes de l'art ont tout simplement été écartées : leur site internet était en inclusif. « Sur le fond, votre plan “Valeurs” est un marqueur politique, dicté par le Rassemblement national, et ne répond pas aux véritables défis de la langue française, comme l'appauvrissement du vocabulaire ou la polarisation de la pensée, réagit le directeur Sam Khebizi dans une vidéo publiée sur leur site. Cette décision pénalise non seulement notre association, mais aussi les centaines d'artistes et d'opérateurs culturels que nous accompagnons […] En validant la démarche du Rassemblement national, vous prenez le risque de fragiliser l'ensemble du tissu associatif et de rompre la confiance avec les partenaires engagés à vos côtés. »
OPA idéologiqueLe chantage idéologique aux aides publiques pousse les acteur·ices du secteur culturel dans les griffes du privé. Kourtrajmé prévoit de se tourner vers Netflix. Les intermittent·es courent derrière les cachets et vont aux plus offrants. En PACA, c'est Rocher Mistral qui recrute à tour de bras. Ce parc à thème, construit sur le modèle du Puy du Fou du royaliste Philippe de Villiers, promeut la « Provence éternelle » (sic). Là-bas, « la Bible est plus importante que le code du travail », de l'aveu d'un ancien employé.
Le spectacle historique est désormais la chasse gardée de l'extrême droiteEt, bien que sous le coup de multiples procès, il reste applaudi et soutenu à hauteur de sept millions d'euros par la Région : dans le plus vieux château provençal, des spectacles contre-révolutionnaires rendent gloire à l'aristocratie blanche et catholique menacée par des hordes de péquenots incendiaires ou encore un éloge son et lumière à l'empereur Napoléon. Son propriétaire, Vianney d'Alençon, est par ailleurs à l'initiative du rachat de l'École supérieure de journalisme de Paris, aux côtés de Bolloré, Arnault, Saadé et Dassault, dont il est sacré directeur. Le spectacle historique est désormais la chasse gardée de l'extrême droite. Et pour cause, le directeur du château de Chambord vient d'annuler la création de l'historien Patrick Boucheron et du metteur en scène Mohamed El Khatib autour « des Renaissances » arguant ne pas vouloir être « l'otage d'un discours militant » – gauchiste donc.
La résistance s'organiseContrairement aux institutions culturelles, des syndicats et collectifs d'artistes ont dénoncé la purge aux accents trumpistes de la Région à l'ouverture du Printemps de l'Art Contemporain à Marseille. « Le directeur du Réseau PAC nous avait invités à venir lire un texte sur les coupes budgétaires. Le plan Trajectoire Valeurs était tombé juste avant, donc il fallait qu'on en parle, retrace l'artiste Emmanuel Simon, membre du Syndicat des Travailleur·euses Artistes Auteur·ices (STAA CNT-SO). Le directeur de la culture à la Région était là. Il y a eu des prises de paroles de la Mairie, de la DRAC, etc. Dans l'expo, il y avait une vidéo de Trump. Tout le monde s'enorgueillissait “Trump met des murs, nous on construit des ponts”. On a modifié au dernier moment notre texte, en disant que les élus pouvaient bien faire des blagues, ils faisaient la même chose que Trump. Le mec de la Région a fait son caca nerveux en direct. Il s'est retourné vers le directeur hyper énervé, en disant qu'il était pris au piège. Ça a été une première réaction, après on a lancé une tribune. » Ces collectifs ont bien compris que le nerf de la guerre reste économique. Appuyés par la commission culture du PCF à l'Assemblée et au Sénat, ceux-ci militent pour « la continuité de leurs revenus »1. « Une autre piste émerge, conclut Emmanuel Simon, une sécurité sociale de la culture, portée par Réseau salariat. Il s'agit de créer des enclaves communistes dans la société capitaliste pour ne plus dépendre des financements étatiques et privés – soit l'extrême droite. C'est utiliser démocratiquement la valeur de notre travail. » Autrement dit, la mutualisation : un véritable horizon politique qui a déjà fait ses preuves. Pour l'heure, la Région n'a pas répondu à nos sollicitations. Renaud Muselier s'est contenté d'avouer, dans la presse locale, « être allé trop loin » sur l'écriture inclusive et préfère désormaiscirconscrire cette interdiction aux documents adressés à la collectivité.
Orianne Hidalgo-Laurier
1 Lire « Tribune : pour une continuité de revenus des artistes auteur·ices », sur le site du Syndicat des travallieur·euses artistes-auteur·ices CNT-SO (16/03/2024).
-
Abandon du 49.3 : merci patron !
21 novembre, par Léo MichelLa macronie, ou du moins ce qu'il en reste, nous avait promis un budget « du dialogue ». Le 49.3 ? Mis au placard, juré craché, foi de Lecornu. Mais pourquoi s'en servir et risquer la censure quand on dispose d'un arsenal juridique complet pour neutraliser le Parlement ?
Évitant de justesse la censure grâce au soutien de députés qui ne partagent avec le socialisme qu'un substantif, Lecornu promettait lors de sa déclaration de politique générale du 14 octobre de renoncer à l'utilisation de l'article 49.3 de la Constitution pour faire adopter le budget de l'État. En laissant l'Assemblée nationale et le Sénat débattre des recettes et des dépenses publiques pour l'année 2026, la macronie agonisante s'évite un nouveau risque de censure et s'offre un ripolinage démocratique à moindre frais. Après avoir malmené les institutions de la démocratie bourgeoise, elle assure « changer de méthode » dixit son Premier ministre. En réalité, l'exécutif a simplement changé d'outil. Même logique, autre tournevis.
D'abord, la LOLF, la fameuse Loi organique relative aux lois de finances. Son acronyme fleure bon le sigle de comptable heureux, mais son effet tient plus de la camisole que du tableur. Elle range les dépenses en missions et programmes soigneusement verrouillés, plafonnés. Le Parlement peut y toucher, certes – à condition de ne pas toucher aux murs porteurs. En d'autres termes, il peut décider de supprimer des dépenses ou de redéployer de l'argent d'une politique publique vers une autre mais seulement si elles sont dans le même bloc. Interdit de supprimer trois canons Caesar pour financer l'éducation. Envie de plus de moyens pour l'école primaire ? Il faudra rogner sur le secondaire.
Ensuite, l'inusable article 40 de la Constitution, le cadenas en or massif de la Ve République. Il interdit à tout député ou sénateur de faire passer un amendement ou une proposition qui augmenterait la dépense publique, même d'un ticket de métro. Vous pouvez toujours inventer des recettes : taxe « trucmuche », impôt plus progressif, contribution de justice ou redevance sur les yachts de luxe – rien n'y fera. Pourquoi ? Parce que le gouvernement garde la main sur le montant des dépenses publiques et sur leur répartition. Résultat : le débat parlementaire sur les dépenses devient un exercice d'équilibrisme dans une cage à chiffres.
Coquetterie institutionnelleEt surtout, ultime carte dans la manche du gouvernement : l'article 47 de la Constitution. Soixante-dix jours, pas un de plus : passé ce délai, que les élus ne soient pas parvenus à voter un budget pour l'année à venir, et hop ! le gouvernement boucle tout par ordonnance. Sans vote, sans honte, sans Parlement. Et dans une Assemblée sans majorité claire, l'affaire est probable. Pour Macron c'est l'opportunité de se replacer en garant de la « stabilité des institutions ». Depuis sa création en 1958, l'article 47 n'avait jamais été utilisé, les gouvernements disposant jusqu'alors d'une majorité à l'Assemblée nationale, ou à tout le moins d'assez de députés pour éviter une censure en cas de 49.3. Si la macronie se passe de ce dernier, ce n'est pas par vertu, c'est qu'elle a trouvé plus sournois encore.
Léo Michel -
L’école-usine
15 novembre, par Loïc — Mona Lobert, Échec scolaireLoïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
Dernière semaine avant les vacances. La timide ambiance révolutionnaire du mois de septembre est retombée comme un soufflet. Aux dernières semaines d'été, entrecoupées par les grèves, se succèdent les longues journées d'automne, à regarder tomber les feuilles depuis la salle de classe. Sur les chaises, dès le matin, certains gigotent, pressés que la Toussaint arrive. D'autres n'attendent même plus cinq minutes pour écraser leur tête sur la table et récupérer les heures de sommeil manquantes. « Vous savez que je dors pas vraiment monsieur ! J'écoute en dormant, j'enregistre mieux ! » ironise l'un d'eux. Je n'ai plus l'énergie de la rentrée pour les réveiller, moi aussi je comate. « En vrai monsieur cette dernière semaine elle passe lentemeeeeennt », geint un élève.
Alors que le temps s'étire pour tout le monde, je décide qu'on étudie un ouvrage à propos. Dans son roman À la ligne (La Table Ronde, 2019), Joseph Pontus raconte, sous forme de versets, son expérience d'ouvrier intérimaire dans une usine où il dépote des crevettes. Il y écrit « l'usine est/plus qu'autre chose/un rapport au temps/qui ne passe/qui ne passe pas/Éviter de trop regarder l'horloge/rien ne change des journées précédentes ». Un des élèves endormis entre-ouvre l'œil « Monsieur, c'est pareil qu'en classe, l'usine ! et pointe l'horloge au-dessus du tableau, Faut pas trop la regarder ! » Les autres acquiescent : « Monsieur l'ennui c'est horrible, ya pas pire, je pense qu'à rentrer chez moi toute la journée », confie un autre que je vois souvent le regard dans le vide, comme anesthésié.
La lecture continue : « Tu rentres/Tu zones/Tu comates/Tu penses déjà à l'heure qu'il faudra mettre sur ton réveil/Peu importe l'heure/Il sera toujours trop tôt ». Ici, comme à l'usine, l'ennui et la fatigue n'empêchent pas l'anxiété. « Ça fait flipper, même quand on est chez nous l'école est dans notre tête, même pendant notre temps libre », analyse le même élève le regard grave. Et la séance prend les airs d'une thérapie collective : « C'est vrai ! Et du coup ça génère du stress, t'y penses tout le temps ! » renchérit un autre. J'en profite pour rappeler que c'est pareil pour les profs : « Même si on passe moins de temps que vous en classe, on stresse aussi, et je me lâche, Moi aussi j'en peux plus de ces salles toutes blanches ! » Plus personne ne dort. La discussion glisse du manque de compréhension des parents aux dénigrements et aux pressions de certains profs, pour retomber sur l'usine où ils vont parfois faire des stages : « C'est comme l'école mais en pire, soit le travail est répétitif et ça rend fou, soit il est dur physiquement et ça fait mal, soit carrément le patron t'en donne pas et t'attends dans un coin ! » Quand on est prof, on minimise souvent les pressions qu'on fait porter sur les élèves et on n'écoute que trop peu les souffrances qu'ils vivent. C'est pourtant l'âge où apparaissent souvent les premiers signes de mal-être. Selon une étude de Santé publique France datant de 2022, 25 % des lycéens déclarent avoir eu des pensées suicidaires dans la dernière année. L'école-usine n'y serait-elle pour rien ?
Loïc





