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USA : droit dans le mur
16 décembre, par Émilien Bernard, Pauline LaplaceS'il y a un thème qui a dominé la campagne présidentielle de l'ogre Donald Trump, c'est bien celui de l'immigration, immanquablement traitée sous le prisme de « l'invasion ».
S'il y a un thème qui a dominé la campagne présidentielle de l'ogre Donald Trump, c'est bien celui de l'immigration, immanquablement traitée sous le prisme de « l'invasion ». Sous son impulsion, une avalanche de saillies racistes a inondé les médias, dépeignant les personnes en exil, et en premier lieu les Mexicains, comme des « meurtriers », des « violeurs » ou des « voyous ». Avec parfois quelques variantes : les immigrés haïtiens « mangent les animaux domestiques des habitants », les migrants ont de « mauvais gènes » qui les poussent au crime et « empoisonnent le sang » de l'Amérique, etc. Une focale réactionnaire, raciste et répressive qui a submergé le narratif déployé autour de la frontière américano-mexicaine, contaminé les esprits, et donné l'élan électoral nécessaire à la désastreuse victoire du toxique en chef.
Mais Trump et son aréopage de fous dangereux ne sont pas les seuls à déshumaniser les personnes en exil. Chez les Yankees (comme ailleurs), la question des barrières frontalières et du repli identitaire n'avance pas seule. Elle est portée par un écosystème politico-médiatique de plus en plus poreux aux plaidoiries haineuses et fascistes. Derrière les discours, bien sûr, une réalité économique : les technologies sécuritaires rapportent du fric, et les migrants, du fait de leur extrême précarité, constituent une main-d'œuvre peu chère et corvéable à merci.
Loin de porter un projet d'émancipation, la gauche molle américaine menée par Kamala Harris n'a eu de cesse de s'aligner sur ce nivellement identitaire par le bas, échouant totalement à composer une alternative enviable. Ce que dénonçait Naomi Klein dans un récent entretien1 : « Sur l'immigration, [Kamala Harris] a passé son temps à répéter qu'elle était plus dure que lui. Elle a joué selon ses règles, adopté son discours, abandonné tout principe de solidarité, d'universalisme. C'est un renoncement collectif. Maintenant que Trump promet de mener une politique qui ressemble de plus en plus au fascisme, nous allons voir qui nous sommes vraiment. » Notons qu'Emmanuel Macron, qui continue de paver la voie de l'extrême droite en France, s'est empressé de féliciter Trump pour sa victoire et s'est dit prêt à travailler « avec respect et ambition » à ses côtés.
Hors des fantasmes entretenus par les démocrates et républicains, il y a une réalité. Celles et ceux qui passent la frontière, risquent leur vie, se font enfermer et déporter. Celle des habitants de villes coupées en deux, qui se regardent à travers le mur de la honte. Celle des militants et journalistes qui tentent d'y tailler des brèches. C'est à ce réel qu'on s'est cognés, pendant un mois, avant les élections, en remontant la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique, d'ouest en est. On vous livre ici quelques reportages, entretiens, réflexions. Un dossier en forme de témoignage, dans un tournant fasciste, au cœur du laboratoire sécuritaire que constituent les frontières. Depuis ce pays à travers lequel on peut voir, en miroir, ce qui se passe ici, ce qui se passe partout : un étau qui se resserre.
Dossier coordonné par Émilien Bernard et Pauline Laplace
1 « La gauche n'a pas pris la mesure du projet civilisationnel de la droite radicale », Télérama (17/11/24).
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« Poser un contre-narratif à l’idée d’invasion »
16 décembre, par Émilien Bernard, Pauline LaplaceCo-animatrice du site The Border Chronicle, Melissa del Bosque dissèque de longue date l'emballement politico-médiatique autour des questions migratoires aux États-Unis. Elle nous parle de son travail sur la frontière États-Unis/Mexique peu avant la victoire de Trump aux présidentielles.
Border Chronicle est un média né de la rencontre entre Melissa del Bosque, journaliste couvrant la frontière depuis les années 1990 au Texas, et Todd Miller, effectuant le même travail en Arizona. Désormais installé·es à Tucson, iels ont uni leurs forces pour éclairer l'actualité de la frontière sur le long terme. Les articles et podcasts publiés sur leur site proposent des analyses qui dépassent le traitement d'événements façon breaking news, pour laisser de la place à l'histoire et aux contextes, aux paroles et témoignages de celleux qui vivent la frontière. Une barricade faite de récits pour tenter de contrer les discours sécuritaires qui s'appuient sur le mur et gagnent toujours plus de terrain. Entretien avec Melissa del Bosque.
Quand avez-vous décidé de lancer ce média ?
« Le site a été mis en ligne en septembre 2021. On voulait que cette date renvoie au 11 septembre 2001, parce que c'est à partir de là que la frontière a vraiment changé, notamment avec la création du Department of Homeland Security [Département de la sécurité intérieure des États-Unis] et sa police dédiée, la ICE [Agence de police douanière et de contrôle des frontières]. À compter de cette date, la notion d'immigration a été complètement reconfigurée : tout était pensé en termes de sécurité nationale, de criminalisation, avec une attitude défensive de type “we're under attack”. Une sorte de chaos sécuritaire. »
La plupart des médias ont peur de se voir accusés d'être “partisans”. C'est une tradition ici : ne pas prendre position, donner la parole aux deux partisPourquoi l'Arizona ?
« On trouve dans cet État un important tissu de collectifs et chercheurs travaillant sur la frontière, ainsi que beaucoup de militants locaux qui s'impliquent dans l'aide aux personnes en migration. C'est sans doute parce que la traversée sur ce territoire est éminemment dangereuse et que le nombre de morts ne cesse d'augmenter. Dans les communautés frontalières, cette situation passe très mal et les gens se mobilisent naturellement pour tenter de sauver des vies. On peut notamment citer les collectifs Human Borders ou No More Deaths, qui s'inscrivent dans l'héritage du Sanctuary Movement1 né à Tucson. Ceux-ci déposent de l'eau dans le désert et tentant de venir au secours des personnes en détresse. »
Quelle évolution voyez-vous dans le traitement médiatique de la frontière ?
« Todd et moi avons commencé à écrire sur le sujet à la fin des années 1990 et les choses n'ont fait qu'empirer. Il y a tellement de désinformation que les gens sont perdus. Dans le monde entier, des politiques autoritaires se saisissent de la question migratoire et accèdent au pouvoir en s'appuyant sur des boucs émissaires. Mais la particularité des USA, c'est une grande méfiance vis-à-vis de l'histoire, même sur le court terme. Les événements du 6 janvier 20212 ont par exemple été normalisés, alors qu'ils étaient d'une gravité exceptionnelle : une tentative de coup d'État, ce n'est pas rien. Mais quand tu écris un article où tu parles de fascisme, on te répond de façon très violente. On te dit que tu dramatises, que tu es partisane.
Sous l'administration Trump, le Congrès a accepté d'y investir des milliards de dollars, mais Biden a continué ce planLa plupart des médias ont peur de se voir accusés d'être “partisans”. C'est une tradition ici : ne pas prendre position, donner la parole aux deux partis. C'était différent au XIXe siècle, avec des journaux très engagés, mais ça a changé après la Seconde Guerre mondiale, où tout le monde s'est rangé sous une bannière neutre. Voilà comment aujourd'hui, les journalistes en arrivent à traiter Trump comme s'il était un politique lambda, normalisant ses positions qui sont d'une extrême radicalité. »
A priori, on a dépassé la neutralité... Comment la propagande de Trump sur le mur a-t-elle pu s'imposer à ce point ?
« Lors de son premier mandat, beaucoup de grands médias envoyaient des journalistes à la frontière avec une vision critique sur sa politique. Notamment sur la manière dont les familles étaient séparées. Mais ils sont partis quand Biden est arrivé au pouvoir. Il ne restait plus que les médias d'extrême droite comme la chaîne Fox News, qui ont tout de suite posé un discours très cadré, basé sur l'idée que les frontières seraient ouvertes sous Biden et qu'il y aurait une invasion. Une vision proche des tenants du grand remplacement : les Américains blancs seraient menacés par des migrants de couleur venus prendre leur place. En ce moment, par exemple, ils véhiculent une information complètement fausse selon laquelle les démocrates laissent entrer des migrants pour qu'ils votent pour eux. Ces mensonges, répétés en boucle, s'inscrivent dans le grand écosystème Make America Great Again (MAGA), et sont repris par des créateurs de contenus sur les réseaux sociaux.
Il faut dire aussi qu'il n'est plus vraiment question de parti républicain, mais d'un parti MAGA, radical, nationaliste, cleptocratique, corrompu. Et les influenceurs de cette mouvance adorent monétiser la question des migrations. Plus ils gagnent d'argent, plus ils se montrent agressifs, plus ils attirent d'attention et plus ils peuvent vendre en ligne divers produits. Parler migration est donc vendeur aussi bien politiquement que pour faire de l'argent, tandis que les algorithmes favorisent ce type de prise de parole. »
On dit souvent « le mur de Trump », mais ce n'est pas lui qui a pris cette initiative. Et a priori, les démocrates ne sont pas sur la touche quand il s'agit de le renforcer...
« Oui, le projet a démarré bien avant Trump. J'ai vu le mur apparaître au Texas en 2006 : il a été érigé par Georges W. Bush et Obama a continué sa construction. En Californie, ça remonte au mandat de Clinton, fin des années 90. J'ai grandi à San Diego et je me rappelle de cet horrible mur fait de bouts de vieilles pistes d'atterrissage provenant de la guerre du Vietnam. Celui-ci a donc commencé à être érigé en Californie avant de se déplacer vers l'est. Depuis, ils en ont construit des kilomètres en Arizona et au Texas.
Aller voir la réalité, c'est comme un vaccin contre la propagande, contre l'autoritarismeSous l'administration Trump, le Congrès a accepté d'y investir des milliards de dollars, mais Biden a continué ce plan, ajoutant des portes, rehaussant le mur, n'envisageant jamais une autre politique. La tactique des démocrates est de parler de frontières intelligentes, de technologies high-tech : cela passe mieux auprès des gens progressistes. Ils aiment prôner les tours de surveillance, les détecteurs, les drones, les caméras... Du matériel moins visible, mais qui pousse les personnes à traverser par le désert, où ils meurent. Le nombre de morts ne cesse donc de grimper3. C'est vraiment une dynamique bipartisane, avec les deux côtés investis dans le mur au sens large, au service d'un système économique où des entreprises touchent des millions de dollars. C'est comme une boule de neige dévalant la pente et devenant de plus en plus grosse. Et personne ne peut ou ne veut la stopper. »
Comment pourrait-on s'y prendre ?
« Je crois que le grand défi pour les USA, comme pour d'autres pays, notamment en Europe, c'est de trouver d'autres récits. Il va y avoir de plus en plus de déplacements de population à cause du réchauffement climatique, de la corruption, des conflits politiques. Et la rhétorique de l'envahisseur est efficace. Elle s'impose immédiatement en réponse à la colère. Les démocrates sont coincés au coin du ring. Ils se contentent de répondre à ces récits, ou font comme s'ils n'existaient pas : c'est une fuite en avant.
Plus tu es loin du mur, plus tu aspires à sa construction et moins tu connais la réalitéJ'ai travaillé dans un environnement tellement conservateur au Texas que j'ai l'habitude d'avoir en face de moi des personnes désapprouvant absolument tout ce que je fais ou écris. Ma carrière entière a été une réponse à cela. Je me suis efforcée de placer le lecteur dans la peau de celui qui est en situation de migration. Cela permet d'aller contre les stéréotypes, et de montrer en quoi telle personne partage tant de choses avec toi et pourrait être toi. C'est probablement très naïf, mais il faut bien commencer quelque part. Voilà ce qu'on essaye de faire dans Border Chronicle, en ajoutant beaucoup de contexte, d'histoire, d'analyses, pour montrer comment ces personnes se retrouvent dans ces situations, et nous avec, et que cela ne s'est pas passé du jour au lendemain. Ce pays a une tradition d'hostilité contre les migrants, qui se manifeste de manière cyclique. Rappelons qu'il a été fondé sur un génocide, rejetant le droit des natifs à vivre sur leurs terres. Nous sommes à la suite d'une longue histoire de narratifs excluants. »
Pour contrer ces récits, il faut donc se cogner à la réalité du mur plutôt que de le fantasmer...
« C'est pour ça que les collectifs qui s'organisent ici sont si précieux. Ils agissent depuis plusieurs décennies, avec parfois des gens qui viennent de loin, d'autres États américains, voire d'autres pays, se rendant à la frontière à la rencontre des gens qui passent. Ils leur parlent, font connaissance, et déplacent les récits réactionnaires : ce sont souvent des familles qu'ils secourent, ce qui accentue encore l'identification aux personnes. Quand on est engagé là-dedans, l'idée d'envahisseurs devient risible. Une fois que les gens ont fait cette connexion, cela enlève toute peur. Aller voir la réalité, c'est comme un vaccin contre la propagande, contre l'autoritarisme.
Le monde est trop abîmé pour un nouveau mandat TrumpPlus tu es loin du mur, plus tu aspires à sa construction et moins tu connais la réalité. La propagande répétée jusqu'à la nausée produit ce genre d'effet. Un bon pourcentage d'Américains croit qu'il y a une invasion. C'est le cas au Texas, un laboratoire pour la galaxie MAGA. Avec leur gouverneur, Greg Abott, ils ont continué comme si Trump était toujours en place et ont investi des millions et des millions dans la militarisation. Là-bas, la frontière ressemble à une zone de guerre, presque hollywoodienne, et dégage une impression d'agression, de répression. Entre les différentes agences mobilisées, les véhicules blindés, les barbelés, cela ressemble à un show ! »
Trump a parlé de déporter en masse les personnes exilées s'il l'emporte...
« Je crois qu'il a parlé de 15 millions de personnes, alors qu'on estime à 11 millions le nombre d'immigrants clandestins dans le pays. Le pire, c'est qu'il y a souvent des situations complexes : par exemple un père sans papier, mais dont la famille a été régularisée, sachant qu'acquérir la citoyenneté peut prendre des années. Nous verrons bien ce qu'il en est, sachant que Trump fait souvent ce qu'il dit. Dans le même registre, il a aussi annoncé qu'il voulait déployer des militaires à la frontière et qu'il allait s'attaquer aux ennemis intérieurs. En 2016, Trump a été pris par surprise : il ne s'attendait pas à l'emporter et il a mis du temps à s'organiser. Cette fois-ci, il reviendra accompagné de gens encore plus extrêmes et il fera tout pour appliquer son programme. Regardez le “projet 2025” de la fondation Horizon4... Des populations entières vont se prendre sa politique en pleine face : les familles mexicaines déjà évoquées, mais aussi les gens de la classe ouvrière qui le supportent, qui croient à ses mensonges, mais paieront le prix du fascisme s'il passe.
Au Mexique, on appelle ça la malédiction des 100 ans. Un nivellement par le bas qui revient de manière cyclique. J'ai la sensation que c'est pareil partout dans le monde, en parallèle du gigantesque bouleversement en matière de technologie, de médias, de climat. Les gens veulent tout foutre en l'air et se raccrochent à des fantasmes. Même à gauche on entend des gens qui disent “merde, laissons-le gagner, qu'on reparte à zéro”. Le monde est trop abîmé pour un nouveau mandat de Trump. Quand tout sera en feu, certains demanderont : comment est-ce que ça a été possible ? »
Propos recueillis par Pauline Laplace et Émilien Bernard
1 Campagne médiatique, politique et religieuse lancée au début des années 1980 pour attirer l'attention sur le sort des exilé·es d'Amérique centrale, avec diverses églises se posant comme refuge pour personnes en détresse.
2 C'est ce jour-là que des militants de divers groupes états-uniens d'extrême droite ont envahi le Capitole pour tenter d'influer sur le résultat des présidentielles et la victoire de Biden. Bilan : 5 morts.
3 686 morts ou disparus ont été comptabilisés à la frontière en 2022. Lire notamment : « La frontière entre les États-Unis et le Mexique est l'itinéraire migratoire terrestre le plus meurtrier au monde », site de l'OIM (12/09/23).
4 Œuvre d'un think tank conservateur, le « projet 2025 » est considéré par certains comme une feuille de route du prochain mandat Trump et a suscité de nombreuses controverses. Lire notamment, « “Project 2025”, une feuille de route trop extrême même pour Donald Trump ? », France 24 (10/07/2024).
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Moumoute show
5 décembre, par Émilien Bernard, Pauline Laplace — Pauline LaplaceAlbuquerque, Nouveau-Mexique, jeudi 31 octobre. Venu faire campagne sur des terres démocrates à quelques jours des présidentielles, un certain Donald Trump fait son show. CQFD y était, à quelques mètres de l'animal. Récit sauce yankee.
Le soleil n'est pas encore levé, mais la file d'attente pour s'approcher du Graal réactionnaire s'étire déjà sur des centaines de mètres. À quelques jours des élections, il faut être motivé pour voir Donald Jr, en vrai. On est en banlieue d'Albuquerque, au Nouveau-Mexique, sur une petite base aérienne réquisitionnée pour l'événement. Et l'aspect ultra-matinal du rendez-vous n'a pas découragé les ardeurs, ce que souligne avec joie un vendeur de casquettes MAGA (« Make America great again », l'hymne de leur campagne) : les premiers venus étaient là dès trois heures et sa marchandise se vend comme des petits pains, alléluia.
« S'il perd, c'est que les élections auront été truquées. En Californie ils font venir des migrants du Mexique pour bourrer les urnes »Ne pas s'y tromper, ce mouvement de foule aux aurores n'a rien de spontané : les organisateurs ont fait monter la sauce à coups de mails répétés, avec un rendez-vous « conseillé » fixé à cinq heures sur les parkings. Résultat ? Il est six heures du mat', on se caille, et on patiente à la queue leu leu comme des pingouins frigorifiés. Pour se réchauffer, certains discutent à bâtons rompus. Derrière nous, une femme raconte que si en 2016 elle n'avait pas glissé un bulletin pour Moumoute, cette fois-ci, sa religion est faite : « C'est le seul à me rassurer concernant l'invasion des immigrés. » Sur la tête de son compagnon, une casquette « Guns-God-Trump ». Le ton est donné.
Tristes déliresÀ cinq jours du scrutin présidentiel, les sondages donnent les deux candidats plus ou moins à égalité. Mais dans la queue la confiance règne : le magnat de l'immobilier va l'emporter. Seule ombre au tableau, esquissée par un fanatique à qui on ne la fait pas : « S'il perd, c'est que les élections auront été truquées. En Californie ils font venir des migrants du Mexique pour bourrer les urnes », souffle-t-il à voix basse, comme un secret. Un complotisme diffus qui s'invite dans plusieurs échanges. Une quadra collante et passionnée d'histoire assure que sa ville natale, Santa Fe, est la plus vieille du monde. Un autre fondu du ciboulot énumère en désordre les différentes théories du complot auxquelles il adhère, citant les « enfants taupes » élevés par les élites démocrates pour leurs glandes « adrénochrones » censées assurer l'immortalité, et affirme que les téléphones portables cesseront de fonctionner le soir des élections. Celui qui avoue « cauchemarder » toutes les nuits à propos de Kamala Harris et dégaine avec fierté un badge Qanon1 nous tend également sa carte de visite. Bon prince, il suggère de l'appeler le soir du 5 novembre sur son téléphone cellulaire quand Donald Trump aura révélé la vérité au monde – « L'heure des comptes sera sanglante », prévient-il.
On vient là en famille ou avec des amis pour dire que l'heure du changement est venue, que trop c'est tropDerrière les délires, pointe une forme de ressentiment partagé. On vient là en famille ou avec des amis pour dire que l'heure du changement est venue, que trop c'est trop. À l'image de Randal, type à l'air paumé mais gentil, arborant un grand chapeau de cow-boy. Il bosse dans un ranch et, après de lourds pépins de santé, la faillite du commerce de son père et la transformation des villes, si dangereuses à ses yeux, il a décidé de passer le cap électoral. Il se rendra aux urnes pour faire élire celui qui remettra de l'ordre dans un pays en miettes : « Tout a foutu le camp, il est temps qu'il revienne ! »
La bête entre dans l'arèneAprès trois heures, un peu réchauffés par un soleil tardif, on finit par passer les contrôles de sécurité draconiens. Commence alors une nouvelle phase d'attente, cette fois-ci postés devant une estrade vide. Derrière, deux tribunes remplies des plus motivés, munis de pancartes « Trump/Vance », permettront aux journalistes télé de composer des images donnant l'impression d'un plébiscite populaire. Sur les côtés, des écrans géants affichent des messages galvanisés : « Trump will fix it » (Trump va réparer tout ça). En fond sonore, rapidement horripilante, une boucle de cinq tubes vieillots répétés jusqu'à la nausée auditive, parmi lesquels « Macho Man » des Villages People et « Eye of the Tiger » de Survivor. Mascu for ever.
« Tout a foutu le camp, il est temps qu'il revienne ! »Quand le moment fatidique approche, la foule vibre sur « It's a Man's Man's Man's World » de James Brown (décidément). Sur le tarmac, derrière la scène, atterrit un avion dont le flanc est orné d'un grand « TRUMP » écrit en lettres capitales dorées. Les écrans géants retranscrivent son avancée et des centaines de téléphones portables s'élèvent afin d'immortaliser le moment. Après tant d'attente, la tension monte. Encore quelques minutes et il fait son apparition : grand manteau noir, face en plastique où s'affiche à intervalles réguliers un sourire de saurien, il monte sur scène, esquisse trois pas de danse, et se lance, éructant comme il se doit.
Pauvre discoursIl faut entendre un discours de Trump en entier pour comprendre à quel point sa rhétorique est pauvre et répétitive. Les réseaux sociaux et les médias n'en garderont que les points saillants qui, le temps d'un meeting, sont martelés jusqu'à l'absurde, sans que jamais les sujets ne soient un chouïa creusés. Pas de surprise : dès les premières secondes, il s'attaque aux migrants – « gang members », « criminals », « drugs addicts » – et à l'incurie des démocrates qui pratiqueraient une politique d'« open borders » (frontières ouvertes), laissant entrer les pires délinquants que des pays comme le Venezuela ou le Congo déverseraient à dessein, ces scélérats.
Cette obsession frontalière fait partie des quelques thèmes qui reviennent en boucle. Autre moteur à envolées, sa rivale Kamala, « encore plus malhonnête que l'était Hillary », au « QI tout petit », « stupide comme une pierre ». Quant aux journalistes filmant sa prestation depuis une tribune faisant face à la scène, ils sont régulièrement admonestés pour leur malhonnêteté et hués par la foule. Se glissent aussi quelques considérations sur le prix de l'essence qu'il fera baisser, sur un pays cassé qu'il va « réparer », et la machine repart à zéro : rebelote, revoilà les frontières passoires des démocrates, sa promesse de « la plus grande politique d'expulsion de l'histoire des États-Unis », sa détermination à appliquer la peine de mort à tous les migrants ayant tué un Américain, puis Kamala tellement nulle et haïssant ses compatriotes, puis…
Il faut entendre un discours de Trump en entier pour comprendre à quel point sa rhétorique est pauvre et répétitiveCette rengaine infinie finit même par fatiguer certains de ses supporters. Bien sûr, des « USA USA USA ! » et « Trump Trump Trump ! » ponctuent les saillies du candidat, tandis que l'écoute collective de « God Bless America » semble susciter une émotion viscérale et sincère dans les rangées. Mais on note également des personnes endormies sur leurs chaises et d'autres pliant bagage avant la fin pour éviter les embouteillages. Une fois ses quelques lubies éructées, faute de fond, voire de talent à tenir la foule sur la longueur, le vrai Trump semble perdre de son magnétisme. Sa spécialité, les petites pastilles haineuses, agrafées les unes aux autres à la va comme je te pousse, tombent finalement un peu à plat, quand les flottements de son discours ne s'attardent pas mollement dans l'air comme des papillons ivres.
« Vous allez vivre l'histoire », s'enthousiasmait la dame de Santa Fe qui nous collait dans la file d'attente. En un sens, ce n'est pas faux, car les refrains endurés ont finalement porté de nouveau au pouvoir le clown qui rêvait d'être dictateur. Que le spectacle soit mauvais comme un match de catch aux ficelles trop voyantes n'y change finalement pas grand-chose, tant les ressorts de sa propagande mensongère finissent par s'incruster dans la psyché générale. Et ces lumières trop crues, presque obscènes, annoncent une nuit noire prolongée. On songe alors à un tribun d'autrefois, pas mauvais celui-là, un certain Victor Hugo, qui dans La légende des siècles (1877) écrivait : « C'est un funeste siècle et c'est un dur pays. »
Par Émilien Bernard et Pauline Laplace
1 Qanon est un mouvement complotiste qui a essaimé dans les égouts numériques de la première présidence Trump et dénonce notamment le sort d'enfants vampirisés par les élites – lire notamment « Le complotisme est toujours la traduction d'un malaise réel », entretien avec Wu Ming 1, CQFD n° 202 (octobre 2021).
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La logistique, c’est fantastique !
5 décembre, par Livia Stahl, Mareine Doulard — Philémon CollafarinaDans les quartiers Nord de Marseille, un sous-traitant d'Amazon, ID Logistics, fait ses valises. Licencié·es pour « faute grave » comme des malpropres et sans indemnités, les salarié·es partent en grève. Selon David Gaborieau, sociologue, ces pratiques sauvages sont typiques du secteur. En pleine expansion, la logistique prospère d'abord sur les vagues de délocalisations actuelles.
Grève en entrepôt : « leur arracher les cravates »
À ID Logistics Marseille, le rapport de force prend des airs d'action directe. Reportage.
Derrière le portail bien verrouillé de l'entrée, on aperçoit un col blanc prendre discrètement la porte de derrière, sous les huées de la foule. Vendredi 8 novembre. Les salarié·es d'un petit site de logistique des quartiers Nord de Marseille tiennent leur dernier piquet de grève. Un mois que leur mouvement dure : grève et piquets, blocages et rassemblements, entrecoupés de pseudo réunions de négociation avec la direction. Tout le monde en a gros sur la patate, et pour cause : après seulement trois ans de travail pour les plus anciens, dans des conditions déplorables et en sous-effectif, les 40 employé·es se font remercier… sans indemnités. Avec comme cadeau de départ, un motif de licenciement « pour faute grave » qui les suivra toute leur carrière. Plus que pour des indemnités, ici les salarié·es se battent pour leur dignité.
La faute aux salarié·es ?« On l'a appris autour d'une machine à café : les personnes qui s'occupaient de la maintenance ont su que leurs contrats n'allaient pas être renouvelés. C'est comme ça que les rumeurs sur la fermeture du site ont commencé à se propager », raconte Alex, dont le veston bien repassé contraste avec les baskets-survêt de ses collègues. Finalement, la direction le confirme lors d'une réunion d'information courant septembre. La raison invoquée ? La fin du contrat de sous-traitance avec son commanditaire Amazon, qui préfère déplacer ses activités sur son énorme site de Bouc-Bel-Air, dans la périphérie de Marseille. « ID Logistics n'a pas fait l'effort de chercher d'autres clients », peste Alex. Au lieu de cela, début octobre, l'entreprise annonce à ses salarié·es qu'elle entend les rapatrier sur son site de Bollène, dans le Vaucluse, à 135 kilomètres de Marseille. La clause de mobilité de leurs contrats de travail l'y autoriserait. Refuser, leur dit-elle, c'est s'exposer à un licenciement « pour faute grave », sans indemnités de départ. L'annonce met le feu aux poudres. « C'est juste impossible, s'écrie Mia, 22 ans, en agitant furieusement son petit-déjeuner.
Les pousser à accepter le licenciement pour faute grave, et renoncer à leurs indemnités d'anciennetéEn comptant l'essence et le péage, c'est 930 euros de frais pour un salaire de 1 200 ou 1 300 euros ! Ou alors il faut changer d'appartement, bouger avec son mari, rescolariser ses enfants… le tout en 45 jours ! » Parce que, cerise sur le gâteau, la direction les informe qu'ils commenceront début novembre. Une situation « illégale » selon Mohamed, un chef d'équipe d'un bon mètre 90 qui maîtrise sa colère sans s'en laisser compter : « Notre clause de mobilité ne joue qu'à condition que la direction nous prévienne au moins six mois à l'avance. » Pour ajouter à l'hypocrisie de cette « proposition », le site de Bollène ne serait qu'une coquille vide : pour faire jouer la clause de mobilité, ID Selective 3, filiale d'ID Logistics et employeuse des salarié·es doit leur proposer un de ses propres entrepôts. L'entrepôt de Bollène serait discrètement passé aux mains d'ID Selective 3, au 1er octobre 2024, quelques jours avant l'annonce de la fermeture. Étonnant non ? Sur le piquet, personne n'est dupe. Le ridicule délai de mutation et cet entrepôt fantoche cachent mal les sombres desseins de la direction : les pousser à accepter le licenciement pour faute grave, et renoncer à leurs indemnités d'ancienneté.
« Montrer qu'on doit nous respecter »Dans ce licenciement économique déguisé, c'est le motif de « faute grave » qui ulcère le plus les salarié·es : une énormité difficile à accepter surtout après avoir travaillé plusieurs années dans des conditions déplorables. « Quand il pleut, ça nous tombe dessus. Chez les femmes, les toilettes sont délabrées. Il y a même des excréments qui sont remontés dans les douches », raconte Mia, dégoûtée. Et Mohamed d'ajouter : « Quand il nous manquait, parfois jusqu'à même sept personnes, on se démenait pour assurer quand même la production. Et comme remerciement, on nous licencie pour faute grave ? Je ne l'accepte pas, ni pour moi ni pour mon équipe. »
« Ce milieu c'est la jungle et Amazon, c'est le roi »Un enjeu de dignité pour les salarié·es : « Tout ce qu'on veut, c'est montrer qu'on doit nous respecter. On n'est pas comme un mouchoir qu'on jette comme ça », enrage Ali, un père de famille qui se serre la ceinture chaque fin de mois. Mais aussi la nette impression d'être les dindons de la farce. Éric Hémar, PDG du groupe, se gargarisait d'une envolée de son chiffre d'affaires au premier trimestre 2024, passant à 736,3 millions d'euros (soit 17,6 % de plus qu'au premier trimestre 2023). Une croissance qui continue d'ailleurs d'augmenter cet automne1.
Blocage de la productionN'ayant jamais été convié·es aux élections des représentant·es du personnel, les salarié·es « ne [pensent] pas avoir de syndicat » et se sentent « seuls, lâchés dans la nature ». Ils et elles décident alors de prendre les choses en main. Deux semaines après l'annonce de leur mutation forcée, la grève est votée en assemblée générale (AG). Et le rapport de force commence. Sur les 41 employé·es, 20 se mettent en grève, les autres en arrêt maladie, subissant diverses pressions de leur hiérarchie. De son côté, la direction embauche des intérimaires pour casser la grève. Les grévistes multiplient alors rassemblements et distributions de tracts, aidés par les élus CGT du site ID Logistics de Miramas. Chafai, l'un d'entre eux, se souvient : « Chez nous aussi, ils ont essayé de faire ça, mais on a réussi à tenir. C'est normal qu'on vienne les soutenir. Ce milieu c'est la jungle ! Et Amazon, c'est le roi. » Mohamed reprend : « Puis on est monté d'un cran et on a bloqué l'entrepôt toute une journée. Le lendemain, on a mis un cadenas que la direction finit par faire sauter. Le troisième jour, on est arrivé avec beaucoup de monde pour bloquer physiquement le portail du site. C'est là qu'Amazon a appelé ID Logistics : vu les blocages, elle a clos le contrat de sous-traitance entre les deux boîtes une semaine plus tôt que prévu ! »
Un compromis inacceptableLa direction se dit alors prête à négocier, à condition de ne pas ébruiter l'affaire. Elle « concède » l'ouverture de 20 postes à Miramas (60 kilomètres). Mais cela ne concerne que la moitié des salarié·es, « et elle refuse toujours de prendre en charge les 400 euros de frais d'essence », poursuit Mohamed. Devant la sourde oreille de la direction, les grévistes changent de braquet : « On demande aujourd'hui seulement l'abandon de la faute grave, pour avoir nos indemnités légales : notre ancienneté, nos congés payés et notre solde de tout compte », se résout Mohamed. Mais leurs revendications restent lettre morte, et la grève commence à leur coûter cher. « Certains n'ont été payés que 200 euros ce mois-ci. Des pères de famille vont dormir chez des amis pour limiter les frais de consommation. Un salarié a même été viré de son logement parce qu'il n'a pas pu payer son loyer. » En AG, la fin de la grève est votée et avec elle, la divulgation du scandale à la presse, qui est également relayé par plusieurs élus du territoire. « Éric Hémar, notre grand patron, a horreur de la mauvaise pub », se félicite Mohamed. Amazon aussi d'ailleurs : Alex croit savoir, selon une source en interne, que le géant américain envisagerait même d'arrêter tous ses contrats de sous-traitance avec ID Logistics France.
Mais les salarié·es restent lucides : « Ce qu'ils sont en train de faire, c'est de nous montrer qui sont les patrons », analyse Mohamed. « Ils jouent aux malins, mais on va les emmener aux prud'hommes et on sait qu'on a de fortes chances de gagner », affirme Ali. Les grévistes savent que sur un autre site ID Logistics, la direction a cédé de grasses indemnités juste avant la tenue du procès. Mia résume : « Ils ont les canines bien dégagées, mais si on leur arrache pas les cravates ils vont pas comprendre ! »
La logistique, un nouveau monde ouvrier
Comprendre le monde de la logistique, c'est comprendre le monde ouvrier de demain. Entretien avec le sociologue David Gaborieau.
David Gaborieau est chercheur en sociologie du travail. Il travaille sur le secteur de la logistique et s'est intéressé de près à son étoile montante en France, ID Logistics. Il explique comment ses entrepôts, comme ceux d'Amazon, se déplacent de territoire en territoire, au gré des subventions publiques et de la main-d'œuvre bon marché. Spécialiste des « mondes ouvriers », il raconte comment celui de l'industrie, qui est actuellement traversé par des vagues de délocalisations, loin de disparaître, est seulement en train de muter… vers le secteur tertiaire et la logistique. Entretien.
ID Logistics a licencié sauvagement ses salarié·es, en prétextant un refus de mutation de leur part (voir ci-contre)… Ces pratiques sont-elles courantes dans la logistique ?
« Oui, aujourd'hui la logistique est un secteur très mouvant et précaire pour les salariés, notamment parce qu'il est structuré en cascade de sous-traitances. Par exemple, Amazon sous-traite certaines de ses activités à ID Logistics (trier, empaqueter, stocker, etc.), qui les organise dans diverses filiales, comme celle qui vient de fermer à Marseille. Ces filiales exercent leur activité dans des entrepôts loués à des promoteurs immobiliers. Il suffit qu'Amazon abandonne son contrat avec ID Logistics pour que sa filiale ferme son site et de son côté, le promoteur trouvera un autre loueur pour son entrepôt.
« Si c'est facile de déplacer l'activité d'un entrepôt au gré des contrats de sous-traitance, c'est plus compliqué de faire bouger la main-d'œuvre »Mais si c'est facile de déplacer l'activité d'un entrepôt (machines) au gré des contrats de sous-traitance, c'est beaucoup plus compliqué de faire bouger la main-d'œuvre ! Lorsque le redéploiement de l'activité se fait trop loin du site initial, la solution c'est le licenciement. On laisse penser que les entrepôts ferment à cause des variations de la demande des consommateurs, mais c'est faux, elle s'anticipe facilement. Ce qui est instable, c'est la durée des contrats de sous-traitance. Dans le cas d'ID Logistics à Marseille, la rapidité entre l'ouverture de l'entrepôt (2021) et sa fermeture est particulièrement violente ! »
Pourtant les entreprises de la logistique sont généralement bien accueillies par les collectivités territoriales sur leurs territoires…
« Oui, les territoires octroient souvent des subventions/cadeaux fiscaux aux entreprises qui s'installent chez eux et créent de l'emploi : construction d'un rond-point devant l'entrepôt ou, comme sur le site d'Amazon à Chalon-sur-Saône, subvention versée pour chaque CDI créé… Dans un contexte de désindustrialisation où il faut recréer des emplois ouvriers, la logistique est présentée comme une opportunité pour les territoires. Pourtant, elle est doublement précaire : pour les salariés (intérim, durée de vie de l'entrepôt, pénibilité), mais aussi pour les territoires. L'entrepôt d'ID Logistics à Marseille est un exemple flagrant : il a été présenté comme créateur d'emploi dans les quartiers Nord. Ils ont embauché des jeunes peu qualifiés et leur ont fait miroiter la grande entreprise, le CDI… pour finalement disparaître au bout de trois ans. On pourrait imaginer une mobilisation à l'échelle du quartier qui leur dirait : “Vous vous êtes moqués de nous !” »
C'est quand les subventions s'arrêtent que les entreprises déménagent ?
« Pas forcément, mais il y a un effet d'aubaine. Même si elles profitent bien des subventions, celles-ci ne sont que l'un des paramètres qui peuvent inciter ou non un entrepôt à s'implanter, au même titre que l'évolution de la demande, le coût du pétrole ou la durée des trajets vers les lieux de livraison. Ils cherchent toujours à s'installer là où ils feront le plus d'économies. S'il faut déplacer l'entrepôt à 20 ou 30 kilomètres pour faire baisser les coûts de transport, ils le font !
« La logistique utilise le déplacement sur le territoire comme source de profit »C'est aussi vrai à l'échelle internationale, quand la logistique va chercher des sites de production où la main-d'œuvre et les transports ne sont pas chers. Elle utilise le déplacement sur le territoire comme source de profit. Marx l'expliquait déjà : “Le capital doit tendre à abattre toute barrière locale au trafic, c'est-à-dire à l'échange, pour conquérir le monde entier et en faire un marché […] [Il doit] détruire l'espace grâce au temps, c'est-à-dire réduire au minimum le temps que coûte le mouvement d'un lieu à un autre.” »
Lorsque les salarié·es d'ID Logistics se sont mis·es en grève, ils et elles ne connaissaient pas leur syndicat. Est-ce caractéristique du secteur ?
« Oui : alors que le taux de syndicalisation tourne autour de 10 % en moyenne dans le monde ouvrier, celui du secteur de la logistique reste à 4 %. La première raison c'est la sous-traitance. Dans l'ancien modèle industriel, comme chez Renault, les métiers de la logistique étaient intégrés au sein de l'entreprise. Tous les travailleurs étaient salariés de Renault et regroupés dans des bastions militants qui permettaient un rapport de force avec l'employeur. Aujourd'hui, l'activité logistique est “externalisée” des entreprises. Souvent ces collectifs de travail en entrepôts ne regroupent pas plus de 50 à 100 salariés, rendant difficile l'implantation syndicale.
« La conscience de classe du “nous les ouvriers” contre “eux les patrons” fonctionne très bien »La seconde raison, c'est la précarité des emplois : les salaires sont bas et il n'y a pas d'évolution professionnelle. Un quart de la main-d'œuvre est constituée d'intérimaires. Le plan de carrière des salariés dans l'entrepôt, c'est de quitter l'entrepôt. Et quand ce ne sont pas les équipes qui changent, c'est le site qui ferme ou déménage. C'est peu propice à la construction d'un syndicat. »
Cette instabilité de l'emploi a-t-elle aussi pour effet de casser la solidarité entre les salariés ?
« Pas du tout. S'il y a “éclatement” du secteur de la logistique en une myriade de petits sous-traitants, les travailleurs restent plutôt soudés entre eux au sein d'un entrepôt. En moyenne, 80 % des salariés ont le statut d'ouvrier et comme il y a peu d'évolution de carrière, il y a peu de compétition entre les salariés. Cette homogénéité crée une “ambiance ouvrière”. La conscience de classe du “nous les ouvriers” contre “eux les patrons” fonctionne très bien. »
Actuellement en France, on assiste à une vague de licenciements : Michelin, Peugeot, Auchan, Vancorex… Ceux de ID Logistics sont-ils aussi le fruit de cette tendance à la délocalisation ?
« Pas vraiment. La logistique est plutôt ce qui permet les délocalisations. Les sites industriels traditionnels subissent depuis les années 1980 une forte tendance à la sous-traitance et à la délocalisation de tout ce qui ne constitue pas le cœur de leur activité. Pour fabriquer un pneu Michelin ou un smartphone, leurs sous-traitants vont produire les pièces aux quatre coins de la planète.
« La logistique est au contraire en pleine expansion précisément parce qu'elle est le moteur de la délocalisation »Mais il faut à un moment les réunir au même endroit pour assembler l'objet, puis acheminer l'objet vers les lieux de consommation. Et pour ça, il faut de la logistique performante et à bas coût ! La logistique est au contraire en pleine expansion précisément parce qu'elle est le moteur de la délocalisation. Elle permet cette mutation de la production et en est aussi l'exemple parfait puisqu'elle-même est largement sous-traitée. »
Cette expansion de la logistique est-elle la preuve du « déclin du monde ouvrier » ?
« Les médias tendent à faire croire qu'il y a une “disparition du monde ouvrier”. Mais c'est faux ! On assiste certes à l'affaiblissement du monde ouvrier traditionnel de l'industrie manufacturière (la fabrique d'objets, comme Michelin). Mais on voit surtout en parallèle l'émergence d'un nouveau monde ouvrier, celui du tertiaire et de la logistique, qui ne fabrique pas d'objets, mais qui “produit du flux”.
Les médias donnent l'impression que les ouvriers de Michelin vont être au chômage et n'auront plus rien. Des boulots, ils vont en trouver ! À commencer par ceux non qualifiés de la logistique. Mais alors ils n'auront pas la même mutuelle, les mêmes carrières, leur treizième mois, leurs syndicats. Le monde ouvrier ne disparaît pas : il se transforme. Et vers quelque chose d'inquiétant. L'industrie traditionnelle, c'était déjà pas la fête, mais là il n'y a plus rien qui tient. C'est ça l'actualité du monde ouvrier ! »
Vu son éclatement et la faiblesse de ses syndicats, comment cette classe ouvrière du tertiaire peut-elle lutter pour se défendre ?
« Déjà, cet éclatement a des limites. À un moment, c'est finalement plus efficace pour les entreprises de reconcentrer des milliers d'ouvriers à un seul endroit comme les entrepôts énormes dédiés au e-commerce d'Amazon. Et là, le syndicalisme remarche et est très dynamique2 !
« Bloquer les flux, c'est très efficace pour faire pression sur le capital »Ensuite, si la conscience de classe dans les entrepôts ne se traduit pas toujours par la pratique de négociations avec la hiérarchie, ces dernières années, des grèves radicales ont éclaté : quand il y a conflit, il explose tout à coup et on passe direct au stade du “blocage logistique”. Ces travailleurs du tertiaire ont un rôle essentiel dans la société, comme l'a rappelé la crise du Covid-19. Cette prise de conscience a fait ré-émerger l'idée selon laquelle bloquer les flux, c'est très efficace pour faire pression sur le capital. Ça leur a donné confiance en leur pouvoir ! Le secteur logistique, c'est une cocotte-minute sous pression : ça finit toujours par déborder ! »
Par Mareine Doulard et Livia Stahl
1 « ID Logistics : très bon début d'année avec une croissance de 17,6 % du chiffre d'affaires au 1er trimestre 2024 », Communiqué de presse de ID Logistics (avril 2024).
2 Le 1er avril 2022, le Amazon Labor Union (ALU), premier syndicat d'Amazon voit le jour. Craignant une réaction en chaîne, Amazon avait usé de violents stratagèmes d'intimidation sur ses employé·es. En vain !
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Effondrements de la rue d’Aubagne : « Un immeuble ne tombe pas comme ça »
5 décembre, par Bruno Le Dantec — Étienne SavoyeDans la salle PHN (pour Procès hors norme) construite en préfabriqué dans la cour de la caserne du Muy, le tribunal correctionnel de Marseille juge depuis le 7 novembre l'affaire des effondrements de la rue d'Aubagne qui, le 5 novembre 2018, ont tué huit personnes. Chronique à chaud.
« J'ai entendu un grand crac et de nouvelles fissures sont apparues au-dessus de mon lit. » La voix d'une rescapée des huit disparus retentit dans la salle d'audience. Le 5 novembre 2018 à 2 heures 40 du matin, Marie B. appelle les pompiers. Le standardiste tempère : « Un immeuble, ça ne s'effondre pas comme ça. »
Puis :
« Vous voulez que j'envoie une patrouille ?
— Non, ça ira, vous m'avez rassurée. »
Six heures plus tard, les 63 et 65 rue d'Aubagne tombent. Quelques jours avant la chute, Marie, bloquée chez elle, envoyait un SMS à sa voisine de palier : « Tu peux venir mettre un coup de pied dans ma porte et me sortir de ce piège ? »
Au mépris des locatairesAu procès des effondrements de la rue d'Aubagne — 16 prévenus, 87 plaignants — deux mondes se côtoient sans se parler. Sur le banc des parties civiles, le Marseille populaire que certains ne veulent plus voir en ville. Sur celui des accusés, l'appât du gain et l'incurie. Au fil des comparutions se dessine le portrait à vif d'une société locale où la dilution des responsabilités ne cache plus le mal-logement.
Le président Pascal Gand (juge des procès du Mediator et des suicides de France Télécom) laisse la parole aux survivants, aux proches des victimes, avant d'interroger propriétaires, syndic, techniciens, experts et élus. Saisissant contraste : d'un côté des personnes en situation précaire au parcours souvent cabossé, leur humanité, leur solidarité de voisins. De l'autre, les mis en examen, qui s'apitoient, surtout sur leur sort. Certains ont même voulu se porter partie civile, ce qui leur a été refusé. Les avocats de la défense n'hésitent pas à se tirer dans les pattes. Mais leurs plaidoiries feront sans nul doute front commun : c'est la faute à tout le monde, donc à personne.
Le Marseille populaire que certains ne veulent plus voir en villeLa mère de Simona déclare que la mort de sa fille « trahit ses valeurs de respect de la vie et de la dignité humaine ». Au premier étage du 65, Pape Magatte, décédé également, avait passé la nuit chez elle « pour la rassurer », évoque son jeune frère. Revenu s'asseoir, les parents de Simona le prennent dans leurs bras. Au second, Rachid R. hébergeait des copains SDF. Pour se porter partie civile, Reda et Habib, qui ont survécu, doivent prouver qu'ils vivaient là.
À la barre, la maman de Rachid raconte qu'elle leur apportait des plats cuisinés. Un peu suspicieux, l'avocat de la défense s'étonne :
« La présence de ses amis chez lui ne vous dérangeait pas ?
— Non, mon fils était généreux. »
Ces copains avaient tous fait de brefs séjours en prison, la plupart du temps pour bagarre en état d'ébriété.
À l'inverse, Gilbert Ardilly n'a pas un mot de compassion pour la famille comorienne à qui il louait un appartement insalubre au 1er étage. C'est pourtant Ouloume S., la maman, qui est morte sous les gravats de son logement. On l'interroge à propos du chauffage défectueux et du chauffe-eau rouillé qui fuyait.
« Vous saviez qu'un garçon de huit ans vivait là ?
— Non, je ne savais pas que cette dame avait un truc, euh… un enfant. »
En janvier 2017, un arrêté de péril avait été émis à cause d'un trou dans le plancher de la salle de bain. Pendant les quatre mois de travaux, la SCI des Ardilly, père, mère et fils, continue d'encaisser les loyers sans reloger les locataires, malgré l'obligation légale. Après la catastrophe, elle continue à toucher les APL et refuse de rendre la caution.
Expertise à l'aveugleLe 18 octobre 2018, l'expert Richard Carta est appelé pour une nouvelle mise en péril : une cloison du rez-de-chaussée menace d'exploser sous la pression des planchers qui s'affaissent. On évacue les occupants le temps d'étayer, puis « un homme en costume qui ne s'est pas présenté » leur dit qu'ils peuvent réintégrer les logements. Une entreprise démolit la cloison et ne la reconstruit que trois jours plus tard, en parpaings, aggravant le report de charge.
Les travaux structurels sont rejetés à l'unanimité« L'effondrement était inéluctable », diront les experts Mazaud et de Lépinay, nommés par le juge d'instruction pour faire l'analyse post-mortem des 63, 65 et 67 rue d'Aubagne. Pourtant, des alertes ont été émises en 2012, 2014, 2017… Façades lézardées, poutres pourries, cloisons gorgées d'eau, canalisations percées, escalier qui flanche, affaissement du mur commun aux 65 et 67, mais aussi côté 63-65. L'aveuglement volontaire des techniciens municipaux et des experts mandatés par le tribunal administratif, auquel s'ajoutent les conflits entre syndics, encourage l'inertie. Quel a été le rôle de Xavier Cachard, élu à la région, propriétaire du 65 et avocat du syndic, qui présidait les assemblées générales tout en se dissimulant derrière une SARL dont il détient 97 % des parts ? On découvre les procès-verbaux d'AG : les travaux structurels sont rejetés à l'unanimité, mais on vote le remplacement des boîtes aux lettres. En 2015, Cachard dicte les conclusions de son rapport à l'expert Cardi, qu'il tutoie, afin de contrer judiciairement le propriétaire du 67 qui vient de l'assigner en référé. Son but : que le juge se déclare incompétent et renvoie le demandeur plaider sur le fond. « Et on en reparlera dans deux ou trois ans… » Sur les écrans, le juge fait projeter un courriel de Cachard à son « cher ami » : « C'est grave docteur ? Grave signifiant “est-ce que ça va coûter de l'argent au 65” ? »
Marchands de sommeilPourquoi un tel « laisser-pourrir » ? Parce que le mépris et l'abandon fondent la spéculation immobilière. À Marseille, les élites considèrent la population du centre comme illégitime, appelée à « dégager » – mot employé par Monsieur le Maire en personne, Jean-Claude Gaudin, alors que les sauveteurs cherchaient encore les corps. Sous son règne, une mentalité de rentiers à courte vue a orienté les destinées de la ville. Si le vieil édile prétendait « faire revenir des habitants qui payent des impôts », dans la vraie vie, son parti abritait plus d'un marchand de sommeil. Et quand une propriétaire du 65, professeure de musique à la retraite résidant en pays d'Aix, déclare à la barre qu'elle a acheté son bien en 1974 et qu'à l'époque l'immeuble était « habité par d'authentiques Marseillais », personne ne lui demande si des locataires moins « authentiques » ne méritaient pas d'être protégés.
Inhabité comme le 67, le 63, lui, appartenait à Marseille Habitat, société d'économie mixte chargée du logement social. Pour éviter le squat, on avait dévitalisé l'immeuble, arraché les canalisations et démoli les cloisons, contribuant à fragiliser ce groupe d'édifices du XVIIIe siècle. Quand on l'interroge sur ces actions, l'ex-directeur Christian Gil dit ne pas se souvenir. « On fonctionnait à la confiance, sans paperasse. »
Quant à Julien Ruas, adjoint chargé de la prévention des risques (seul élu mis en examen ès qualités), il signait les levées d'arrêté de péril, lui aussi « en confiance ». Appelé à la barre par la défense, Claude Bertrand, ancien directeur de cabinet de Jean-Claude Gaudin, justifie cette incompétence de l'élu : « Si un élu est compétent dans le domaine que le maire lui délègue, il risque d'interférer avec son chef de service. »
« Oui, dépenser le moins possible pour un profit maximum, que voulez-vous, c'est ça le capitalisme »De son côté, M. Valentin, embauché par le cabinet Liautard pour gérer 127 copropriétés, dont le 65, justifie son attentisme : « Mon contrat moral était de garder un maximum de copropriétés en gestion, même les plus problématiques, pour que mon patron puisse vendre son affaire au meilleur prix. Oui, dépenser le moins possible pour un profit maximum, que voulez-vous, c'est ça le capitalisme. »
Appelé en tant que témoin, Emmanuel Patris, ancien chef de projet pour la Ville et depuis militant pour le droit au logement, décrit l'inertie municipale en matière d'habitat : « Pour la mairie, l'important était la mise en vitrine de l'espace urbain, les façades, les commerces de pied d'immeuble, pour attirer les investisseurs. » Un choix idéologique qui épouse à merveille les appétits égoïstes. Voilà pourquoi, même contrits devant la cour, les prévenus se savent du bon côté du manche.
Liliana Flores, mère de Julien, a conclu son intervention ainsi : « Pour mon fils, Marseille, c'était le monde. Il méritait de vivre dignement. Merci d'avoir humanisé ce tribunal. Espérons que les prévenus assis derrière moi cessent de se renvoyer la balle et assument, pour que cela ne se reproduise plus jamais. » En circulant parmi les conciliabules de la défense lors des suspensions d'audience, on a des doutes.
Par Bruno Le Dantec