Accueil > Agenda > CQFD, journal de critique sociale
Articles
-
Téléporter l’industrie du luxe dans un trou noir quantique
16 février, par Émilien Bernard — Aïe TechMois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Quinzième épisode dédié aux prétentions high-tech de l'industrie du luxe et de la beauté, repère d'indécrottable accélérateurs de l'emprise techno-gloubi-boulga-solutionniste.
Mi-janvier, le géant français du parfum Guerlain pensait faire un coup marketing avec un nouveau produit annoncé comme révolutionnaire. Coup dans l'eau : il a surtout suscité les railleries et quelques crises d'apoplexie chez les astrophysiciens. L'objet du scandale ? Un petit pot de 50 millilitres d'une crème baptisée « Orchidée Impériale Gold Nobile », dont la composition serait si miraculeuse que son coût de 650 euros serait parfaitement justifié – voire, un cadeau (enfin si l'on n'opte pas pour le coffret « black » à 2 900 euros, qui s'accompagne d'un intrigant « Ridoki IMU-roller »…) Il faut dire que la marque n'a pas hésité à désigner ce prodige dermatologique sous l'intitulé scientifique « crème quantique », avec notamment cet argumentaire tiré au cordeau : « Guerlain crée la technologie Gold Quantum™ capable, pour la première fois, de cibler l'émission de lumière quantique d'une cellule jeune. En agissant à une échelle sans précédent, elle amplifie la réjuvénation visible de la peau et agit sur les signes majeurs de jeunesse et de lumière. »
*
Plus c'est imbitable, plus ça passe ? Pas cette fois, puisque la marque a un chouïa rétropédalé son bullshit scientifique face au raz-de-marée de vannes sur son produit pour gogos galactiques, remplaçant dans son argumentaire « lumière quantique » par le tout aussi abscons « biophotons »… Bon, l'industrie du luxe est un appeau à merde, rien de nouveau. Mais ce que l'on sait moins c'est qu'elle est de longue date fascinée par les avancées technologiques les plus flippantes, onéreuses, inutiles ou carrément stupides. On te racontait en avril dernier comment un fashion créateur avait mobilisé les robots-chiens de Boston Dynamics pour un défilé de mode parisien furieusement applaudi1. Plus récemment, il y a eu mi-janvier le salon Consumer Electronics Show 2024 de Las Vegas, place to be des acteurs de la Tech, dont la conférence inaugurale a été confiée à… L'Oréal, parce que la marque le vaut bien. « L'Oréal pense que la tech peut repousser les limites [du secteur de la beauté] », a plastronné son directeur général Nicolas Hieronimus, vantant pêle-mêle des conseillers virtuels en beauté dopés à l'intelligence artificielle, des rouges à lèvres intelligents et une nouvelle génération de sèche-cheveux à 400 boules pièce qui va casser la baraque, accrochez-vous !
*
« Le luxe n'est pas le problème, il est la solution. » Ainsi pérorait récemment dans Le Figaro Antoine Arnault, fils du pruneau toxique Bernard, en charge de l'image et de l'environnement du premier groupe français de luxe, LVMH. On notera que Guerlain et sa crème quantique pour richoux atrophiés du bulbe appartiennent à ce même groupe. Et que cette « solution » du luxe dans un monde fracturé de partout est tout aussi aberrante que le « solutionnisme technologique » en vogue dans la Silicon Valley. Un compagnonnage entre anciens et nouveaux saigneurs de ce monde qui n'a, lui, rien d'aberrant : qu'ils rapinent dans le luxe ou le numérique, les milliardaires-dépeceurs ont tout à intérêt à se serrer les coudes.
Par Émilien Bernard
1 « Les chiens-robots sont nos amis, il faut les aimer aussi », Aïe Tech #7, CQFD n°219 (avril 2023).
-
Sport d’hiver
16 février, par La Sellette — La SelletteEn comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
Toulouse, chambre des comparutions immédiates, janvier 2024Après un mois de détention provisoire parce qu'il avait demandé un délai pour préparer sa défense, Tarek D. comparait pour vol, rébellion, violence volontaire contre deux gendarmes (trois jours d'interruption totale de travail pour l'un, aucun pour l'autre) et maintien irrégulier sur le territoire.
En décembre dernier, il a volé chez Carrefour une banane, une clémentine, un peigne, de la crème hydratante et du bain de bouche. La sécurité a appelé les gendarmes, dont le président vante aujourd'hui la bienveillance, parce qu'ils n'ont pas menotté tout de suite le prévenu. Et pourtant l'ingrat en a profité pour essayer de s'enfuir. L'interprète traduit ses explications :
— J'ai eu peur parce que j'ai déjà été incarcéré et que je me suis dit qu'ils allaient me prendre pour un criminel.
Ce qui agace le président, c'est que le prévenu ne reconnaisse pas les violences :
— Il y a un gendarme qui a une côte cassée et l'autre qui présente une trace de morsure sur l'avant-bras. Vous l'avez mordu sans faire exprès peut-être ?
— Je n'arrivais pas à respirer, je me suis débattu.
— Quand les gendarmes ont l'amabilité de ne pas vous menotter, on ne les mord pas ! Par ailleurs, vous avez passé 40 jours en prison pour un vol l'année dernière. Vous êtes sorti en août et on vous retrouve en train de voler en décembre ! Du point de vue de votre situation administrative, vous avez une obligation de quitter le territoire français. [À l'interprète] Il a bien compris qu'il ne peut pas rester ici ?Tarek D. répond qu'il veut faire des études.
— Il s'inscrira à la fac à Alger ! Bon, et maintenant il peut s'asseoir.
L'interprète traduit, le président commente :
— Même ça, il ne comprend pas !
L'avocat des gendarmes est excédé que le prévenu se plaigne d'avoir été maltraité.
— D'expérience, tout se passe toujours bien quand les prévenus se conduisent correctement.
Au moment d'évoquer le préjudice, il se fait grave :
— Monsieur T. a dû regarder ses enfants dans les yeux et leur annoncer : « Cette année, je ne pourrai pas venir au ski avec vous. »
Là-dessus, il demande 1 200 € par gendarme pour leur préjudice moral et 500 € pour les frais d'avocats.
La procureure est à l'unisson :
— Il est insupportable de voir des individus contester l'autorité des gendarmes. Monsieur n'a visiblement pas tiré les leçons de son passage dans les prisons françaises. Je demande donc une peine sévère : douze mois d'incarcération et cinq ans d'interdiction du territoire.
Pour illustrer le fait que Tarek D. n'a pas volontairement blessé les policiers, l'avocate de la défense cite les déclarations des gendarmes : « En voyant qu'il voulait s'enfuir, nous l'avons maintenu au sol avec mon collègue pour lui mettre les menottes. Pendant qu'il se débattait, j'ai reçu des coups dans les côtes. »
Peu importe : après une courte suspension, le prévenu est condamné à un an de prison, maintenu en détention et interdit du territoire pendant cinq ans. Il devra aussi verser 1 000 € à chaque gendarme en plus de leurs frais d'avocat.
Par La SelletteRetrouvez d'autres chroniques sur le site :lasellette.org.
-
Programme spatial de l’ETA : toujours plus haut
16 février, par Émilien BernardFin décembre 1973, le régime de Franco se prend une belle claque dans le groin avec l'assassinat spectaculaire du numéro 2 du régime, un certain Luis Carrero Blanco, par un commando de l'ETA. Retour sur un attentat qui a terrorisé la dictature.
Il paraît qu'il y avait une blague fort prisée par les chauffeurs de taxis madrilènes dans le franquisme agonisant. Lorsqu'on leur indiquait comme destination la rue Claudio Coello, certains d'entre eux demandaient : « ¿ A qué altura ? » [À quelle hauteur ?]. C'est en effet là que l'amiral Louis Carrero Blanco prit son envol, au volant de sa Dodge Dart GT 3 700 blindée, propulsé à une hauteur de trente-cinq mètres par environ 80 kilos d'explosif. On était le 20 décembre 1973, quelques mois après son intronisation comme président du gouvernement espagnol, et cette aventure marqua la fin accélérée du régime franquiste, dont cet ultra-religieux était présenté comme le successeur. Carrero Blanco, son chauffeur et un garde du corps perdirent la vie, mais ils gagnèrent ce jour-là le titre honorifique de « premiers astronautes espagnols ». Un livre existe sur cette mise en orbite menée par l'organisation basque indépendantiste ETA. Il s'agit d'Opération Ogro : comment et pourquoi nous avons exécuté Carrero Blanco, publié par un certain Julien Aguirre1 (Le Seuil, 1974). Via des entretiens avec ses principaux acteurs, il détaille les différentes étapes de l'opération, censée au départ être un enlèvement qui aurait permis de libérer des camarades basques emprisonnés, avant que l'option boum ne l'emporte pour des raisons pratiques – la tâche était trop complexe, et Carrero trop surveillé.
L'attentat contre Carrero Blanco en rappelle un autre, fomenté par des militants chiliens contre le général Pinochet, en 1986. Notamment raconté dans Les Derniers exilés de Pinochet de Xavier Montanyà (Agone, 2009), ce projet d'embuscade au lance-roquette dans la cambrousse échoua d'un rien, le chauffeur du dictateur parvenant à les faire échapper dans des conditions dantesques alors que cinq soldats de son escorte perdirent la vie. Ici aussi, le but était clair : accélérer la chute d'un régime tyrannique en le frappant à la tête. Dans les deux cas, on se trouve face à des attentats situés du bon côté de l'histoire, où le qualificatif terroriste appliqué par le régime honni bascule une fois sa chute avérée.
Dans le cas de la pulvérisation de Carrero Blanco, un autre élément est à souligner : la popularité de cet acte auprès de la population espagnole, et même au-delà. Dans les manifs françaises des années 1970, il n'était pas rare d'entendre chanter à l'encontre d'un politique haï (Pasqua par exemple) « plus haut, plus haut, plus haut que Carrero ». Autre époque. Les blagues sur Carrero Blanco et son envolée stellaire, pourtant entrées dans la culture espagnole2, sont désormais pénalement réprimées en Espagne, où une jeune fille de 21 ans a récemment pris un an de prison pour avoir ironisé sur les réseaux sociaux au sujet du « voyage spatial » de Carrero Blanco. Alors que l'ETA a renoncé à la lutte armée depuis 2011, l'antiterrorisme terrorise désormais l'évocation même de la violence armée, comme s'il fallait effacer le souvenir du temps des bombes.
Par E.B
1 Son véritable auteur n'est pas Julien Aguirre, mais Eva Forest, journaliste et militante de la cause basque, qui sera emprisonnée en 1974 et subira des séances de torture. Le cinéaste Gillo Pontecorvo s'en inspira pour son film du même nom, Opération Ogre (1979). Les célèbres images de l'attentat où l'on voit la voiture s'élever dans le ciel en sont issues, et sont donc fictives.
2 Pour plus de détails, lire notamment « Operación Ogro : 50 años del magnicidio de Carrero Blanco », El Salto, 20/12/2023.
-
Poétiser le regard, inverser le rapport de force
16 février, par Jonas SchnyderEn mai 2023, le collectif La Friche s'est lancé dans une nouvelle aventure : éditer chaque semestre Contre-jour, une revue issue d'ateliers d'éducation populaire aux médias. Découverte.
L'été passé, on a malheureusement raté le coche alors que venait au monde une chouette revue semestrielle intitulée Contre-jour1. Éditée par La Friche, collectif roubaisien composé d'auteur·ices, journalistes et documentaristes adeptes d'éducation populaire aux médias, la revue puise dans leurs ateliers et résidences les matériaux qui composent les pages de chaque numéro. À partir de ces rencontres, ils racontent le réel avec les personnes concernées et donnent vie à un média papier qui « poétise le regard, déplace les points de vue, explore les angles morts. Parce que dans la bataille des représentations, les images et les mots sont de précieux outils pour inverser le rapport de force ».
Paru en mai 2023, leur premier numéro prolongeait la thématique des murs, abordée dans leur long métrage documentaire Écoute les murs tomber[ Plus d'informations sur le site de leur distributeur : pollen-difpop.com.]. Des quartiers de Marseille aux barrières de Calais, en passant par le milieu carcéral, se donnait à voir sur près de cent pages l'universelle et absurde violence des murs, matériels ou invisibles. L'horizon souhaité : être « un avis de tempête, une incantation, un grain de sable dans les rouages de la machine à diviser ».
C'est cette fois-ci aux « affaires de famille » que s'attaque leur deuxième numéro, sorti en décembre. Il s'interroge sur « ce qui nous lie, comment on tient ensemble » pour mieux révéler comment nos histoires personnelles relèvent du politique. Au festival du quartier Croix-Rouge, à Reims, ça cause famille entre éducateurs, parents et jeunes. À Saint-Denis, le Chapiteau Raj'Ganawak, plateforme hybride de rencontres, raconte la magie de son accueil inconditionnel. À Lille, des ados parlent de la vie en foyer, des liens d'amitié pris entre difficultés et survie. Au fil des pages, ça parle abandon parental, tirailleurs sénégalais, mal-logement, squat féministe, paroles d'adopté·es, blanchité, inceste, habitat partagé…
Dessins, photos, poèmes, lettres intimes, BD, récits, chacun·e choisit son arme pour accéder à l'expression directe. Et l'on se surprend rapidement à piocher des bouts de vie dans le désordre, au gré des couleurs et de la bonne odeur du papier, dans les interstices d'un patchwork qui prend la parole officielle à contre-jour pour raconter « ce qui se transmet et se partage par-delà l'exil, les secrets, les errances, les urgences ou les liens du sang ».
Par Jonas Schnyder
1 Plus d'informations sur le site de leur distributeur : pollen-difpop.com.
-
Immigration = terrorisme ? Foutaises !
16 février, par Émilien Bernard« Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes / Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants / L'affiche qui semblait une tache de sang / Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles / Y cherchait un effet de peur sur les passants. » On peut être stalinien et écrire de très beaux poèmes, ainsi que le démontrait Aragon dans son Strophes pour se souvenir (1955). Il évoquait dans ces vers la triste affiche rouge pondue par l'occupant nazi en 1944 pour fustiger les résistants du groupe Manouchian, qui ne tarderont pas à être exécutés. Y était mentionnée en légende l'origine de 10 « terroristes » de cette « armée du crime », aux visages en médaillons sombres : Manouchian, arménien ; Rayman, juif polonais ; Fontanot, communiste italien… L'effet recherché : dépeindre les résistants comme de dangereux apatrides venus polluer la belle France avec leurs gueules de métèques, de juifs errants, de pâtres grecs. Vieille recette.
De Marine Le Pen à Stéphane Ravier, les cadors de la fachosphère ressortent à intervalles réguliers l'équation « immigration = terrorisme ». Une partition classique dans leur camp, entonnée tout au long du 20e siècle, de l'Action française à Ordre nouveau. Le hic : cette rhétorique n'a cessé de s'étendre à tout l'éventail politique dans les années 2000. Ce que le chercheur Vincent Geisser désigne comme une « corrélation magique »1 entre immigration et terrorisme est ainsi devenue banale chez LR, à l'image de Valérie Pécresse clamant le 30 octobre 2020 dans Le Figaro : « On ne peut plus aujourd'hui donner l'asile à nos ennemis », enjoignant les musulmans à « déclarer d'une voix forte » qu'ils dénonçaient le terrorisme islamiste. Quant à Macron, il louvoyait à la même période : « Il nous faut regarder lucidement les liens qui existent entre ces deux phénomènes. » Une atmosphère de suspicion, aux relents ainsi détricotés par le chercheur Didier Bigo : « Le discours sécurisant l'immigration est alors en position de force symbolique et devient une technologie politique, une modalité de la gouvernementalité contemporaine2. »
À une époque où les attentats sanglants en France suivent des logiques de moins en moins exogènes, le rapport entre terrorisme et immigration a été invalidé par plusieurs études. Deux chercheurs de l'université de Warwick (Angleterre) ont ainsi croisé les données de 145 pays entre 1970 et 2000, pour un résultat qu'un article de Slate3 résume ainsi : « Il ressort de leurs conclusions que si le terrorisme peut s'appuyer sur les réseaux migratoires pour recruter et répandre son idéologie, les flux de migrants en eux-mêmes ne contribuent pas à une montée du terrorisme dans les pays d'accueil. C'est même plutôt le contraire : plus l'immigration augmente, moins la menace terroriste est présente. » Dit autrement par la spécialiste des migrations Catherine Wihtol de Wenden, la proportion d'étrangers dans le nombre d'attentats ou tentatives d'attentats est « complètement marginal[e] statistiquement […]. Il n'y a pas de lien entre les flux migratoires et le terrorisme4 ». Au temps pour les souffleurs de haine.
Par Émilien Bernard
1 Lire l'étude sur lequel cet article s'appuie beaucoup : « Immigration et terrorisme : “corrélation magique” et instrumentalisation politique », Migrations Société n°182, 2020.
2 « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l'inquiétude ? », Cultures & conflits n° 31-32, 1998.
3 « Une nouvelle étude démontre que l'immigration ne favorise pas le terrorisme », 18/02/2016.
4 « Existe-t-il un “lien entre immigration et terrorisme”, comme l'affirment certains politiques de droite et d'extrême droite ? », France Info, 05/05/2021.