Grièvement blessée par un policier lors d'une manifestation à Nice en mars 2019, Geneviève Legay va mieux. À 74 ans, la militante d'Attac garde toutefois de lourdes séquelles de ses blessures. Ce qui ne l'empêche pas de continuer à manifester. Rencontre téléphonique.
Lorsqu'Emmanuel Macron a contracté le coronavirus, Attac lui a souhaité « un prompt rétablissement et peut-être une forme de sagesse ». Juste retour à l'envoyeur : c'est exactement en ces termes que le président s'était adressé à Geneviève Legay, porte-parole de l'organisation altermondialiste dans les Alpes-Maritimes, après sa grave blessure à la tête provoquée par une charge policière. C'était à Nice, le 23 mars 2019, lors d'une manifestation. En plein mouvement des Gilets jaunes.
Vingt-et-un mois plus tard, à l'heure de la sieste, Geneviève Legay tarde un tantinet à décrocher son téléphone. « Je m'étais endormie… » On lui demande des nouvelles de sa santé : « Elle s'est bien améliorée. À l'hôpital, on avait dit à mes filles que, si je ne mourais pas, je serais peut-être un légume à vie. »
Geneviève Legay n'a plus d'odorat. Côté goût, elle ne reconnaît plus que le sucré et le salé : la vieille dame et l'amer, c'est du passé. Elle souffre aussi de fantosmie : « C'est une odeur fictive qui tourne dans le nez 24 heures sur 24. En général, c'est une mauvaise odeur ; moi j'ai de la chance, c'est une odeur de bergamote. »
What else ? « J'ai perdu 35 % d'audition à l'oreille droite. Et quand je marche, je tangue. Je dois aller chez le neurologue, chez l'orthoptiste, chez l'ORL… Je suis tout le temps chez le docteur, ça me pourrit la vie. »
Elle raconte une anecdote : « Une fois, je suis allée chez un expert de mon assurance ; sans me regarder, il a passé une heure à lire mon dossier médical, qui est assez épais, et puis il a relevé la tête et m'a dit : “Madame, comment se fait-il que vous soyez en vie ?” Mon pronostic vital a été engagé. Je suis une miraculée, même si je ne crois en aucun dieu ! » Elle rit.
Puis, rire en berne, elle évoque les autres victimes de la répression policière des deux dernières années : « Tous ceux qui ont perdu un œil, une main… les pauvres. Et ceux qui sont morts. Zineb qui fermait ses volets, Steve qui dansait. Moi je m'en sors finalement pas si mal. »
Plus tard dans la conversation, la vieille militante rappellera que les violences policières existent depuis longtemps. Et esquissera une autocritique collective : « Je pense que la gauche n'a pas été assez vigilante, que nous n'avons pas assez défendu les gens des banlieues. [Les policiers] se sont fait la main sur les Africains et les Maghrébins des banlieues… »
Ce fameux 23 mars 2019, Nice s'apprête à recevoir le président Macron et son homologue chinois. Une partie du centre-ville est interdite à tout rassemblement. Mais la joyeuse militante est quand même là, justement pour défendre la liberté de manifester – « un droit cons-ti-tu-tion-nel ». Un rassemblement de quelques dizaines de personnes, assez âgées. Calmes. Geneviève avec son drapeau pacifiste arc-en-ciel. Et le commissaire Rabah Souchi qui – saura-t-on jamais pourquoi ? – ordonne à ses hommes de charger.
Un capitaine de gendarmerie refuse d'obtempérer : dans son rapport, publié par Mediapart [1], il arguera que la charge était disproportionnée et décrira Souchi comme « un individu qui ne se maîtrise plus et qui devient presque dangereux », « hurlant » et parlant de « triquer » du manifestant. Les gendarmes mobiles ne bougent donc pas, mais des policiers obéissent au commissaire. À la fin de leur charge, Geneviève Legay est à terre, la tête ensanglantée. « Mon dernier souvenir, c'est d'avoir vu derrière moi les policiers casqués, les boucliers, les matraques. Puis je suis tombée, inconsciente, et je me suis réveillée six heures plus tard à l'hôpital. »
L'addition est sévère. Dans son livre, Celle qui n'était pas sage [2], Geneviève Legay fait le détail, en d'obscurs termes médicaux, du grave traumatisme crânien qui lui a valu près de deux mois d'hospitalisation : « hémorragie méningée frontale gauche, hématome occipital droit, hématome cérébelleux droit, fracture de l'os rocher droit, fracture de l'os pariétal droit, fracture médio-sphénoïdale ».
Depuis, un policier a reconnu avoir poussé la militante. Au vu de ses blessures, elle est persuadée qu'elle a reçu un coup de tonfa sur le crâne avant de heurter le sol.
Trois mois après les faits, le commissaire Rabah Souchi a été décoré de la médaille de la sécurité intérieure – « une honte », lâche sa victime. En novembre dernier, il a finalement été mis en examen pour complicité de violences volontaires. « Je suis très contente que ça avance, commente la vieille dame. Mais, comme j'ai dit à mes avocats : je veux toute la brochette. » En d'autres termes, Geneviève Legay aimerait voir répondre de leurs actes tous les maillons de la chaîne de commandement : le policier, le commissaire, mais aussi le directeur départemental de la sécurité publique, le préfet, le ministre de l'Intérieur (Christophe Castaner à l'époque) et Emmanuel Macron. « Reste à savoir comment la justice va terminer les choses. » Un silence, puis : « Je n'ai plus du tout confiance dans la justice française. » Comment le pourrait-elle ?
Dès le début, l'affaire a été marquée par de multiples mensonges et aberrations. Emboîtant le pas à Emmanuel Macron, le procureur de Nice a affirmé deux jours après les faits que la militante n'avait pas été touchée par le moindre policier. Il a même eu l'audace de confier l'enquête à la compagne du commissaire qui avait dirigé les opérations – opérations auxquelles elle avait elle-même participé ! Trop absurde, trop flagrant : les avocats de la militante ont réussi à obtenir le dépaysement de l'affaire, désormais instruite à Lyon.
L'histoire de Geneviève Legay a fait le tour du monde occidental. « J'ai été contactée par des journaux des États-Unis, j'ai reçu des lettres de soutien du Chili, du Portugal, du Canada… » Un vrai choc de notoriété, pas évident à digérer : « Vous étiez quelqu'un d'insignifiant, comme tout le monde, et, du jour au lendemain, vous faites la une des journaux, des gens vous reconnaissent, veulent vous toucher. Je comprends ce que vivent les artistes : vous ne vous appartenez plus. J'ai dû aller chez le psy pour apprendre à vivre cette “gloire”. »
Victime de violences policières, gilet jaune, altermondialiste, féministe, membre de la CGT, adhérente au parti Ensemble ! et j'en oublie sans doute : Geneviève Legay est une convergence des luttes anticapitalistes à elle toute seule. À gauche, elle a quelque chose du symbole ; son histoire est un point de ralliement, un dénominateur commun à des sensibilités très diverses. Cocasse destin, pour l'aînée d'une famille de « droite extrême »…
Dans son bouquin, la septuagénaire raconte que ses parents se sont rencontrés en 1938 chez les Croix-de-Feu [3]. Que, dans le village du Tarn où elle a grandi, sa maison était la seule à arborer le drapeau national pour le 14 juillet. Qu'avec le père de ses filles, elle forma un temps, « en conformité avec l'éducation [qu'ils avaient] reçue », un couple d' » anticommunistes primaires ». Et que, quand elle prit sa première carte à la CGT en mai 1968, ce fut sous la pression de ses collègues du Prisunic.
Le militantisme de gauche la cueillit plus tard, au mitan des années 1970, quand elle emménagea dans un nouveau quartier HLM des environs de Nice où personne n'avait songé à construire d'école. Elle adhéra à l'association des parents d'élèves. Geneviève avait franchi Legay : à partir de là, elle n'arrêta plus d'adhérer. Confédération nationale du logement, Union des femmes françaises (aujourd'hui appelée Femmes solidaires), Parti communiste (qu'elle quitta en 1989)... Devenue éducatrice spécialisée et cégétiste convaincue, elle ferrailla jusqu'à la retraite pour obtenir davantage de moyens pour les foyers de l'enfance.
Forcément, on a posé la question. Et forcément, d'autres journalistes la lui avaient déjà posée : ses blessures lui ont-elles coupé l'envie de battre le pavé ? « Quand j'étais à l'hôpital, je leur ai répondu que, dès que je serais en état, je retournerais dans la rue. Ma première manifestation après ça, c'était en août 2019, au contre-G7 à Hendaye. Je ne tenais pas encore debout ; j'avais quelqu'un qui m'accompagnait en permanence. »
La prochaine manif au programme ? « Après-demain » : un rassemblement devant le tribunal de Nice, le 17 décembre, en soutien aux neuf militants jugés pour avoir redécoré la façade d'une agence de la Société Générale avec de la peinture biodégradable maison (du blanc de Meudon et du charbon) [4].
Sans même qu'on ait posé la question, Geneviève Legay évoque la loi « Séparatisme » : « Ils pondent des lois, ils pondent des lois et on n'arrête pas de régresser… » Et celle sur la « sécurité globale » : « Elle ne rend service à personne. Les policiers la demandent, mais je pense qu'au final elle les desservira, parce qu'elle leur permet d'être dans les instincts primaires, de fracasser du militant. Ça va les faire retourner à l'état bestial, ce qui n'a jamais élevé personne. »
La septuagénaire le répète : tant qu'elle le pourra, elle continuera de manifester, d'essayer de peser dans la balance. À ceux qui lui suggéreraient de lever le pied, elle réserve une réponse sans équivoque : « Vous croyez que ça me fait plaisir de laisser cette société-là en héritage à mes petits-enfants alors que ça fait quarante-cinq ans que je me bats pour que le monde soit meilleur ? » Dont acte, Madame Legay.
Cet article a été publié dans le dossier « Vieillesses rebelles » du n°194 de CQFD, en kiosque du 2 janvier au 4 février. Voir le sommaire.
[1] Dans un article du 21/09/2020 intitulé « Affaire Legay : l'IGPN conclut à la disproportion de la charge et dément Macron ». C'est à Mediapart qu'on doit la plupart des révélations sur cette affaire.
[2] Issu d'entretiens avec Bruno Della Sudda, il est paru fin 2019 chez Syllepse.
[3] Ou plus exactement au Parti social français, une organisation nationaliste qui avait remplacé les Croix-de-Feu, dissoutes par le gouvernement du Front populaire deux ans plus tôt.
[4] Le 26 octobre 2019, ils entendaient ainsi dénoncer l'évasion fiscale et les investissements de la banque dans les énergies fossiles. Pour cette action symbolique, ils ont subi 48 heures de garde à vue et, au moins pour certains, des perquisitions. Le 17 décembre dernier, les poursuites ont finalement été abandonnées pour vices de procédure.
Dans Ce matin la mer est calme, Antonin Richard raconte son expérience de marin-sauveteur en Méditerranée centrale, zone privilégiée des migrations maritimes de fortune. Un témoignage puissant, sur lequel il revient ici, via ce second et dernier volet d'un état des lieux du sauvetage et de sa criminalisation publié dans le numéro 194 de CQFD (janvier 2021).
Au fil des pages défilent les noms. Le Sea-Watch 2. Le Prudence. Le Sea-Watch 3. L'Aquarius. L'Ocean Viking... En quelques années, de 2016 à aujourd'hui, Antonin Richard a foulé le pont de nombreux navires sillonnant la Méditerranée. Leur particularité ? Tous étaient affrétés par des organisations cherchant à porter secours aux embarcations d'exilé·es en détresse sur la Grande Bleue.
Au début de Ce matin la mer est calme (Les Étaques, 2020 [1]), Antonin raconte qu'il a découvert son boulot de marin-sauveteur sur le tas. Jeune Lillois vivant en squat, militant à Greenpeace, ayant appris à naviguer sur la Manche avec le père d'une amie, il se retrouve propulsé au cœur du chaos, d'abord sur l'île grecque de Lesbos, puis au large de la Libye. Son premier sauvetage en Méditerranée centrale est une claque : « Plus de 170 personnes s'entassent sur ce bout de plastique pourri. » Par la suite, brûlure au fer rouge, il y a les épisodes qui dérapent, les arrivées trop tardives, les cadavres boursouflés d'eau...
Dans cet entretien, il revient sur un pan méconnu de ces missions : le quotidien des femmes et hommes palliant l'incurie européenne et les conditions concrètes des sauvetages. Tout sauf un long fleuve tranquille.
On se représente mal l'organisation régnant sur ces bateaux de sauvetage. Comment se répartissent les tâches ?
« Cela dépend de l'organisation avec laquelle tu pars. Et ça a évolué avec le temps. Il y a par exemple moins de bénévoles qu'en 2016. En quatre ans, un certain savoir-faire s'est établi en matière de “sauvetage de masse”. Même s'il y a eu beaucoup de turn- over, c'est devenu un “milieu” avec des gens qui reviennent et moins de nouveaux arrivants.
Pour les rôles, ça dépend des compétences de chacun et chacune, des envies et de l'expérience. Moi, je me suis “spécialisé” comme pilote de canot rapide, et c'est le poste que j'occupe en général. »
Comment cohabitez-vous au quotidien sur le bateau ?
« Rien de très original pour qui a vécu un confinement : on est une vingtaine d'individus divers cohabitant pendant une période allant jusqu'à deux mois sur une coquille d'acier de quelques centaines de mètres carrés, souvent dans des cabines doubles qui ne dépassent pas les 6 m². Sauf que tout cela se passe au milieu de la Méditerranée. Autant dire qu'il y a à la fois des tensions et des moments de détente, sachant que ces derniers sont rares et que les rotations sont intenses. Après, il règne un fort sentiment de camaraderie, parce qu'on sait tous pourquoi on est là : on partage la même envie et la même détermination. Ça donne un socle commun, qui permet de vite se faire confiance et d'agir en groupe soudé.
Maintenant que les débarquements sont devenus compliqués, entre politique fermée des États européens et crise du Covid (qui n'est qu'un prétexte de plus pour ralentir les bateaux de sauvetage civils), on passe beaucoup de temps à attendre avec les personnes secourues à bord. C'est souvent intense et très fatigant. L'incertitude et le manque de sommeil sont des sources de tensions, pour les équipes de sauvetage comme pour les personnes secourues. »
Ton rôle est généralement de piloter le Zodiac qui récupère les rescapés avant de les convoyer sur le « vaisseau- mère ». Tu écris : « Le sauvetage est beaucoup affaire de psychologie, de contrôle des foules, et même de théâtre... »
« Oui, quand tu arrives sur un sauvetage, il faut que les gens soient vite réceptifs, qu'ils et elles se calment, que tu puisses les récupérer sans que ça ne tourne au vinaigre. Il s'agit donc de poser un cadre fort qui passe par notre attitude, nos paroles et nos gestes. Imagine-toi en train de galérer sur un canot pneumatique de merde, complètement surchargé, en haute mer, parfois depuis des jours. Si tu vois arriver des gens qui t'inspirent confiance, qui sont rassurants sans être décontractés, directifs sans être méchants et qui ont l'air de savoir ce qu'il faut faire, tu te calmes, tu les écoutes et tu fais ce qu'ils disent. Autrement la panique s'installe et tout le monde s'agite. Ce qui peut mener à des situations où des gens sont écrasés par des mouvements de foule ou tombent en nombre à l'eau, le plus souvent sans gilet de sauvetage et sans savoir nager. »
Certains moments que tu décris sont véritablement infernaux. Par exemple cette nuit où un bateau des gardes-côtes libyens coule volontairement une embarcation de plus de cent personnes. « Dans la nuit noire, je me guide aux plaintes et aux cris », écris-tu. Comment garde-t-on son calme dans ces circonstances ?
« Tu ne le gardes pas toujours. Mais ça se “travaille” par l'expérience. Déjà, il faut savoir que ton corps réagit aux situations de stress intense. Tu prends une montée d'adrénaline, ton cœur accélère ses battements, ta vision se resserre, etc. Or, il est possible de “maîtriser” ce stress, de contrôler ta respiration et t'obliger à balayer ce qui t'entoure. Avec l'expérience, tu apprends à prendre de la distance sur les situations de merde quand elles arrivent, ce qui te permet d'analyser et de réagir au mieux. »
Au fil des pages reviennent progressivement des phrases indiquant ton état mental chancelant. « Je suis en état de choc » ; « Il va falloir tenir » ; « J'ai perdu la notion des jours »... Et pourtant tu as rempilé plusieurs fois. Comment tenir sur le long terme ?
« Cette question m'a préoccupé assez vite. Au début, j'ai eu une espèce d'euphorie. C'est bizarre, mais l'intensité des sauvetages au large de Lesbos m'a d'abord donné beaucoup d'énergie. Découvrir que tu peux “sauver” un autre être humain de la mort est une sensation très forte. De même, c'est puissant de se déplacer dans ce milieu sauvage qu'est la mer, de ne pas subir et d'aider des personnes en galère. On y trouve du sens, ça motive et ça donne envie de continuer. Au fur et à mesure, j'ai par contre été confronté à des situations qui nous échappaient, où je me suis retrouvé impuissant, face aux gardes-côtes libyens, face à la noyade et à la mort. Reste que tes citations correspondent à des épisodes précis et ne concernent pas la majorité des sauvetages auxquels j'ai participé.
Outre le fait que la situation générale est dégueulasse, les gouvernements européens laissant sciemment des personnes d'Afrique et du Moyen-Orient se noyer à nos frontières ou se faire renvoyer de force en Libye, les sauvetages se passent souvent bien. Heureusement d'ailleurs, car sinon cela questionnerait fortement la pertinence de ce qu'on fait. J'ai toujours en tête qu'en quatre ans j'ai participé au sauvetage de plusieurs milliers de personnes tandis que cinq sont mortes pendant des opérations auxquelles je participais. Je suis bien conscient que des milliers d'autres se sont noyées bien loin des regards, dont le mien, mais ces milliers de personnes secourues t'aident à tenir.
Personnellement garder ma “vie principale” à terre a été une chose importante pour pouvoir continuer à faire du sauvetage au large de la Libye. C'est-à-dire modérer la place que ça prend dans ma vie. Ce n'est pas simple, parce que ça occupe très rapidement beaucoup de place et qu'on peut se retrouver à passer plus de temps en mer qu'à terre. La vie ne s'arrête pas quand tu embarques et il y a le risque de perdre le fil de ta vie sociale, de décrocher de ton quotidien, ce qui est assez dangereux pour la santé mentale. Pour le reste, continuer de profiter de tout ce qui fait que la vie vaut d'être vécue t'aide à tenir. Mais il n'y a pas de recette magique. »
Comment vis-tu votre impuissance actuelle et les décisions criminelles de l'Europe, avec aucun bateau sur zone en Méditerranée centrale au moment de cet entretien ? Une riposte se prépare ?
« Je n'attends rien de l'Europe en tant qu'institution ni des gouvernements des pays qui la composent. Je ne suis pas sûr qu'on puisse parler de “riposte”, puisqu'on n'a jamais arrêté de se battre. Des bateaux sont sur le point de prendre la mer. Et quand ceux-ci seront bloqués il y en aura d'autres pour repartir. On n'abandonne pas un engagement comme celui-là. »
Propos recueillis par Émilien Bernard
Cet entretien est le second volet d'un état des lieux en deux parties sur le sauvetage en mer et sa criminalisation. La première partie est à lire ici : "Bras de fer en Méditerranée".
Cet article a été publié dans le n°194 de CQFD, en kiosque du 2 janvier au 4 février. Ce numéro contient un dossier « Vieillesses rebelles » : voir le sommaire.
[1]
Dans un silence de mort, la Méditerranée continue de se transformer en cimetière. Alors que les candidat·es à l'exil font face à une forteresse aux portes bien gardées, les bateaux de sauvetage tentent de déjouer les entraves de l'Europe. Focus sur une bataille navale des plus cyniques, via le premier volet d'un état des lieux en deux parties, publié dans le numéro 194 de CQFD (janvier 2021).
« La criminalisation de la solidarité trahit la terreur des dirigeants européens face à ce qui arriverait si leurs citoyens et les migrants luttaient ensemble contre la forteresse Europe. Nous croyons fermement […] qu'un monde différent peut être imaginé si nous nous battons les uns aux côtés des autres. »
(Citation issue du site de la Iuventa)
À mesure que la forteresse Europe se renforce, une répression croissante s'abat sur les exilé·es et leurs soutiens [1]. En Méditerranée centrale, l'année 2017 marque un tournant brutal. Alors qu'ils s'accordaient jusque-là pour limiter le nombre de morts, les États européens se désengagent de leur devoir d'assistance aux personnes tentant la traversée et chargent les « soi-disant » gardes-côtes libyens et leurs milices d'empêcher les départs par tous les moyens. Le message est clair : celles et ceux qui cherchent à fuir l'enfer ne doivent pas toucher les côtes européennes. Entre séquestration de navires et poursuites judiciaires, les mesures de rétorsion s'enchaînent pour entraver l'action de la flotte civile qui opère dans la zone. À bord des bateaux de sauvetage, des équipages déterminés poursuivent pourtant leurs actions contre vents, marées et autorités.
Fin août 2020, un nouveau bateau de secours fait une arrivée remarquée en Méditerranée centrale. Difficile en effet pour le Louise Michel de passer inaperçu : ancienne vedette des douanes financée et décorée par l'artiste Banksy, il est manœuvré par un équipage féministe et antiraciste qui ne dépend d'aucune ONG et fonctionne de la manière la plus horizontale possible. Alors que les naufrages se sont succédés tout l'été dans l'indifférence, le Louise Michel suscite une rare attention médiatique. Profitant de ce coup de projecteur, l'équipage rend compte heure par heure de sa première mission de sauvetage. En trois jours, il vient en aide à quatre bateaux en détresse et accueille à bord 219 rescapé·es et un cadavre. Surchargé, le navire n'est alors plus en mesure de manœuvrer, une partie des personnes secourues se trouvant sur des radeaux de survie amarrés à sa coque. Après avoir dérivé plus de douze heures dans les eaux maltaises, et tandis que toutes les autorités restent sourdes aux appels du Louise Michel, les rescapé·es sont finalement transféré·es sur le Sea-Watch 4, puis autorisé·es à débarquer sur un bateau de quarantaine en Italie.
Depuis cette première mission acrobatique, le Louise Michel reste bloqué à quai. Il n'est malheureusement pas le seul à avoir été immobilisé au cours de l'année. C'est aussi le cas des Sea-Watch 3, Sea-Watch 4, Alan Kurdi, Aita Mari, Open Arms, Mare Jonio et Ocean Viking, ainsi que des deux avions de reconnaissance rattachés à l'ONG Sea-Watch, qui composent à ce jour ce qu'on appelle la flotte civile opérant en Méditerranée centrale. Ces derniers mois, leur présence dans la zone est devenue pour le moins épisodique. Si plusieurs navires battant pavillon allemand sont immobilisés suite à un changement de législation dans leur pays de rattachement, d'autres font l'objet d'attaques plus frontales de la part de Malte et de l'Italie. Dès le début de la crise du Covid-19, ces États ont fermé leurs ports pour raisons sanitaires. Depuis, les rares bateaux autorisés à y débarquer les personnes secourues ont été séquestrés, sous des prétextes parfois ubuesques. C'est le cas du Sea-Watch 4, saisi le 1er septembre 2020, après le débarquement à Palerme (Sicile) d'environ 200 rescapé·es. D'après l'ONG, il aura fallu onze heures d'inspection pour trouver suffisamment d'infractions pour immobiliser le bateau. Parmi celles-ci : un trop grand nombre de gilets de sauvetage à bord... Le Sea-Watch 4 n'a toujours pas été autorisé à reprendre la mer.
Afin de maintenir leur activité, les navires civils de sauvetage s'adaptent à chaque nouvelle réglementation, mais les mises aux normes sont longues et les conséquences dramatiques. Si la présence des bateaux de secours n'a aucune incidence sur le rythme des traversées, leur absence ne les rend que plus meurtrières. À rebours des accusations dont ils font l'objet, les bateaux de la flotte civile opèrent dans un cadre légal bien défini, le sauvetage en mer étant une règle incontestable du droit maritime inscrite dans plusieurs conventions internationales. Ils sont soumis à deux types de législation, celle des pays dans lesquels ils font escale et celle de l'État auprès duquel ils sont immatriculés. Les opérations de secours sont menées sous les ordres des centres de coordination et de sauvetage (MRCC), et rares sont les initiatives personnelles qui y dérogent. En 2019, la capitaine du Sea-Watch 3 Carola Rackete avait ainsi décidé de forcer l'entrée du port de Lampedusa afin d'y débarquer 42 rescapé·es, après plus de dix jours d'attente en mer dans une tension insupportable.
L'attribution des pavillons peut constituer un autre levier pour paralyser les actions de sauvetage. En 2018, l'Aquarius s'est ainsi trouvé au centre d'un jeu politique confinant à l'absurde : Gibraltar lui ayant retiré son pavillon, il parvient à se faire immatriculer au Panama, mais le ministre de l'Intérieur italien de l'époque, Matteo Salvini, fait pression sur le gouvernement panaméen en le menaçant de ne plus accueillir aucun navire de cet État en Italie. L'Aquarius voit alors son pavillon révoqué, et aucun pays ne prendra le relais pour immatriculer le bateau.
Tributaire d'une situation géopolitique complexe, la flotte civile est impactée au moindre remous. Lorsque l'Europe renforce l'externalisation du contrôle de ses frontières, le changement se fait immédiatement sentir en Méditerranée centrale. « Si en 2017 les sauvetages se faisaient conjointement avec des bateaux militaires de quasiment tous les pays européens, ils se sont progressivement retirés », explique Claire, marin-sauveteuse pour différentes organisations. Restant seuls en scène, les bateaux de secours sont alors contraints de rester plus longtemps en mer et d'accueillir davantage de personnes à bord. Dans l'impossibilité d'effectuer les changements d'équipage ou les escales techniques à Malte, les ONG doivent se relocaliser et affréter des bateaux plus grands et plus autonomes. C'est également à cette période que les organisations opérant dans la zone deviennent des cibles pour les autorités.
Affrété par l'ONG allemande Jugend Rettet, le Iuventa vient en aide à près de 24 000 personnes en huit mois entre 2016 et 2017. Porteur d'un projet expressément politique, appelant à « un changement radical de société par la construction d'une solidarité par en bas », l'équipage du Iuventa se retrouve rapidement dans le viseur. « C'est probablement notre approche intransigeante du sauvetage, ainsi que notre insistance à intégrer notre pratique à une critique plus large des institutions européennes, qui ont attiré l'attention des autorités italiennes », peut-on lire sur le site du Iuventa. Le 2 août 2017, à l'issue d'une enquête menée par les unités antimafia italiennes, le bateau est saisi et dix membres d'équipage sont mis en examen. Accusés d'avoir encouragé l'immigration illégale, ils sont toujours en attente de leur procès et risquent 20 ans de prison. Les marins-pêcheurs tunisiens, qui viennent souvent en aide à des embarcations en péril, ont eux aussi plusieurs fois fait les frais de cette répression. En 2018, cinq d'entre eux ont été emprisonnés plusieurs semaines en Italie.
Face à ces attaques répétées, la flotte civile fait front. Malgré des positionnements politiques différents, les organisations qui la composent parviennent à jouer sur la complémentarité. Refusant de baisser les bras, elles cherchent continuellement à ouvrir de nouvelles brèches. « C'est un jeu d'échecs, illustre Claire. Quand les gouvernements avancent un pion, on en avance un aussi. On essaie d'avoir toujours un coup d'avance. » Et l'équipage du Iuventa de renchérir : « Les guerres de sauvetage ne sont pas terminées. Tant que les personnes continueront à braver la traversée, la flotte civile trouvera un moyen de faire naviguer ses navires à leur rencontre. Cette lutte se poursuit. »
Par Fall Amzer
La criminalisation touche avant tout celles et ceux qui tentent la traversée au péril de leur vie. En mars 2019, le navire marchand El Hiblu recueille à son bord 108 personnes au large de la Libye. Le capitaine leur annonce qu'il se dirige vers Malte, mais fait en réalité route vers la Libye sur ordre du MRCC. Les rescapé·es s'en rendent compte et se révoltent. Trois jeunes Subsahariens tentent alors de négocier un demi-tour avec l'équipage et les passagers sont finalement débarqués à Malte. Les trois hommes sont arrêtés dans la foulée, accusés de terrorisme et d'actes de piraterie. Ils encourent des dizaines d'années de prison. Une partie de l'équipage est également accusée de trafic d'êtres humains. Comble du cynisme, les familles des disparu·es sont désormais elles aussi attaquées. Au Sénégal, le père d'un jeune garçon décédé en tentant de rejoindre les Canaries vient d'être condamné à deux ans de prison dont un mois ferme, pour mise en danger de la vie d'autrui. Selon l'observatoire Migreurop, « c'est la première fois que des autorités publiques s'attaquent aux parents pour criminaliser l'aide à la migration "irrégulière", faisant ainsi sauter le verrou protecteur de la famille. »
Lire également dans CQFD : "Le naufrage moral de l'Europe", article cartographique de Fall Amzer, octobre 2020.
Cet article a été publié dans le n°194 de CQFD, en kiosque du 2 janvier au 4 février. Ce numéro contient un dossier « Vieillesses rebelles » : voir le sommaire.
[1] Voir notamment l'article publié en janvier 2019 dans le CQFD n° 172, « Le tribunal a choisi la mort pour les exilés ».
McDonald's ne voulait plus d'eux : ils ont décidé de se passer de McDonald's. Après plusieurs années de lutte pour sauver leurs emplois, les anciens salariés d'un McDo des quartiers Nord de Marseille ont transformé leur fast-food en plateforme solidaire.
Ne l'appelez plus McDonald's : son petit nom désormais, c'est « L'Après M ». Les lettres composant l'enseigne du fast-food, coincé entre des grands ensembles et un boulevard urbain, ont été découpées, retournées et disposées dans un autre ordre pour former le nouveau nom du lieu. Comme la coque d'un navire qui change de propriétaire et d'usage, la façade du restaurant, jusqu'ici caractéristique de nombreux établissements siglés du M, a été repeinte d'un « camouflage urbain » aux différentes teintes de bleu, de mauve et de rose.
Liquidé en justice en décembre 2019, l'ancien McDonald's de Saint-Barthélemy (14e arrondissement de Marseille) vit une sorte de renaissance. C'est qu'après avoir lutté deux ans pour conserver leurs emplois, les anciens salariés ne se sont pas résolus à fermer le rideau [1]. Depuis un an, ils occupent l'établissement, qu'ils transforment peu à peu en restaurant solidaire.
Samedi 19 décembre 2020 : pour consacrer la nouvelle vocation du lieu, une journée d'inauguration est organisée. Résonnant habituellement dans les rues du centre-ville, la fanfare du Pompier Poney Club insuffle un esprit festif, tandis qu'une file interminable de badauds attend son burger à prix libre à la fenêtre de l'ancien drive. Steak de falafel, crudités et frites maison : le menu est composé de produits bio fournis par des maraîchers et boulangers locaux. En une poignée d'heures, les 1 000 sandwichs prévus sont vendus – sans avoir pu satisfaire l'estomac de tous les curieux.
À l'heure du déjeuner, les enfants piaillent au milieu des jeux extérieurs et les adultes refont le monde sur les tables de la terrasse. Puis vient le temps des ateliers : activités avec les enfants des quartiers environnants, montage d'abris pour personnes à la rue, végétalisation autour du resto… La foule est bigarrée : on y croise des écologistes venus en « vélorution », des familles qui habitent dans les immeubles du secteur ou encore des figures marseillaises du militantisme social. « Il y a quinze ans j'allais acheter du shit à la cité voisine de Font-Vert. Je n'étais pas revenu dans le quartier depuis. Voir des gens se réapproprier ce lieu de travail en repensant le lien social et le rapport à l'écologie, ça donne de l'espoir », s'enthousiasme un trentenaire aujourd'hui salarié au siège parisien d'une ONG écologiste.
Mais si tout le monde a aujourd'hui le sourire, ça n'a pas toujours été le cas : en 2018, le fast-food était jugé non rentable par McDonald's France et son franchisé, qui ont tout fait pour le fermer fissa. Côté syndical, on considérait plutôt que la faillite était organisée. C'est qu'ici les acquis sociaux et l'ancienneté des employés dépassaient de loin les standards précaires de la multinationale [2] – bien que l'ancien sous-directeur et représentant syndical FO Kamel Guemari n'ait « jamais vu quelqu'un partir à la retraite en 21 ans de travail ici. On est comme des chiffons, quand ils t'ont usé ils te jettent à la poubelle. »
En avril dernier, en plein confinement, les anciens syndicalistes et leurs soutiens ont « réquisitionné » le McDo qu'ils occupaient, pour en faire une plateforme d'aide alimentaire – devenue indispensable à des dizaines de milliers de familles des quartiers populaires de Marseille. Puis, via plusieurs associations montées sur place, ils ont proposé des cours de soutien et des fournitures scolaires, des livres jeunesse, des sorties familiales en mer et même des colonies de vacances. Figure de cette réappropriation, Kamel Guemari y voit un exemple « d'intelligence collective » qui fait bien plus que s'opposer à une multinationale : « On ne peut pas faire perdurer ce système qui écrase la dignité humaine », pose-t-il. Avant d'ajouter : « On n'a pas le droit de quitter ce territoire. Ce serait handicaper ses habitants. »
Avec ses compagnons de lutte, Kamel Guemari veut créer, en lieu et place de l'ancien McDo, un restaurant d'application qui permettrait de former des jeunes et des personnes en réinsertion, tout en proposant des menus à un prix accessible aux habitants des alentours. Actuellement porté par une association, le projet pourrait prendre la forme d'une Société coopérative d'intérêt collectif (SCIC), un statut qui permet d'associer tous types d'acteurs : particuliers, associations, sociétés, collectivités…
Malgré les fonctions sociales essentielles du projet et le basculement de la municipalité à gauche au début de l'été, le soutien institutionnel reste pour l'heure aux abonnés absents. Ce 19 décembre, en guise d'officiels, seule une délégation d'élus municipaux écologistes et leur candidat aux élections régionales posent devant la nouvelle enseigne. Ils sont accompagnés de José Bové, celui-là même qui avait participé au « démontage » du McDo de Millau en 1999. À l'époque, celui qui était alors porte-parole de la Confédération paysanne voulait dénoncer par cette action la malbouffe et la mondialisation néolibérale. Ironie de l'histoire, cette année-là, Kamel Guemari, encore adolescent, commençait à travailler au McDo de Saint- Barthélemy. Il se souvient : « Quand je l'ai vu à la télé, je me suis dit : “Cet homme est fou”. Je ne comprenais pas pourquoi il faisait cela. » Aujourd'hui Kamel explique vivre « un rêve » en rencontrant l'altermondialiste à moustaches.
José Bové lui-même semble impressionné : « Vingt ans après, on a gagné la bataille culturelle. Ce sont ces gens qui ont été abandonnés dans des immeubles construits à la va-vite, qui ont été victimes de tout, qui ont décidé de faire collectivement. Ils montrent que tout est possible, qu'on n'est pas enfermés dans un destin. » En face, ça plaisante : « On avait peur de t'inviter parce qu'on avait peur que tu viennes démonter », lui lance Fathi Bouaroua. L'ancien directeur régional de la fondation Abbé-Pierre et ancien coprésident de la communauté marseillaise Emmaüs Pointe-Rouge est désormais président de l'association « Après McDo », qui porte le projet de transformation du lieu.
« L'Après M, c'est l'après-Michèle », se marre Salim Grabsi, membre du Syndicat des quartiers populaires de Marseille (SQPM), très actif au sein de l'ancien McDo. « Michèle », comme Michèle Rubirola, la maire écolo dont le visage incarnait une nouvelle manière de faire de la politique et qui a démissionné mi-décembre, laissant son fauteuil à Benoît Payan, un apparatchik du Parti socialiste. Les militants de l'ancien McDo attendent toujours un soutien de la Ville, qui pourrait jouer le rôle d'intermédiaire auprès de McDonald's France, voire celui de repreneuse des murs, qui appartiennent toujours à la firme.
Sauf que la municipalité du Printemps marseillais (qui se présente comme « rassemblement de la gauche, des écologistes et des citoyens ») fait preuve d'attentisme, elle qui a pourtant promis une réponse rapide à la crise sociale et d'agir pour la nécessaire reconnexion entre le Nord et le Sud d'une ville ayant subi des décennies d'urbanisme ségrégatif. Interrogé par le site d'infos Marsactu [3], l'adjoint à l'économie Laurent Lhardit dit vouloir « des compléments d'information sur la mécanique du projet ». Il attend peut-être aussi d'en savoir plus sur les intentions de Ronald McDonald's...
Avec ou sans les élus, les artisans de « L'Après M » comptent bien impulser leur changement dès maintenant. Ils s'y sentent obligés, ne serait-ce que par l'urgence sociale : « On vient à peine de finir la distribution de 842 colis, témoignait Salim Grabsi par SMS deux jours après l'inauguration. Plus les lundis passent et plus la détresse alimentaire augmente. J'ai peur que notre volonté et notre bienveillance ne suffisent pas à stopper la crise humanitaire que nous allons prendre dans la face. » Entre espoir et principe de réalité.
Pierre Isnard-Dupuy (Collectif Presse-Papiers)
Cet article a été publié dans le n°194 de CQFD, en kiosque du 2 janvier au 4 février. Ce numéro contient un dossier « Vieillesses rebelles » : voir le sommaire.
[1] Lire « “Les McDo” de Marseille : touchés mais pas coulés », CQFD n° 183 (janvier 2020).
[2] Lire « Ça s'est passé comme ça chez McDonald's… », CQFD n° 169 (octobre 2018) ; et « “Les McDo” de Saint-Barth' : une lutte de quartier(s) », CQFD n° 181 (novembre 2019).
[3] « Devenu plateforme solidaire, le McDo de Saint-Barthélemy veut forcer son destin », Marsactu (19/12/2020).
Camionneur à la retraite, John Marcotte a milité au sein d'un courant marxiste humaniste influencé par l'intellectuel caribéen C.L.R. James. Fin novembre, il nous envoyait d'outre-Atlantique son analyse post-électorale sur une nation gangrenée par le racisme depuis ses origines. Un texte publié dans notre numéro 193 (décembre) et qui résonne plus que jamais au lendemain de l'invasion du Capitole par l'extrême droite.
Pour beaucoup de gens ici, ce fut d'abord un choc – et un sentiment de dégoût – de voir que le peuple n'avait pas répudié Donald Trump avec un vote plus massif. Au bout de quatre ans, tout le monde sait pourtant pertinemment ce qu'il représente : la suprématie blanche décomplexée, le ressentiment racial, l'autoritarisme, la misogynie, les appels à la violence, la cruauté, etc. Il a néanmoins obtenu près de 74 millions de voix. C'est là une démonstration claire de la folie maladive dont souffre cette monstruosité raciste et coloniale qu'on appelle les États-Unis... 74 millions d'Américains ont choisi le suprémacisme blanc et l'autoritarisme – du moins n'y voient-ils aucun inconvénient.
Dès la fondation de ce pays, la classe minoritaire des propriétaires d'esclaves du Sud s'est vu attribuer un pouvoir disproportionné. Quand celui-ci fut remis en cause par l'élection d'Abraham Lincoln en 1860, ils ont fait sécession.
Après la guerre civile survint une brève période de Reconstruction où, sous la protection des troupes fédérales, on entrevit dans le Sud la possibilité d'une organisation politique rassemblant des Noirs et des Blancs pauvres. Mais cette Reconstruction fut trahie dès 1877 : par la suite, le droit de vote fut de nouveau dénié aux Noirs du Sud, qui seraient encore terrorisés par le Ku Klux Klan et les lynchages pendant près d'un siècle.
Puis à son tour, le mouvement des droits civiques fut trahi – nombre de ses leaders ont été assassinés en 1968.
L'élection de Ronald Reagan, en 1980, procéda du même élan : ce n'est pas par hasard que le futur président avait entamé sa campagne dans la petite ville de Philadelphia (Mississippi), où le Klan avait assassiné trois militants des droits civiques en juin 1964 [1]. Aujourd'hui, malgré le mouvement Black Lives Matter et deux mandats d'un président noir (ce qui n'était pas anodin, quoi qu'on ait pu penser de sa politique), l'Amérique blanche a une fois de plus dévoyé les promesses de la Déclaration d'indépendance. En votant pour « Make America Great Again », cette Amérique-là a clairement proclamé son rejet de la démocratie – quand elle est multiraciale. Ce pays ne changera jamais.
Le Parti républicain est sans ambiguïté le parti des Blancs. On raconte que lorsque le président démocrate Lyndon Johnson a signé la loi sur les droits civiques en 1964, il a déclaré que par cette action, il ferait perdre le Sud aux Démocrates pendant une génération. Johnson avait raison, mais pour plus d'une génération... En 2008, Obama a obtenu 42 % des voix des Blancs, en 2012 ce fut 39 % seulement. Le vote blanc s'est reporté sur lui uniquement dans les États qui avaient voté pour Abraham Lincoln un siècle et demi plus tôt...
Le Parti républicain est un parti minoritaire. Mais la suprématie blanche a régné sur le Sud en tant que minorité pendant des centaines d'années : ses partisans savent comment faire respecter la règle de la minorité – et Trump les a encouragés en ce sens, ouvertement. Or, pour gouverner, un parti minoritaire doit faire preuve d'autoritarisme. Aux États-Unis, nous avons donc maintenant un parti capitaliste centriste (les Démocrates) et un parti ouvertement autoritaire (les Républicains).
La présidence de Trump a été une réponse à celle d'Obama. Pour les électeurs du premier, la caste, l'identité et la peur de perdre son statut sont bien plus importantes que toutes les questions politiques ou de classe. Lorsque la gauche affirme que les travailleurs blancs trumpistes votent contre leurs propres intérêts économiques, elle ne se rend pas compte qu'ils ont leur propre façon de voir les choses, qu'ils pensent leur blanchité comme le meilleur gage de leurs intérêts à long terme, quitte à sacrifier les services de santé ou d'autres progrès immédiats. Ils sont limpides : ils ne veulent pas d'une politique de santé publique ni de programmes sociaux si les Noirs en bénéficient également. À leurs yeux, leur statut de caste dominante est plus important que tout. Et s'ils aiment farouchement Trump, c'est parce qu'il sait caresser leur narcissisme blanc.
Selon moi, la vague de meurtres de Noirs par la police a pris de l'ampleur sous Obama précisément parce que la suprématie blanche se sentait menacée par un Noir qui « ne savait pas tenir sa place ». Il fallait donc descendre des Noirs pour que ces derniers « se tiennent à leur place » – comme à l'époque des lynchages. Les meurtres policiers en sont la nouvelle forme, comme les prisons sont les nouvelles plantations. Qu'est-ce qui a changé dans ce pays ?
Donald Trump a perdu les élections, mais le trumpisme est plus fort que jamais. Il a créé un puissant culte de la personnalité. Sa défaite contestée lui profite presque aussi bien qu'une victoire. Il continue à alimenter le ressentiment des Blancs, les « faits alternatifs » dans lesquels vivent ses adeptes, perfusés à Fox News et aux théories du complot relayées sur Internet. Des dizaines de milliers de ses partisans ont défilé à Washington douze jours après l'élection (que Joe Biden a remportée avec six millions de voix d'avance), prétendant que Trump avait gagné – revendiquant par là qu'on leur rende leur privilège d'Américains blancs.
L'élection n'a donc rien réglé. Les protestations des trumpistes vont continuer – et les milices fascistes y resteront de la partie. Certes, Trump n'a pas obtenu l'appui militaire nécessaire pour tenter un putsch, mais il bénéficie d'un fort soutien au sein des différents départements de police du pays, de la Patrouille des frontières, de la Sécurité intérieure fédérale, des gardiens de prison – tous sont très organisés, notamment au sein de syndicats fascistes.
Même si le coup d'État que nous redoutions n'a pas eu lieu, je pense que nous avons commis une erreur en ne descendant pas dans la rue juste après le vote pour faire une démonstration de force. Nous étions des millions, prêts à répondre aux appels des diverses organisations civiles pour défendre l'intégrité du scrutin, mais ces appels n'ont finalement jamais été formulés. Au lendemain de l'élection, les Républicains ne semblaient pas soutenir les allégations de victoire de Trump. Craignaient-ils le chaos dans la rue s'ils essayaient quelque chose ? Quoi qu'il en soit, dans les jours qui ont suivi, alors que nous restions chez nous, ils se sont enhardis et ont commencé à soutenir Trump dans sa tentative d'essayer de stopper le décompte des voix. S'ils n'ont finalement rien pu faire, c'est juste parce que la victoire de Biden était trop nette.
Et Biden, justement ? On sait pertinemment ce qu'il représente : le retour du business as usual, une figure rassurante pour un empire en déclin. Avec lui, la classe dirigeante a peut-être cherché un leader moins ingérable, par crainte du chaos (et bien que Trump ait donné grâce à nombre de ses desiderata).
Pour ma part, je ne pense pas que Biden pourra changer quoi que ce soit. Mais avec sa victoire, nous avons gagné le droit de respirer un instant, en faisant sortir le Ku Klux Klan de la Maison Blanche au moins pendant quelques années. C'était nécessaire pour toutes les autres luttes.
Jeunes militants pour le climat, femmes, manifestants Black Lives Matter, autochtones en lutte contre les pipelines et pour la protection de l'eau : nous allons tous essayer de mettre la pression à Biden. Le 20 janvier, quand il sera officiellement investi, j'aimerais assister à une imposante démonstration de force. Biden doit être accueilli par des manifestations aussi massives qu'elles l'auraient été si Trump avait gagné. Si nous restons à la maison, nous ne tirerons rien de cette « victoire ».
Par John Marcotte (Massachusetts, novembre 2020)
Cet article est un extrait du n°193 de CQFD, qui était en kiosque du 4 au 31 décembre. En voir le sommaire.
[1] Un crime qui a inspiré le film Mississippi Burning (1988) d'Alan Parker.
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