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Briser le silence avec un micro
27 décembre, par Margaux Wartelle — Le dossierVingt ans après avoir subi un inceste de la part de son beau-père, Léna Rivière cherche « la voix des autres », ses proches et les autres victimes du même agresseur. Le processus aboutit au magnifique documentaire radiophonique « Queen of Bongo », réflexion sur la justice, le pardon et, en creux, le pouvoir du micro.
Sur la route d'un week-end dans le Verdon, la radio est allumée. Aux infos cette année-là, il est notamment question de l'affaire Outreau. Sur la banquette arrière, Léna apprend ce que veut dire le mot viol. Elle arrive alors à formuler ce qui lui arrive. « Je savais qu'il fallait pas le dire mais je savais pas pourquoi et je savais pas ce que c'était. J'ai parlé à partir du moment où j'ai compris ce que c'était et c'était grâce à la radio ». Elle parle, mais on l'entend à moitié. Plus tard, une autre victime, devenue adulte, porte plainte. Finalement plusieurs enfants sont concernés, un procès a lieu en 2009, aux assises. L'agresseur est condamné.
Retour sur la bande FM. Léna Rivière est aujourd'hui réalisatrice à Radio Grenouille, dans le quartier de son enfance, la Belle-de-Mai à Marseille, à quelques rues de l'appartement où son beau-père l'a agressée pendant plusieurs années. Elle décide d'entamer un travail de reconquête, par la radio. Interroger ses proches d'abord, frère, sœur, belle-mère et surtout, son père, qui ouvre le documentaire dans un bouleversant dialogue avec sa fille. Les mots sont mis sur la culpabilité de n'avoir pas plus agi, mais aussi sur ce qui reste d'une relation et sur la place du pardon.
Il en sera beaucoup question, du pardon. Pas à l'agresseur mais à l'entourage. À soi-même aussi. Parmi les autres victimes, rencontrées au procès ou à l'occasion du documentaire, Charlotte, aujourd'hui mère, se demande si elle aurait pu parler plus tôt et éviter les victimes de la génération de Léna. Cette dernière s'en veut à son tour pour une de ses amies d'enfance, agressée après elle par le même homme. Anna, de son côté, est la première à avoir porté plainte. C'est grâce à elle que Léna a pu être crue et entendue. « Si t'avais pas porté plainte, quelle aurait été mon histoire ? […] D'avoir lu ta déposition, je me souviens d'une sensation dans le corps extrêmement étrange, parce que c'était tellement similaire, donc d'un côté tu te sens moins seule et dans le même temps […] c'est comme si j'avais réalisé qu'on était interchangeables… » La force de ces échanges, où celle qui tient le micro fait partie intégrante de l'histoire et crée elle-même les conditions pour que ces paroles surgissent est précieuse. Et la quête de ses « âmes sœurs », comme elle les appelle, se transforme peu à peu en reprise de pouvoir sur soi et sur son récit.
La recherche est sans fin, le nombre de victimes, inconnu. Sur la route, on laisse des interrogations, des silences et des relations abîmées. Mais les portes s'ouvrent et le micro sert de prétexte pour se rencontrer, se parler enfin et se soigner, comme lors de cette scène incroyable, où accompagnée de son meilleur ami, Léna revient dans la cour où elle s'est longtemps sentie piégée. Une expédition sous forme d'ultime libération : « Je suis revenue me chercher et je crois que ça, c'est se faire justice. »
Margaux Wartelle -
Mythos coloniaux
27 décembre, par Étienne Jallot — Bouquin
Dans Oradour coloniaux français, le politologue Olivier le Cour Grandmaison revient sur la suspension d'Apathie de RTL après son parallèle entre les crimes nazis et les crimes coloniaux de la France en Algérie. Comparaison = raison ? Oui, mon général !
25 février 2025, l'éditocrate Jean-Michel Apathie sort de son rôle de toutou médiatique. Il déclare dans la matinale de RTL, « chaque année en France on commémore ce qu'il s'est passé à Oradour-Sur-Glane, c'est-à-dire le massacre de tout un village, mais on en a fait des centaines nous, en Algérie. Est-ce qu'on en a conscience ? »1 Stupeur chez les droitardés, de Le Pen à Pascal Praud, politicards et médiacrates, s'offusquent. Apathie est suspendu par RTL. Raison : comparaison « inappropriée ». Et pourtant, au vu des massacres coloniaux commis par la France en Algérie la comparaison n'est-elle pas pertinente ? C'est ce que défend Olivier Le Cour Grandmaison dans Oradour coloniaux français (Les liens qui libèrent, 2025).
Apathie n'est pas le premier à tenter la comparaison. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale d'anciens résistants, comme Pierre Fayet, dénoncent les massacres commis en Algérie en ces termes : « on peut dire que le crime atteint l'horreur du massacre d'Oradour-sur-Glane ». En 1951, le journaliste Claude Bourdet compare les méthodes de tortures en Algérie à celle de la Gestapo. Pour le politologue, « le parallèle est destiné non à banaliser mais à souligner l'extrême gravité de ce qu'il s'est passé en Algérie. » À l'époque déjà des mythos détournent la réalité. En 1957, Guy Mollet, chef du gouvernement et socialiste juge la comparaison à la Gestapo « scandaleuse ».
Pourtant les violences commises en Algérie n'ont rien d'isolées. Elles correspondent à la méthode employée dès la conquête par le Général Bugeaud dans les années 1840. Pour faire plier le pays, l'armée a massivement recours aux razzias. Les militaires volent et pillent les récoltes pour affamer les populations, des villages sont détruits, leurs habitants déportés. Bugeaud est également adepte de l'enfumade, pratique qui vise à asphyxier les tribus cachées dans les grottes. Une guerre exceptionnelle, ou le droit de la guerre2 est suspendu. Rien ne doit empêcher de faire plier « l'indigène, toujours jugé rétif et dangereux », coupable par nature, qu'il soit civil ou militaire. Un État « militaire, policier ou terroriste » et qui n'hésite pas à laisser « quartier libre » à ses troupes, ou même aux colons qui s'organisent en milices et « agissent comme des forces supplétives » de l'armée lors des massacres de Sétif et Guelma en 1945. Cent ans d'horreur que l'auteur qualifie « a minina [comme] des crimes de guerres, plus certainement des crimes contre l'humanité ». Il invite alors au courage de nommer correctement les crimes afin de mieux combattre les réacs qui détournent sans arrêt les faits pour camoufler les responsabilités. Toute comparaison avec une situation autre serait fortuite.
Étienne Jallot
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Renouer avec le syndicalisme de lutte
27 décembre, par Douglas — Bouquin
Dans Réapprendre à faire grève, Baptiste Giraud, sociologue, mène une enquête sur le syndicalisme et l'apprentissage de la grève. Il montre qu'il n'est pas si facile de faire vivre le « syndicalisme de lutte » que revendique la CGT.
Les mobilisations en 2023 contre la réforme des retraites présentent un paradoxe. Si elles ont entraîné des millions de manifestant·es dans la rue, elles n'ont pourtant pas donné lieu à des grèves importantes à l'échelle du pays.
Ce paradoxe confirme une tendance plus générale que Baptiste Giraud relève dans son livre Réapprendre à faire grève (PUF, 2024) : « Malgré des regains ponctuels, les grèves d'entreprise ont beaucoup perdu de leur intensité : elles sont tendanciellement moins nombreuses et moins mobilisatrices. » Comment l'expliquer ? Souvent, dans les espaces de la gauche radicale, on impute la baisse des grèves aux bureaucraties syndicales : trop peu confiantes quant à leurs capacités de mobilisation (voire compromises avec le patronat), elles freineraient les aspirations radicales de masses prêtes à bloquer la production. Le livre nuance cette lecture en interrogeant les ressorts du travail syndical et de l'apprentissage de la grève au plus près des salarié·es et des militant·es syndicaux·les. Pour cela, il s'appuie sur une enquête au sein de l'Union syndicale (US) du commerce et des services à Paris, affiliée à la CGT.
Dans ce secteur, où les raisons de se mobiliser sont nombreuses, les salarié·es s'emparent rarement de la grève. Selon l'auteur, cela peut d'abord s'expliquer par les transformations du capitalisme contemporain et des structures du salariat. Le développement de plus petites unités d'entreprise et la multiplication des formes précaires d'emploi affaiblissent les collectifs de travail et rendent la grève plus complexe à organiser. Par ailleurs, le profil des militant·es syndicaux·les de la CGT a évolué : celleux-ci sont moins politisé·es que par le passé et n'interprètent plus toujours les conflits de travail comme une conséquence de la lutte des classes. S'iels rejoignent la CGT, c'est moins pour transformer la société par un « syndicalisme de lutte », c'est-à-dire tourné vers la pratique de la grève et l'affirmation de la lutte des classes, que pour « faire valoir leurs droits » et « se protéger de l'autoritarisme patronal ». De leur côté, les permanent·es de l'US participent à former les militant·es aux pratiques de la grève et à leur montrer que les conflits au travail découlent des « conflits de classe qui structurent le système de production capitaliste ».
L'auteur examine ensuite trois grèves dans le secteur du précariat : femmes de chambre d'un hôtel, entrepôt de chaussures et boîte de livraison de pizzas. Ces conflits sont rendus possibles par l'action conjointe de militant·es bien implanté·es dans leur collectif de travail et de permanent·es de l'US qui les encouragent et les soutiennent dans la pratique de la grève.
Le livre entend ainsi être lucide sur l'état actuel de la conscience de classe. Les syndicats ne sont pas toujours que des « freins » aux mobilisations, mais parfois des outils indispensables pour familiariser des militant·es à une pratique qui, sans être facile, s'avère la plus utile pour défendre nos droits : la grève !
Douglas -
Un dossier simple
27 décembre, par La Sellette — Chronique judiciaireEn comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
Toulouse, chambre des comparutions immédiates, septembre 2025Les deux prévenus ont été arrêtés la veille à l'aube, alors qu'ils dormaient dans le coffre d'un utilitaire volé pendant la nuit. Même s'ils sont seulement accusés de recel – le fait d'utiliser une chose que l'on sait volée –, le président les suspecte aussi du vol :
— Le véhicule étant équipé d'un GPS, on a pu retracer le déplacement de la voiture. L'exploitation des données téléphoniques a permis de voir que le téléphone d'Ichem D. et la voiture ont fait les mêmes déplacements au même moment. En garde à vue, vous avez expliqué que vous aviez fait le trajet en train… Est-ce que vous maintenez cette version compte tenu du fait qu'il n'y a pas de train à 5 heures du matin ?
Dans la salle, des gens ricanent. Les prévenus maintiennent. Et répètent qu'ils ne savaient pas que c'était un véhicule volé.
— La porte du véhicule était ouverte, on était en T-shirt, on avait froid.
Faute d'obtenir des aveux, le président passe à l'examen de la personnalité d'Ichem D., déjà condamné une fois pour des faits similaires :
— Vous êtes par ailleurs en attente d'un procès pour recel, usage de stupéfiants et rébellion. Quelles sont vos ressources ?
— Je travaille sur les marchés.
— En situation irrégulière… Et vos projets ?
— Obtenir des papiers et travailler dans la comptabilité ou la gestion.
— Vous savez qu'en commettant des infractions, vous compliquez l'obtention d'un titre de séjour ?
Après cette question qui n'appelle pas de réponse, le président évoque la situation du deuxième prévenu, Ismail F., qui n'a pas d'antécédents et travaille au noir dans une boucherie.
La justice se contentera de ces minces informations pour juger les deux hommes. L'heure est maintenant aux réquisitions de la procureure – exaspérée qu'ils s'obstinent à nier.
— C'est un dossier simple. Se servir d'un véhicule volé, même pour dormir, c'est un recel de vol. Par ailleurs, ils vivent en squat ! Ils n'ont aucune garantie de représentation. Ils n'ont pas vocation à s'installer sur le territoire national !
Elle demande huit mois de prison pour celui qui a déjà un casier et six mois pour l'autre, avec maintien en détention pour les deux. Elle signale à toutes fins utiles que, pour ce type d'infraction, le tribunal a le droit de prendre une peine complémentaire d'interdiction du territoire français.
L'avocat d'Ichem D. insiste sur le fait que personne n'a subi de préjudice dans cette affaire.
— L'entreprise a récupéré le véhicule. Elle a confirmé que les clés avaient été oubliées à l'intérieur : il n'y a pas de vitre brisée, pas de trace d'effraction… Pourquoi huit mois avec mandat de dépôt ? Parce qu'ils n'ont pas de garanties de représentation. Pour avoir dormi dans une voiture, c'est totalement excessif !
L'avocate d'Ismail F. ajoute que son client comparait pour la première fois devant la justice :
— Et les faits ne sont pas si graves. Il pourrait être condamné à un sursis simple !
Revenu de délibérer, le président déclare les deux prévenus coupables, condamne le premier à quatre mois de prison avec maintien en détention et le deuxième à six mois de prison avec un sursis simple.
La SelletteRetrouvez d'autres chroniques sur le site : lasellette.org. -
Faire transpirer les fédés
27 décembre, par Eliott DognonFace à la décadence du sport professionnel soumis à des règles sexistes, le boxeur trans Maho Bah-Villemagne et l'association TRANSpire lancent un Front d'action pour les athlètes trans et intersexes, afin de mettre une bonne droite aux institutions sportives.
Face à l'invisibilisation et aux discriminations, les athlètes queers organisent la riposte. L'association TRANSpire crée des espaces sportifs inclusifs et bienveillants. En équipe avec le boxeur trans Maho Bah-Villemagne, iels ont lancé un Front d'action pour les athlètes trans et intersexes. L'initiative vise à proposer un accompagnement juridique et administratif pour les athlètes souhaitant faire du sport en compétition grâce notamment à la création d'un réseau d'avocat·es en droit du sport, droit du travail et en droit des personnes trans. « Notre mission est un peu similaire à celle d'un syndicat », explique Maho. Le but est aussi de former coachs, dirigeant·es, bénévoles et toutes personnes gravitant autour de milieux sportifs. Enfin, iels ont pour objectif de représenter les athlètes pour avoir un poids dans l'élaboration de réglementations auprès des institutions sportives.
Le long chemin de l'existencePour pouvoir être représenté·es dans le milieu du sport, il faut déjà y exister. Et pour les personnes trans, il y a de nombreux freins à la pratique : « Le rapport à notre propre corps est déjà compliqué, puis il y a le regard des autres, les problèmes psy, les problèmes d'addiction, la précarisation... » énumère Maho. Auxquelles il faut bien sûr ajouter les violences et le rejet systémique. En France, 70 % des personnes trans interrogées déclaraient avoir subi des discriminations au cours de l'année écoulée selon une étude de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, menée en 20231.
« Parfois on n'existe même pas dans les règlements de certaines fédérations, et quand c'est le cas, chacune a son propre règlement »Il existe par ailleurs peu de statistiques et d'études concernant les pratiques sportives des personnes trans, déjà particulièrement invisibilisées dans ce milieu. Une étude d'Ipsos réalisée en 2022 indique tout de même que 73 % des personnes LGBTQ+ interrogées déclaraient avoir déjà été témoins de comportements homophobes ou transphobes dans un milieu sportif. Pour Maho, le premier enjeu est donc la pratique : « Avant de pouvoir former des coachs, il faut déjà qu'il y ait des athlètes. »
Un mur institutionnelEt les institutions n'aident pas vraiment : « Aujourd'hui, on est très peu représenté·es au sein des institutions sportives. Parfois, on n'existe même pas dans les règlements de certaines fédérations. Et quand c'est le cas, chacune a son propre règlement. On doit créer nos propres droits et donc notre existence dans le monde du sport », se désole Maho. Si certaines fédérations ont un règlement, il est bien souvent à côté de la plaque : « La fédération française de cyclisme impose aux femmes trans d'avoir fait leur transition avant l'âge de 12 ans ou de ne pas avoir connu de puberté masculine au-delà de cet âge pour pouvoir s'inscrire à des compétitions », raconte le boxeur. Sa propre discipline n'est pas en reste niveau transphobie. Après la victoire de l'Algérienne Imane Khelif aux Jeux olympiques de 2024 à Paris, un déferlement de haine sexiste s'abat sur la boxeuse, accusée d'hyperandrogénie par ses détracteurs2. « Les femmes cis sont aussi victimes ! » confirme Maho. Moins d'un an après les JO, c'est toute l'équipe de France féminine de boxe qui est privée de championnat du monde à Liverpool. La raison ? Des « tests de féminité » exigés par la World Boxing dont les résultats sont arrivés en retard !
Mais pourquoi négocier avec les fédérations alors que des espaces sportifs queers existent en dehors de ce cadre institutionnel ? « Je ne crois pas qu'on arrivera à changer les choses en interagissant uniquement avec des convaincu·es. Les espaces militants font office de sas de décompression mais c'est en interagissant avec l'extérieur qu'on a le plus d'impact. » Et l'initiateur du Front d'action reste très enthousiaste concernant le projet : « On a déjà reçu plein de demandes d'accompagnement d'athlètes dans le cyclisme, le foot et plein d'autres sports ! »
Eliott Dognon* Le prénom a été modifié.


