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De Star Trek à sale tech
21 juillet, par Émilien BernardMois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Neuvième épisode dédié aux sordides aventures spatiales des géants de la tech Jeff Bezos et Elon Musk, fossoyeurs des étoiles.
Le 13 octobre 2021, un certain William Shatner, 90 printemps, réalise son rêve ultime : il s'envole vers les étoiles. Joie. Son véhicule ? La fusée New Shepard de la compagnie Blue Origin, fondée par le boss d'Amazon, Jeff Bezos.
Ce dernier croit avoir mijoté un bon coup marketing : après avoir longtemps incarné le Capitaine Kirk dans la mythique série Star Trek lancée en 1966, Shatner est devenu une pure icône de l'imaginaire spatial, vénéré par des générations de geeks. Sans compter le potentiel de storytelling associé à son statut de « plus vieil homme dans l'espace ». Bref, le candidat idéal pour un coup médiatique du tonnerre. Enfin, en principe.
***
« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie », a écrit au XVIe siècle un certain Blaise Pascal, le grand frère des futurs explorateurs spatiaux. Et c'est plus ou moins ce que William Shatner dit avoir ressenti lors de son court périple hors de l'orbite terrestre : une peur terrible, dévorante, existentielle. Dans un récent bouquin autobiographique, il explique que face au noir dévorant de l'espace il a tenté de se raccrocher à la petite boule bleue : « Je me suis tourné vers la lueur de notre foyer. Je pouvais distinguer la courbure de la Terre, le beige du désert, le blanc des nuages et le bleu du ciel. C'était la vie. Nourrissant, soutenant, la vie. La Terre Mère. Gaïa. Et je la quittais. » Et puis : « Je n'ai vu que la mort. » Atmosphère.
***
Sur des vidéos qui ont beaucoup tourné, on peut voir ses premiers pas sur le sol terrestre après son vol. Sortant bouleversé de la capsule, le vieil homme est alpagué par Jeff Bezos venu l'accueillir dans le désert tout en combinaison SF et sourire bright de psychopathe. Lui est là pour le fun et le triomphe, ça se sent à mille kilomètres. Mais Shatner n'est pas dans l'ambiance. Pire, il tente de lui confier son trouble : depuis les étoiles, il a pris conscience de la fragilité de la terre, s'est demandé si la vanité humaine n'allait pas tout foutre en l'air, s'est posé tant de questions…
Face aux caméras, Bezos tend l'oreille un moment, un peu comme on écouterait, coincé à un repas de mariage, une vieille tante tendance gâteuse, avec sur le visage un masque d'ennui absolu. À bout de patience, il finit par couper son barbant interlocuteur pour réclamer une bouteille de champagne, qu'il agite ensuite pour asperger quelques femmes de l'assistance, lesquelles poussent des cris de joie sous la douche de bulles. Ambiance Ibiza.
Atterré, humilié, le vieil acteur mythique tente de garder une contenance. Mais une chose est sûre : il pleure à l'intérieur.
***
En même temps, il aurait dû savoir, Capitaine Kirk. Dans le monde de pure efficacité robotique prôné par le patron d'Amazon et ses semblables, il n'y a pas de place pour le doute métaphysique ou la poésie ; pas de valeur autre que celle de leur mégalomanie sans limite ; pas de tolérance pour ceux qui s'interrogent sur les mystère de la mort, cette notion dépassée qu'ils finiront bien par vaincre à force de transhumanisme.
Bezos est en cela le parfait alter-ego de son concurrent en matière de start-upisation de l'espace, Elon fucking Musk, l'homme qui s'est promis de conquérir Mars pour mieux la terraformer (et en attendant terraforme les cerveaux des utilisateurs de Twitter). Je dois d'ailleurs avouer que j'ai copieusement applaudi au spectacle de la fusée expérimentale Starship de sa compagnie SpaceX explosant dans le ciel de Boca Chica au Texas après quatre minutes de vol le 20 avril dernier1. Oh la belle rouge.
Seul regret : ni Musk ni Bezos n'étaient à l'intérieur.
Par Émilien Bernard
1 Oui, des tas d'experts ont dit que cette tentative était plutôt une réussite, le présage de futurs triomphes. N'empêche : elle a explosé, boum, c'est déjà ça.
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De Star Trek à sale tech
21 juillet, par Émilien BernardMois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Neuvième épisode dédié aux sordides aventures spatiales des géants de la tech Jeff Bezos et Elon Musk, fossoyeurs des étoiles.
Le 13 octobre 2021, un certain William Shatner, 90 printemps, réalise son rêve ultime : il s'envole vers les étoiles. Joie. Son véhicule ? La fusée New Shepard de la compagnie Blue Origin, fondée par le boss d'Amazon, Jeff Bezos.
Ce dernier croit avoir mijoté un bon coup marketing : après avoir longtemps incarné le Capitaine Kirk dans la mythique série Star Trek lancée en 1966, Shatner est devenu une pure icône de l'imaginaire spatial, vénéré par des générations de geeks. Sans compter le potentiel de storytelling associé à son statut de « plus vieil homme dans l'espace ». Bref, le candidat idéal pour un coup médiatique du tonnerre. Enfin, en principe.
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« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie », a écrit au XVIe siècle un certain Blaise Pascal, le grand frère des futurs explorateurs spatiaux. Et c'est plus ou moins ce que William Shatner dit avoir ressenti lors de son court périple hors de l'orbite terrestre : une peur terrible, dévorante, existentielle. Dans un récent bouquin autobiographique, il explique que face au noir dévorant de l'espace il a tenté de se raccrocher à la petite boule bleue : « Je me suis tourné vers la lueur de notre foyer. Je pouvais distinguer la courbure de la Terre, le beige du désert, le blanc des nuages et le bleu du ciel. C'était la vie. Nourrissant, soutenant, la vie. La Terre Mère. Gaïa. Et je la quittais. » Et puis : « Je n'ai vu que la mort. » Atmosphère.
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Sur des vidéos qui ont beaucoup tourné, on peut voir ses premiers pas sur le sol terrestre après son vol. Sortant bouleversé de la capsule, le vieil homme est alpagué par Jeff Bezos venu l'accueillir dans le désert tout en combinaison SF et sourire bright de psychopathe. Lui est là pour le fun et le triomphe, ça se sent à mille kilomètres. Mais Shatner n'est pas dans l'ambiance. Pire, il tente de lui confier son trouble : depuis les étoiles, il a pris conscience de la fragilité de la terre, s'est demandé si la vanité humaine n'allait pas tout foutre en l'air, s'est posé tant de questions…
Face aux caméras, Bezos tend l'oreille un moment, un peu comme on écouterait, coincé à un repas de mariage, une vieille tante tendance gâteuse, avec sur le visage un masque d'ennui absolu. À bout de patience, il finit par couper son barbant interlocuteur pour réclamer une bouteille de champagne, qu'il agite ensuite pour asperger quelques femmes de l'assistance, lesquelles poussent des cris de joie sous la douche de bulles. Ambiance Ibiza.
Atterré, humilié, le vieil acteur mythique tente de garder une contenance. Mais une chose est sûre : il pleure à l'intérieur.
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En même temps, il aurait dû savoir, Capitaine Kirk. Dans le monde de pure efficacité robotique prôné par le patron d'Amazon et ses semblables, il n'y a pas de place pour le doute métaphysique ou la poésie ; pas de valeur autre que celle de leur mégalomanie sans limite ; pas de tolérance pour ceux qui s'interrogent sur les mystère de la mort, cette notion dépassée qu'ils finiront bien par vaincre à force de transhumanisme.
Bezos est en cela le parfait alter-ego de son concurrent en matière de start-upisation de l'espace, Elon fucking Musk, l'homme qui s'est promis de conquérir Mars pour mieux la terraformer (et en attendant terraforme les cerveaux des utilisateurs de Twitter). Je dois d'ailleurs avouer que j'ai copieusement applaudi au spectacle de la fusée expérimentale Starship de sa compagnie SpaceX explosant dans le ciel de Boca Chica au Texas après quatre minutes de vol le 20 avril dernier1. Oh la belle rouge.
Seul regret : ni Musk ni Bezos n'étaient à l'intérieur.
Par Émilien Bernard
1 Oui, des tas d'experts ont dit que cette tentative était plutôt une réussite, le présage de futurs triomphes. N'empêche : elle a explosé, boum, c'est déjà ça.
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Mineurs, lesbiennes et gay : sous Thatcher, la convergence des fiertés
21 juillet, par Étienne JallotDans son livre Lesbiennes et gays au charbon – Solidarités avec les mineurs britanniques en grève, 1984-1985, Marie Cabadi revient sur l'histoire d'une grève mémorable, épisode historique de convergence des luttes.
Mars 1984. Margaret Thatcher, Première ministre du Royaume-Uni, a annoncé la fermeture d'une vingtaine de mines sur l'ensemble du territoire britannique. Résultat : dans tout le pays, 80 000 mineurs se mettent en grève sous l'impulsion du National Union of Mineworkers [Syndicat national des mineurs, NUM]. S'ensuit l'un des plus importants mouvements sociaux de l'histoire du pays. Durant une année entière, les mineurs tiennent tête à Thatcher, soutenus par une grande partie de la société britannique – et les militant·es gays et lesbiennes du collectif LGSM (Lesbians & Gays Support the Miners), héro·ïnes du film Pride (2014) de Matthew Warchus. Dans son livre Lesbiennes & Gays au charbon, paru en février aux éditions de l'EHESS, l'historienne Marie Cabadi raconte leur histoire. Elle rend hommage à la puissance émancipatrice de cette alliance, dont la mémoire vit encore aujourd'hui dans les luttes sociales et LGBTQI+. Entretien.
À l'été 1984, une poignée de militants gays se réunissent pour créer LGSM. Peux-tu revenir sur ce moment fondateur ?
« À ce moment-là, la grève dure depuis quelques mois déjà. De nombreux groupes de soutien aux mineurs en grève, notamment composés de familles de mineurs, sont créés dans les vallées minières. Certains groupes de soutien se rendent à Londres pour lever des fonds et rencontrer des organisations camarades. Le 7 juillet 1984, jour de la Lesbian & Gay Pride, des mineurs sont présents pour distribuer des tracts et remplir leurs caisses de soutien. Deux jeunes homosexuels, Mark Ashton et Mike Jackson, se mettent à récolter de l'argent pour les mineurs. Le soir, une réunion est organisée par le Labour Campaign for Gay Rights [Mobilisation travailliste pour les droits des gays] en présence d'un représentant du syndicat des mineurs, la NUM, qui apporte son soutien public au combat homosexuel. Ce soutien conforte Ashton et Jackson dans leur volonté d'aider plus amplement les mineurs. Le 15 juillet 1984, à l'initiative d'une dizaine de militant·es, LGSM voit le jour à Londres ; d'autres sections suivront à Manchester ou Southampton. Leur objectif est simple : lever des fonds pour soutenir les grévistes tout en affirmant – et c'est là toute la singularité de l'expérience – la présence à leurs côtés de la communauté gay et lesbienne. »
Comment ce soutien est-il reçu par les mineurs en grève ?
« Bien, et ce, dès la première rencontre à Londres entre LGSM et un mineur représentant une mine en grève au pays de Galles. Après quelques mois de collecte, LGSM décide d'ailleurs de se déplacer dans les vallées galloises pour rencontrer les travailleurs en grève. Ses membres se rapprochent d'abord d'un groupe de soutien de la vallée du Dulais, dans le sud du pays de Galles, et se rendent à plusieurs reprises dans les villages alentour. Ces rencontres semblent avoir été émotionnellement très fortes pour les deux groupes, qui partagent de nombreux moments de convivialité autour de fêtes et de repas. Très vite, les a priori se dissipent au profit de liens affectifs et amicaux puissants. En côtoyant fréquemment des lesbiennes et des gays, certains mineurs sont amenés à porter un autre regard sur l'homosexualité et se montrent par la suite plus sensibles à la cause homosexuelle. Du côté de LGSM aussi, cette alliance fait bouger les lignes : elle permet d'enterrer l'idée selon laquelle la classe ouvrière serait homophobe par nature. Cette expérience permet également de répondre aux voix réticentes au sein du mouvement gay et lesbien londonien, pour qui s'allier avec les mineurs, c'est se détourner de la cause homosexuelle. »
Dans ton livre, tu relativises l'idée d'une « alliance improbable », sous-titre du film Pride. Comme tu l'expliques, les intérêts de LGSM et des mineurs sont loin d'être divergents…
« À première vue, on pourrait se demander ce qui pousse des lesbiennes et des gays londonien·es à se rapprocher de mineurs en grève : aucun·e n'est mineur ni concerné·e directement par la fermeture des mines. Cependant, une bonne partie des membres de LGSM sont touché·es par les questions de précarité et sensibles aux revendications de la classe ouvrière. Certain·es viennent de familles ouvrières ou de zones géographiques concernées par la fermeture des mines. De plus, certain·es d'entre eux, engagé·es à gauche ou à l'extrême gauche dans des partis et syndicats, militent parfois pour la reconnaissance du combat gay et lesbien à l'intérieur d'un parti. LGSM n'est d'ailleurs pas la première expérience de rapprochement entre mouvements homosexuels et mineurs : dans les années 1970 déjà, le Gay Liberation Front s'invite dans les manifestations des mineurs pour y exprimer sa proximité avec les idées socialistes et son soutien à la classe ouvrière. »
Qu'ont-ils d'autre en commun ?
« Les deux groupes partagent une expérience similaire de la diffamation et de la répression. Depuis 1967, au Royaume-Uni, l'homosexualité entre hommes de plus de 21 ans n'est plus considérée comme un crime. Cependant, les relations homosexuelles doivent se limiter à la sphère privée, ce qui accentue la répression dans l'espace public : on assiste à des descentes de police dans les bars et boîtes homos. De leur côté, les mineurs, en plus d'être les cibles premières de la politique antisociale de Thatcher, sont présentés par le gouvernement et les médias comme les derniers vestiges du socialisme à abattre. Comme les gays, ils subissent la violente répression policière orchestrée par Thatcher. La section LGSM de Manchester a d'ailleurs recours à une formule : “Nous avons tous les mêmes ennemis : la presse, les flics et le gouvernement conservateur.” »
Dans ton livre, tu insistes également sur la place des femmes des mineurs dans la lutte…
« Bien que nombre d'entre elles n'aient pas attendu LGSM pour découvrir l'engagement politique, la rencontre avec LGSM a pu renforcer et encourager l'organisation des femmes dans la vallée. Je pense notamment au moment où LGSM offre un minibus aux femmes engagées aux côtés des mineurs, ce qui leur permet d'être plus autonomes dans leurs déplacements. De plus, certaines femmes des bassins miniers ont choisi de monter des groupes non mixtes et sont encouragées par les lesbiennes qui ont fait des choix similaires au sein de LGSM1. Les deux groupes s'échangent des outils pour défendre leurs espaces d'autonomie respectifs. »
La grève se solde par une défaite politique d'envergure : le gouvernement Thatcher ne cède rien aux mineurs. Pourtant, cette rencontre a eu des effets positifs jusqu'à nos jours. De quoi relativiser l'échec ?
« Malgré la défaite, la longue grève de 1984-1985 ouvre tout de même des brèches dans lesquelles peuvent s'engouffrer les combats futurs, et les liens continuent d'être régulièrement mobilisés dans les années qui suivent. Lors de la Pride de 1985, entre cinquante et quatre-vingts mineurs rejoignent la tête du cortège et brandissent leur banderole aux côtés de celle de LGSM. Une manière d'affirmer publiquement leur soutien au combat lesbien et gay. Quelques années après, en 1988, le groupe de soutien de la vallée du Dulais, en contact avec des ancien·es militant·es de LGSM, prend position publiquement contre la “section 28”, une disposition homophobe interdisant aux administrations locales toute promotion publique de l'homosexualité. Récemment, pendant les manifestations contre la réforme des retraites en France, le Pink Bloc et les Inverti·es2 se sont imposé·es comme des incontournables des manifestations et rappellent la démarche de LGSM dans leur volonté de jeter un pont entre mouvement social et LGBTQI+. Lors des grèves des raffineurs à l'hiver 2022, on a aussi pu voir une banderole sur laquelle était écrit : “Trans, lesbiennes & gays soutiennent les raffineurs” avec la typographie des banderoles de LGSM. Joli clin d'œil à toute cette histoire… »
Propos recueillis par Étienne Jallot
1 Les lesbiennes ont ainsi fondé un groupe de soutien non mixte, Lesbians Against Pite Closures [Lesbiennes contre la fermeture des puits, LAPC].
2 Voir « Avec les Inverti·e·s – Comment expliquer le succès de ce pink bloc historique ? », Manifesto XXI (16/03/2023).
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Mineurs, lesbiennes et gay : sous Thatcher, la convergence des fiertés
21 juillet, par Étienne JallotDans son livre Lesbiennes et gays au charbon – Solidarités avec les mineurs britanniques en grève, 1984-1985, Marie Cabadi revient sur l'histoire d'une grève mémorable, épisode historique de convergence des luttes.
Mars 1984. Margaret Thatcher, Première ministre du Royaume-Uni, a annoncé la fermeture d'une vingtaine de mines sur l'ensemble du territoire britannique. Résultat : dans tout le pays, 80 000 mineurs se mettent en grève sous l'impulsion du National Union of Mineworkers [Syndicat national des mineurs, NUM]. S'ensuit l'un des plus importants mouvements sociaux de l'histoire du pays. Durant une année entière, les mineurs tiennent tête à Thatcher, soutenus par une grande partie de la société britannique – et les militant·es gays et lesbiennes du collectif LGSM (Lesbians & Gays Support the Miners), héro·ïnes du film Pride (2014) de Matthew Warchus. Dans son livre Lesbiennes & Gays au charbon, paru en février aux éditions de l'EHESS, l'historienne Marie Cabadi raconte leur histoire. Elle rend hommage à la puissance émancipatrice de cette alliance, dont la mémoire vit encore aujourd'hui dans les luttes sociales et LGBTQI+. Entretien.
À l'été 1984, une poignée de militants gays se réunissent pour créer LGSM. Peux-tu revenir sur ce moment fondateur ?
« À ce moment-là, la grève dure depuis quelques mois déjà. De nombreux groupes de soutien aux mineurs en grève, notamment composés de familles de mineurs, sont créés dans les vallées minières. Certains groupes de soutien se rendent à Londres pour lever des fonds et rencontrer des organisations camarades. Le 7 juillet 1984, jour de la Lesbian & Gay Pride, des mineurs sont présents pour distribuer des tracts et remplir leurs caisses de soutien. Deux jeunes homosexuels, Mark Ashton et Mike Jackson, se mettent à récolter de l'argent pour les mineurs. Le soir, une réunion est organisée par le Labour Campaign for Gay Rights [Mobilisation travailliste pour les droits des gays] en présence d'un représentant du syndicat des mineurs, la NUM, qui apporte son soutien public au combat homosexuel. Ce soutien conforte Ashton et Jackson dans leur volonté d'aider plus amplement les mineurs. Le 15 juillet 1984, à l'initiative d'une dizaine de militant·es, LGSM voit le jour à Londres ; d'autres sections suivront à Manchester ou Southampton. Leur objectif est simple : lever des fonds pour soutenir les grévistes tout en affirmant – et c'est là toute la singularité de l'expérience – la présence à leurs côtés de la communauté gay et lesbienne. »
Comment ce soutien est-il reçu par les mineurs en grève ?
« Bien, et ce, dès la première rencontre à Londres entre LGSM et un mineur représentant une mine en grève au pays de Galles. Après quelques mois de collecte, LGSM décide d'ailleurs de se déplacer dans les vallées galloises pour rencontrer les travailleurs en grève. Ses membres se rapprochent d'abord d'un groupe de soutien de la vallée du Dulais, dans le sud du pays de Galles, et se rendent à plusieurs reprises dans les villages alentour. Ces rencontres semblent avoir été émotionnellement très fortes pour les deux groupes, qui partagent de nombreux moments de convivialité autour de fêtes et de repas. Très vite, les a priori se dissipent au profit de liens affectifs et amicaux puissants. En côtoyant fréquemment des lesbiennes et des gays, certains mineurs sont amenés à porter un autre regard sur l'homosexualité et se montrent par la suite plus sensibles à la cause homosexuelle. Du côté de LGSM aussi, cette alliance fait bouger les lignes : elle permet d'enterrer l'idée selon laquelle la classe ouvrière serait homophobe par nature. Cette expérience permet également de répondre aux voix réticentes au sein du mouvement gay et lesbien londonien, pour qui s'allier avec les mineurs, c'est se détourner de la cause homosexuelle. »
Dans ton livre, tu relativises l'idée d'une « alliance improbable », sous-titre du film Pride. Comme tu l'expliques, les intérêts de LGSM et des mineurs sont loin d'être divergents…
« À première vue, on pourrait se demander ce qui pousse des lesbiennes et des gays londonien·es à se rapprocher de mineurs en grève : aucun·e n'est mineur ni concerné·e directement par la fermeture des mines. Cependant, une bonne partie des membres de LGSM sont touché·es par les questions de précarité et sensibles aux revendications de la classe ouvrière. Certain·es viennent de familles ouvrières ou de zones géographiques concernées par la fermeture des mines. De plus, certain·es d'entre eux, engagé·es à gauche ou à l'extrême gauche dans des partis et syndicats, militent parfois pour la reconnaissance du combat gay et lesbien à l'intérieur d'un parti. LGSM n'est d'ailleurs pas la première expérience de rapprochement entre mouvements homosexuels et mineurs : dans les années 1970 déjà, le Gay Liberation Front s'invite dans les manifestations des mineurs pour y exprimer sa proximité avec les idées socialistes et son soutien à la classe ouvrière. »
Qu'ont-ils d'autre en commun ?
« Les deux groupes partagent une expérience similaire de la diffamation et de la répression. Depuis 1967, au Royaume-Uni, l'homosexualité entre hommes de plus de 21 ans n'est plus considérée comme un crime. Cependant, les relations homosexuelles doivent se limiter à la sphère privée, ce qui accentue la répression dans l'espace public : on assiste à des descentes de police dans les bars et boîtes homos. De leur côté, les mineurs, en plus d'être les cibles premières de la politique antisociale de Thatcher, sont présentés par le gouvernement et les médias comme les derniers vestiges du socialisme à abattre. Comme les gays, ils subissent la violente répression policière orchestrée par Thatcher. La section LGSM de Manchester a d'ailleurs recours à une formule : “Nous avons tous les mêmes ennemis : la presse, les flics et le gouvernement conservateur.” »
Dans ton livre, tu insistes également sur la place des femmes des mineurs dans la lutte…
« Bien que nombre d'entre elles n'aient pas attendu LGSM pour découvrir l'engagement politique, la rencontre avec LGSM a pu renforcer et encourager l'organisation des femmes dans la vallée. Je pense notamment au moment où LGSM offre un minibus aux femmes engagées aux côtés des mineurs, ce qui leur permet d'être plus autonomes dans leurs déplacements. De plus, certaines femmes des bassins miniers ont choisi de monter des groupes non mixtes et sont encouragées par les lesbiennes qui ont fait des choix similaires au sein de LGSM1. Les deux groupes s'échangent des outils pour défendre leurs espaces d'autonomie respectifs. »
La grève se solde par une défaite politique d'envergure : le gouvernement Thatcher ne cède rien aux mineurs. Pourtant, cette rencontre a eu des effets positifs jusqu'à nos jours. De quoi relativiser l'échec ?
« Malgré la défaite, la longue grève de 1984-1985 ouvre tout de même des brèches dans lesquelles peuvent s'engouffrer les combats futurs, et les liens continuent d'être régulièrement mobilisés dans les années qui suivent. Lors de la Pride de 1985, entre cinquante et quatre-vingts mineurs rejoignent la tête du cortège et brandissent leur banderole aux côtés de celle de LGSM. Une manière d'affirmer publiquement leur soutien au combat lesbien et gay. Quelques années après, en 1988, le groupe de soutien de la vallée du Dulais, en contact avec des ancien·es militant·es de LGSM, prend position publiquement contre la “section 28”, une disposition homophobe interdisant aux administrations locales toute promotion publique de l'homosexualité. Récemment, pendant les manifestations contre la réforme des retraites en France, le Pink Bloc et les Inverti·es2 se sont imposé·es comme des incontournables des manifestations et rappellent la démarche de LGSM dans leur volonté de jeter un pont entre mouvement social et LGBTQI+. Lors des grèves des raffineurs à l'hiver 2022, on a aussi pu voir une banderole sur laquelle était écrit : “Trans, lesbiennes & gays soutiennent les raffineurs” avec la typographie des banderoles de LGSM. Joli clin d'œil à toute cette histoire… »
Propos recueillis par Étienne Jallot
1 Les lesbiennes ont ainsi fondé un groupe de soutien non mixte, Lesbians Against Pite Closures [Lesbiennes contre la fermeture des puits, LAPC].
2 Voir « Avec les Inverti·e·s – Comment expliquer le succès de ce pink bloc historique ? », Manifesto XXI (16/03/2023).
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Le jeu du Frédéric Lordon
21 juillet, par Émilien Bernard