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Tijuana : tisser un lieu, tisser des liens
14 novembre, par Pauline LaplaceEn 2018, l'enclave Caracol, lieu autogéré d'entraide mutuelle, s'est transformée en un point d'accueil pour les migrants qui arrivaient en nombre d'Amérique centrale. Visite d'un lieu incarnant les vives solidarités qu'on trouve dans une ville surtout connue pour sa violence : Tijuana.
Depuis des années, pour se protéger mutuellement des violences rencontrées durant le voyage, en particulier de celles des cartels, les personnes fuyant les pays d'Amérique centrale s'organisent en groupes. Ceux-ci atteignent parfois une centaine de personnes et sont composés principalement de familles. En 2018, ce phénomène prend une ampleur inattendue : entre 8 000 et 10 000 personnes se lancent sur la route vers les États-Unis. Mi-novembre, la « caravane » arrive à Tijuana.
« À part quelques tentes distribuées à droite à gauche, l'État ne faisait rien. Les gens qui arrivaient ici ne savaient ni quoi faire ni où aller. Ce sont les organisations civiles, comme la nôtre, qui se sont organisées », raconte Nakari, membre de Comida No Bombas, une cantine collective qui distribue quotidiennement des repas gratuits. Sociologue de formation et cuisinière depuis qu'elle est en âge de travailler, celle-ci s'acharne à préparer des plats « avec amour et sincérité ». « On mange la même chose que ceux qu'on aide, contrairement à la plupart des cantines de l'Église », précise-t-elle alors qu'on échange près des fourneaux, abrités par un espace autogéré : El enclave Caracol (L'enclave de l'escargot).
« On mange la même chose que ceux qu'on aide, contrairement à la plupart des cantines de l'Église »Ce petit immeuble de trois étages est situé à quinze minutes à pied des postes frontières, entre la calle Révolution où déambulent les gringos le week-end et la Zona norte où l'on trouve des bordels ouverts nuit et jour, dans lesquels travaillent des prostituées de tous âges (même mineures), de tous genres (les personnes trans sont reléguées aux espaces les plus malfamés) et à tout prix. « On croise des clients pauvres comme riches ici », raconte Sarai, qui nous fait visiter sa ville, en mettant en garde contre la police qui arrête régulièrement les passants, touristes ou locaux, pour les dépouiller. Elle énumère les assassinats qui ont eu lieu ces dernières semaines, certainement dus à des conflits entre cartels. « La situation est très tendue parce qu'on est à un moment où le gouvernement est en transition depuis l'élection de Claudia Sheinbaum1. Ça fait plusieurs semaines que l'armée patrouille quotidiennement », précise-t-elle alors qu'on croise une voiture chargée de bidasses armées jusqu'aux dents. « Welcome to Tijuana », rit-elle avant de retourner vers Caracol où elle habite depuis plusieurs années.
« On choisit qui on laisse entrer : ici, pas de police, pas de presse, pas de caméras »La devanture du lieu, couverte de fresques et ornée de plantes, annonce un havre de paix. Tout comme le comptoir du café ouvert sur la rue. C'est en tout cas un haut lieu de solidarité. En 2018, c'est de là que s'est organisée la solidarité avec les personnes de la « caravane ». Pendant une année, le deuxième étage a été transformé en infirmerie et le troisième en auberge temporaire.
L'héritage de l'escargotSix ans après ce moment d'effervescence, en étoile autour de Caracol, on trouve aujourd'hui plusieurs « auberges » prenant en compte les besoins spécifiques des personnes (LGBT, familles, mères isolées, hommes seuls), mais aussi des lieux dédiés au soutien juridique ainsi qu'un espace pour se doucher et laver ses vêtements. Juste devant, les membres de Comida No Bombas servent quotidiennement une centaine de repas aux personnes à la rue. Quant à l'infirmerie temporaire, elle s'est transformée en une véritable clinique, où médecins et psychologues reçoivent leurs patients gratuitement. On y découvre même un vaste espace maternité, offrant aux femmes migrantes la possibilité d'un accompagnement en douceur.
« Ici, je lutte pour ma vie en même temps que pour celle des autres. »Et Caracol aujourd'hui ? « La cuisine fonctionne toujours, relève Nakari. On a aussi un ordinateur, un point wifi et des toilettes à disposition pour tout le monde. On est un lieu de passage, alors on oriente les gens vers les espaces qui se sont créés. » Si la plupart de ces espaces nés à Caracol ont un statut d'associations indépendantes de l'État, elles touchent des fonds, ont un cahier des charges et un fonctionnement plus ou moins horizontal suivant les structures. « Nous on est pauvre, dit Andrea, autre membre de la cuisine, en riant. Mais on suit une ligne à laquelle on croit. On choisit qui on laisse entrer. Ici, pas de police, pas de presse, pas de caméras ». « Et surtout, pas d'hommes hétéros », renchérit Nakari. La réalité est bien plus nuancée, en témoigne notre présence : deux journalistes hétéros, munis de stylos et caméra au poing. Mais nos deux hôtes nous font clairement comprendre d'un ton rieur qu'on est tolérés parce qu'elles nous ont choisis. « Avant, Caracol était plus punk, mais aussi très hétéro. Ces dernières années, le lieu est identifié comme un espace LGTB, c'est ce qui a fait que j'y suis restée. Ici, je lutte pour ma vie en même temps que pour celle des autres. »
Qui sont les envahisseurs ?Pour Sarai, il est clair que la lutte contre le patriarcat va de pair avec celle contre le capitalisme et la fermeture des frontières. Originaire de l'État du Sonora, elle était encore un nourrisson quand elle est arrivée à Tijuana. Comme la plupart des habitants ici, c'est une immigrée de l'intérieur. Depuis le toit-terrasse de Caracol, surplombant la ville, elle commente la violence qui habite ses rues, mais aussi son sens de l'hospitalité. En tant que lesbienne, elle sait qu'elle a plus de possibilités de travailler et d'être acceptée ici qu'ailleurs au Mexique. La quarantaine, cheveux violets flottants au vent, notre hôte s'est mariée à 20 ans en robe blanche et de façon très tradi, avant de faire un virage en épingle et de se sauver d'une relation violente. Du haut de sa tour safe, elle nous lance un dicton : « Quien toma el agua de la presa de Tijuana se queda »(celui qui s'abreuve à la source de Tijuana n'en repart pas).
Celui qui s'abreuve à la source de Tijuana ne repart pasEt malheureusement, si le dicton est peu connu, Tijuana est, selon les dires de beaucoup, en proie à une gentrification éclair. « Ici, tu travailles à l'usine, 8 à 12 heures par jour avec un jour de repos toutes les 3 semaines. Le salaire minimum est de 2 700 pesos par semaine. Les loyers les moins chers sont de 5 000 pesos, quasiment deux semaines de travail », souffle Natalia, qui revient de la distribution des repas et récure la gazinière avec Sandra qui complète : « Des gens viennent des États-Unis et s'installent ici parce que c'est moins cher. Ils ne paient pas d'impôts, gagnent un bon salaire en faisant du télétravail et ne cherchent en aucun cas à s'adapter. Ça peut paraître symbolique, mais ils ne parlent pas un mot d'espagnol, alors qu'ils forcent ceux qui émigrent à parler leur langue. » Dans la cuisine, les filles sont bien remontées. Elles décrivent dans le détail l'exploitation des femmes de ménage, nounous et autres femmes traitées comme des domestiques, venues des coins pauvres du Mexique et sous-payées par les gringos. « Ce que je pense des Étatsuniens ? Ils sont insipides et n'ont pas de culture, grince Sandra. Ils vont ailleurs pour s'approprier celle des autres. Pour moi, c'est une tentative de colonisation. Il y a des gens, dans le centre, qui ont vécu là toute leur vie et qui doivent se déplacer en périphérie. » Et de conclure : « Ils parlent de nous comme des envahisseurs, mais ici, ce sont eux les envahisseurs ! »
Texte et photos Pauline Laplace2
1 Élue largement le 1er octobre 2024, à la tête de la coalition de gauche « Continuons de faire l'histoire » (déjà au pouvoir depuis 2018), elle est la première femme présidente du Mexique.
2 Dans le n°235 de CQFD, publié sur papier en octobre 2024, le surtitre de cet article est « Au commencement était Caracol ».
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Misère affective en milieu militant
14 novembre, par Jonas Schnyder — BouquinDans Nucléaire solitude, Héma et Hétonque mettent en scène leur colère contre les textes contre l'amour qui circulent beaucoup dans les milieux militants. Une analyse qui repolitise par le sensible des relations dont la « déconstruction » engendre solitude et culpabilisation.
En colère contre les brochures « contre l'amour » ou pour l'amour « libre » qui circulent beaucoup dans les milieux autogérés en France, Héma et Hétonque ont décidé d'écrire en 2019 une conférence gesticulée à partir de leur vécu de militant·es à Bure (Meuse) et d'un constat : « Les brochures font comme si tout le monde avait un accès égal à l'amour et au sexe [alors que] nous, notre problème, c'était de trouver déjà un partenaire, et aussi qu'il n'arrête pas la relation au bout de trois jours. » Car en miroir des coucheries multiples et politisées des très libres « dominants sexuels » – souvent urbains, jeunes et sexy – se constitue l'image de « déchets affectifs dont on ne sait pas quoi faire » et qui culpabilisent d'avoir encore des attentes, de la jalousie ou des émotions, « après tout ce temps passé dans un milieu où l'on déconstruit jusqu'à l'idée même de relation ».
L'ouvrage dénonce ces « contre-normes » de brochures ayant libéré le sexe, et dont les arguments sont trop souvent utilisés pour esquiver toute responsabilité émotionnelleBien décidé·es à faire vivre ce sujet sur la misère affective en milieu militant, les auteur·es ont publié la transcription de leur conférence gesticulée dans Nucléaire solitude1, un livre auto-édité en 2023 et signé par Le Comité imbaisable. Drôle et théâtral autant qu'empathique et sérieux, il passe au crible des figures et situations somme toute familières et pose la question : « À qui profitent les brochures ? » Il y a le mec au monologue qui « n'a aucune envie d'écouter ce que vous, vous avez à dire, donc de vous rencontrer », ou celui qui mixe indifférence et séduction pour se sentir en position de pouvoir, se prouver quelque chose et exister aux yeux des autres. Il y a aussi la « pédéthèque », ce lieu où chacun peut venir vivre sa petite expérience homosexuelle sans autre considération ou responsabilité, alors qu'il « est possible que le pédé ait des… des… – merde, comment ça s'appelle, je l'ai sur le bout de la langue… ah voilà : des émotions, des envies, une histoire, des blessures ». En images et en chansons, l'ouvrage dénonce ces « contre-normes » de brochures ayant libéré le sexe, et dont les arguments sont trop souvent utilisés pour esquiver toute responsabilité émotionnelle sans se remettre en question.
Et le nucléaire dans tout ça ? Du déni de fragilité à la quête de puissance, les anecdotes illustrent le manque affectif comme « le symptôme d'un monde où les émotions sont vues comme des déchets radioactifs » qu'on décide d'enterrer. Et les auteur·es de conclure : « Le nucléaire et les dominantes sexuels ont la même morale : puisque techniquement je peux le faire, alors je le fais […]. Impossibilité de penser la fragilité de ce qui nous entoure. Impossibilité de penser que tout ce qui nous entoure nous garde en vie et pourrait nous rendre heureuses. »
Jonas Schnyder
1 Le livre est commandable en ligne, ou le texte disponible sur demande. Plus d'informations : comiteimbaisable.wordpress.com
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Chef, oui chef
14 novembre, par Robin Bouctot — Maïda Chavak, BouquinDans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis décortique l'histoire hallucinée d'un groupe de maoïstes et de leur mystérieux leader, et signe un ouvrage fascinant à l'adresse des militants d'aujourd'hui.
En 1971, Paul, jeune militant maoïste, est vidé de ses espoirs révolutionnaires nés avec la ferveur de 1968. Établi dans une petite usine de machines à écrire, il s'abîme le corps et la tête en rêvant d'un Grand Soir de plus en plus vaporeux. Un soir de réunion avec quelques camarades, « une sorte de messie » apparaît : le très charismatique Fernando, réfugié espagnol antifranquiste de retour de Chine. Paul se sent tout de suite embarqué par sa proposition de mise en pratique ici et maintenant de la révolution prolétarienne.
Envoûtés et conquis, une quinzaine d'hommes et femmes rejoignent aussi ce qu'ils ne tarderont pas à nommer « l'Organisation », constituée telle une avant-garde révolutionnaire prête à tous les sacrifices pour la cause. Suivant les directives du « camarade F », à la rhétorique imbattable et à l'aura immense, les militants font table rase de leur passé. Ils entrent pour de bon à l'usine et rejettent violemment tout ce qu'ils jugent être des réflexes petits-bourgeois. Petit à petit, le groupe s'isole pour s'installer dans « le Bâtiment », un ancien couvent à Clichy qu'il occupe sur le modèle de la commune populaire chinoise de Tatchai. Entre ses murs et hors du monde, le cauchemar va durer des années.
Jusqu'où peut-on aller pour la cause ? Comment s'efface l'esprit critique ?Violences de genre, emprise et manipulation, participation volontaire à un totalitarisme, soumission… Dans Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024), la sociologue Julie Pagis, déjà autrice de plusieurs ouvrages sur les trajectoires de ceux qui ont vécu les événements de 68, plonge dans cette histoire délirante et y décortique les ressorts de la domination charismatique. Pris dans une série d'engrenages orchestrés par leur chef, les membres de l'organisation collectivisent les enfants, s'écharpent sur leurs coupes de cheveux trop bourgeoises ou projettent l'assassinat d'un des leurs.
S'appuyant sur les carnets de notes terrifiants tirés des archives de l'Organisation et sur les témoignages des rescapés, elle livre un polar tenu par des questions aux mille échos : jusqu'où peut-on aller pour la cause, comment s'efface l'esprit critique, etc. Et fait marquant : elle n'omet pas pour autant la part de lumière et d'enthousiasme qui sous-tendait toute cette expérience. « Encharismée » par la personnalité de Fernando et fragilisée par sa longue enquête, la chercheuse a bataillé pour l'écrire, tenue par l'idée de « libérer la parole dans les milieux militants » et l'importance d'interroger « notre commune vulnérabilité face au pouvoir charismatique […] pour regarder ce problème en face et éviter que nos rêves ne se terminent fatalement dans le cimetière des utopies ».
Par Robin Bouctot -
Trump Tower : le dernier bal
14 novembre, par Pauline Laplace — Dans mon salonTrottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un salon. En direct des States, visite de la new-yorkaise Trump Tower quatre semaines avant les élections.
Minuscule au pied des 58 étages de la Trump Tower, affublée d'un justaucorps à paillettes et d'ailes d'anges en plastoc, un petit bout de femme danse. Ou plutôt : elle tangue d'un pied sur l'autre, le regard perdu. La cinquantaine et originaire de la République dominicaine, Ana voue un culte au candidat républicain « qui ne recule devant rien ».
Fin des années 1970, Trump investit comme un bourrin dans l'immobilier à Manhattan et fait construire ce gratte-ciel pour abriter sa résidence principale : un penthouse estimé à 100 millions de dollars. S'il n'y vit plus depuis sa première victoire aux présidentielles, sa compagnie, The Trump Organization, gérée par ses fils et condamnée plusieurs fois pour fraude, a toujours son siège au 26e étage. Accès interdit. Les péquenots comme moi ont le droit de pénétrer dans l'édifice, mais sont condamnés à voir les portes des ascenseurs se fermer devant leurs gueules. Pas de cieux pour les gueux.
C'est un peu comme Lourdes avec la Vierge, mais nappé de vieux rock en fond sonore.À l'origine, l'endroit devait accueillir des boutiques « super-luxe ». Mais, hormis Gucci, on n'y trouve que des magasins de goodies à l'effigie du gros rougeaud (casquettes, gourdes, chaussettes, jeux de cartes, fringues pour enfant et autres conneries). C'est un peu comme Lourdes avec la Vierge, mais nappé de vieux rock en fond sonore. On peut aussi bouffer du Trump au Trump Pizza, cramer du Trump au Trump Grill ou boire une tasse de Trump au Trump Café. Ici, une famille white trash s'extasie devant une photo de Donald qui serre la paluche à Kim Jong-Un. Là, une ado choisit un ourson Trump en peluche pour l'offrir à son daron.
Je m'enfuis en prenant l'escalator et me cogne à une sorte de plumeau : ce sont les ailes d'Ana. Dans un tourbillon de paroles, elle me raconte ses embrouilles de famille tout en me montrant le site qu'elle a créé pour aider le « futur président » dans sa campagne. Ana a bossé ici comme femme de ménage, mais s'est « libérée du travail », dit-elle, pour faire ce qui lui plaît : danser. Chose qu'elle fait bénévolement et sans qu'on ne lui ait rien demandé : Ana, ça se voit, elle a pété les plombs.
Malgré tous les totems à la gloire de Donald, c'est d'elle que surgit, à mes yeux, toute une symbolique. Ancienne employée venue hanter son lieu de travail en serpillière essorée, immigrée en adoration devant son ex-boss raciste, Ana agite ses ailes en faveur du démon. À quatre semaines des élections, elle incarne à la perfection le règne de la confusion : la vie pétée des anges.
Et la voilà qui danse à nouveau, dans le sous-sol cette fois, le regard de plus en plus bas, les gestes de plus en plus las. « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution », disait Emma Goldman, féministe et libertaire qui agitait les foules sur le sol américain au début du XXe siècle. Aujourd'hui, on peut se poser la question autrement : sans révolution, est-ce qu'on aura encore envie de danser ?
Pauline Laplace -
Face à la LGV, un freinage d’urgence
14 novembre, par Marius Jouanny — ÉliasDu 11 au 13 octobre, à l'initiative des Soulèvements de la Terre et de LGV non merci, 1 500 personnes se sont rassemblées en Gironde, pour exiger l'annulation du projet de ligne ferroviaire à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse-Dax. Reportage.
« On la surnomme “l'autoroute ferroviaire sur pilotis”, avec ses 28 kilomètres de viaducs, tunnels et ponts », résume Sarah des Soulèvements de la Terre lors d'une réunion d'information sur le projet de ligne à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse-Dax, le 1er octobre à Angoulême. En amont du week-end de mobilisation prévu du 11 au 13 octobre, LGV non merci, réunissant une vingtaine de groupes locaux, et les Soulèvements de la Terre ont redoublé d'efforts pour alerter sur l'impact de ce qu'ils considèrent être un énième grand projet inutile. Artificialisation des terres, potentielle disparition d'espèces, budget colossal, petites lignes abandonnées… Dans les tuyaux depuis une trentaine d'années, la LGV reste pourtant un projet moins médiatisé que d'autres, tels que celui de l'A69 ou des mégabassines. Promu par la SNCF comme une solution de « mobilité plus durable », il bénéficie de l'image verte du transport ferroviaire. Selon les militant·es, la LGV s'annonce au contraire comme « un gigantesque carnage », tant sur le plan environnemental que sur le plan social.
Oui mais décarbonéInitiée en 1991 par l'État, la LGV Bordeaux-Toulouse-Dax prévoit de s'étaler sur environ 200 kilomètres. Une fois opérationnelle – la livraison est prévue pour 2030 –, la ligne devrait permettre de parcourir la distance entre Bordeaux et Toulouse en 1h15 sans halte et en 1h20 avec un arrêt à Agen, contre 2h22 actuellement. Un gain de temps que les promoteurs du projet ne manquent pas de souligner. À la réunion d'information des Soulèvements de la Terre et de LGV non merci, Sarah explique : « La LGV bénéficie aux entreprises du BTP comme Egis et Ginger CEBTP, et participe à la gentrification de Bordeaux, Toulouse et Agen. Des médias libéraux tels que Capital conseillent déjà d'y effectuer de juteuses opérations immobilières ! » Dans les médias locaux, la socialiste et présidente de la région Occitanie Carole Delga en frétille d'avance : le projet serait « la meilleure alternative décarbonée pour relier nos territoires, entreprises et universités ».
« Les travaux s'attaqueraient à huit zones Natura 2 000 habitées par près de 200 espèces protégées ! »LGV non merci et les Soulèvements de la Terre ne l'entendent pas de cette oreille. Ils rappellent que la construction prévoit d'artificialiser 4 800 hectares, dont près de 3 000 de forêts et 1 200 de terres agricoles. « Les travaux s'attaqueraient à huit zones Natura 2000 habitées par près de 200 espèces protégées ! », explique Sarah. Budget total pour une telle boucherie ? 14 milliards d'euros, « qui devraient monter facile à 18 milliards avec l'inflation ». Une coquette somme que l'État compte financer à 40 %, tout en espérant que l'Union européenne contribue à hauteur de 20 %. Pour cela la LGV doit aller jusqu'en Espagne, mais la mobilisation dans le Pays basque a été telle que le projet est aujourd'hui suspendu. Enfin, les 40 % restants sont pour la pomme des 25 collectivités sur le tracé de la LGV.
Une ligne antisocialeSur le lieu de la mobilisation, une propriété privée de Lerm-et-Musset, en Gironde, les opposant·es au projet insistent sur son caractère antidémocratique. « Ici, on est entouré de communes qui se sont prononcées contre », tance Agnès, membre locale de LGV non merci. En effet, lors des différentes enquêtes publiques et environnementales, le projet a reçu plus de 90 % d'avis défavorables. « Mais l'État l'a quand même relancé en 2021 après sa mise en sommeil ! » Les critiques portent également sur l'« impôt LGV », qui vient gonfler pour 40 ans la taxe foncière des propriétaires vivant dans les 2 340 communes à moins d'une heure d'une future gare TGV. Ils participeraient ainsi aux 40 % de financement du projet dévolu aux collectivités. Comme l'indiquent des dizaines de pancartes à l'entrée de plusieurs d'entre elles, certain·es propriétaires refusent de payer. « Tout ça pour que des Parisiens puissent venir plus rapidement à Toulouse ! » grince Agnès. La LGV réduirait en effet d'une heure le trajet en train actuel entre Paris et Toulouse.
Lors des différentes enquêtes publiques et environnementales, le projet a reçu plus de 90 % d'avis défavorablesD'autres pointent le caractère antisocial du projet, dans le contexte d'une détérioration du service public ferroviaire sur les petites lignes. Dans les années 1930, la France comptait jusqu'à 70 000 kilomètres de lignes. Aujourd'hui, il en reste moins de 30 000 kilomètres, dont environ 9 000 de petites lignes. « Nombre de lycéen·es et étudiant·es nous ont rejoint car ils et elles constatent la dégradation du train dans leurs trajets quotidiens : TER bondés, supprimés ou en retard, explique Richard, un autre militant local. Ces problèmes ne seront pas résolus par la LGV, conçue pour les habitant·es des métropoles ! » Dans la région, des usager·es excédé·es se sont même organisé·es en groupes sur les réseaux sociaux, distribuent des tracts aux passager·es ou ne présentent plus leurs titres de transport en signe de protestation. Pour rappel, seuls 5 % des voyages en train dans l'Hexagone se font en TGV, et 48 % de leurs usager·es sont des cadres et professions intellectuelles.
« Les LGV sont aux petites lignes ferroviaires ce que les autoroutes sont aux départementales », résume Matthieu, adhérent du collectif Angoulim. Le militant peste contre le prix élevé des billets de TGV, aussi dissuasifs qu'un péage autoroutier, et se bat pour la réouverture des lignes TER, dont celle qui fait Angoulême-Limoges. « Abandonnée depuis six ans, la ligne nécessite une rénovation totale. Angoulim a saisi la Cour des comptes pour “abandon d'infrastructure publique”. Pour temporiser, la SNCF a annoncé une vague réouverture d'ici la fin de la décennie. » Pour le militant, ce double standard favorise les LGV au détriment des petites lignes, jugées moins rentables : c'est « incompatible avec un service public des transports digne de ce nom ! »
Perte de vitesse ?Le samedi, vers quatre heures du matin, un hélicoptère survole sirène hurlante les tentes du campement à basse altitude en les braquant d'une lumière blanche. En réponse, des feux d'artifice sont envoyés, ce qui entraînera une plainte de la police et des articles à charge dans la presse. En dehors de cela, et d'une voiture de police chahutée, les « mini-jeux » organisés dans l'après-midi se déroulent sans véritable heurt avec les forces de l'ordre. Dans une quinzaine de communes, plusieurs convois posent des panneaux anti-LGV. Un cortège carnavalesque prend le TER pour rejoindre Bordeaux et déployer fanfare et banderoles à la gare Saint-Jean, laquelle est bientôt envahie par un défilé de vélos. Les sièges régionaux de Lafarge, Artelia, Ineo, Iris Conseil ou Segat, qui collaborent avec l'État pour organiser les expropriations sur le tracé de la ligne, sont couverts de graffitis. Des actions symboliques censées mettre en garde les porteurs du projet. « Les Soulèvements de la Terre devraient demander des cachets d'intermittents du spectacle », ironise un manifestant. Le dimanche, des prises de parole sont organisées. Les écureuil·les de l'écluse Saint-Jory, qui empêchent depuis le 30 août une coupe d'arbre au départ de la LGV à Toulouse appellent à tenir « jusqu'au 8 novembre, date à laquelle ils ne seront plus autorisés à couper avant l'année prochaine ».
« Tout ça pour que des Parisiens puissent venir plus rapidement à Toulouse ! »À la fin du week-end, un constat interroge : si l'événement a permis l'occupation de plusieurs lieux et la coordination de nombreux groupes, le nombre de manifestant·es reste plus faible que lors des derniers rassemblements portés par les Soulèvements de la Terre. « Sans les jeunes venu·es de Bordeaux, on peut espérer mobiliser 300 personnes max pour nos actions ponctuelles, explique Jacques Pons, membre de LGV non merci. Nous ne sommes pas très nombreux sur le territoire, et plutôt vieillissants. » D'autres militant·es regrettent l'absence des élu·es locaux opposé·es au projet : « Ils se sentent résigné·es et impuissant·es à l'empêcher, ou sont rebuté·es par la présence des Soulèvements de la Terre, qualifiés d“écoterroristes” par le gouvernement et la presse ! » souffle-t-on.
Dans les années 1930, la France comptait jusqu'à 70 000 kilomètres de lignes. Aujourd'hui, il en reste moins de 30 000Pour l'instant, seuls des travaux d'aménagement à Bordeaux et Toulouse ont commencé. En lieu et place de la LGV, les opposant·es mettent en avant des propositions alternatives de rénovation des lignes existantes. S'appuyant sur les documents des promoteurs du projet eux-mêmes, ils estiment qu'elles coûteraient 4,5 milliards d'euros, n'impacteraient pas plus de 650 hectares, et permettraient de diminuer de 27 minutes le temps de trajet actuel. Et d'ajouter : « Gagner une demi-heure [supplémentaire] sur l'autel de la destruction des forêts, de terres agricoles et de milliards investis par les finances publiques, est-ce justifié ? »
Marius Jouanny