Accueil > Agenda > CQFD, journal de critique sociale
Articles
-
Elu pour cinq ans
4 octobre — Tommy, Chien méchant -
Cadeau
3 octobre — Rémy Cattelain, Chien méchant -
Eurolinks : un grain dans la machine militaire
3 octobre, par Roman — Marina Margarina, Le dossierDes centaines de personnes se sont relayées tout au long de la journée pour bloquer l'usine Eurolinks, mettant ainsi à l'arrêt la production de l'entreprise exportatrice de maillons de munitions en Israël. Récit d'une action réussie.
L'entreprise Eurolinks, dans toute son abjection, a bien un mérite : faire passer la « convergence des luttes » d'un appel incantatoire fétichisé à une réalité bien matérielle. Dans le nord de Marseille, son usine emploie des travailleurs intérimaires précarisés pour fabriquer des maillons de munitions, dont certaines sont envoyées à l'État israélien. Tout y est, complicité du génocide à Gaza, exploitation des travailleurs français et militarisation du monde. Comme cible pour le 10 septembre, Eurolinks se posait là. Certes, il y avait match avec Belzébuth, mais la bête à cornes étant introuvable ce jour-là, c'est devant les grilles de l'entreprise d'armement que se sont retrouvés les « Septembristes ».
Alors que le soleil ne dévoilait pas encore ses premiers rayons, une petite centaine de noctambules en habits bigarrés dispersait des pneus et dressait des barricades à l'entrée de l'usine. À partir de 6 heures 30, aucun employé n'entrera plus. Quelques-uns, soumis au rythme infernal des 3x8, se trouvaient déjà à l'intérieur pour faire tourner les machines toute la nuit. Ils sortiront, sur les coups de 10 heures, traversant une haie de déshonneur formée par les militants sous les chants d'« Eurolinks assassine les enfants de Palestine ». Un sentiment de compassion traverse ces mêmes militants à la vue de leurs mines peinées derrière les vitres de leur voiture. Malheureusement, ce n'est pas en ce 10 septembre que se fera l'alliance avec eux contre leur patronat. Exception faite d'une salariée peut-être, débarquant dans l'après-midi pour prendre son poste, manifestement pas au courant des perturbations en cours. « Je suis Algérienne moi alors je suis avec vous ! », lance-t-elle, contente de se retrouver au chômage technique. Séparée des activistes par une barricade, elle s'explique dans un échange chaleureux : « J'ai commencé la semaine dernière. Lors de mon entretien, je leur ai demandé s'ils envoient des composants militaires à Israël. Ils m'ont répondu que non. »
La production arrêtéeAprès le départ des derniers travailleurs, le silence des machines se fait enfin entendre et annonce l'arrêt de la production. Point bonus : deux camions de livraison de matériel ont été forcés de rebrousser chemin devant les portes. Encouragés par les klaxons de soutien des automobilistes et ravitaillés par la cantine solidaire qui s'est montée en centre-ville pour le 10, les militants tiennent jusqu'au soir où arrive une armée de CRS. Rabat-joie parmi les rabat-joie, ils imposent l'évacuation des lieux aux alentours de 20 heures 30 à grand renfort de gaz lacrymogènes. Les forces de l'ordre s'étaient pourtant montrées étrangement conciliantes jusqu'alors. Les témoins les plus optimistes affirment même avoir observé un fugace rictus être arraché de leur bouche par les facéties d'une troupe de théâtreux grimés en gendarmes-clowns.
Agir sans prévenirLe blocage, préparé sous les radars, n'avait pas été annoncé à l'avance sur les réseaux sociaux. La discrétion et l'organisation, voilà peut-être des pistes à explorer pour réussir une action en dehors des sentiers de la légalité. Il a ainsi fallu attendre près d'une heure après le début de l'opération pour voir poindre les premières lumières des gyrophares. Les manifestations sauvages du centre-ville qui ont distrait la police une bonne partie de la journée ne sont peut-être pas non plus totalement étrangères au succès de l'obstruction d'Eurolinks. Pour preuve, lorsque le couvert est remis pour un deuxième round le 18 septembre et que les blocages sont moins nombreux à Marseille, les forces de l'ordre évacuent le barrage humain bien plus tôt. De cette action peut être tiré un bilan : la production de maillons a été très concrètement mise à l'arrêt durant une journée entière sur un site de production. Trop peu pour déstabiliser significativement la chaîne d'approvisionnement militaire. Suffisamment pour constituer un symbole inspirant et donner au mouvement confiance en sa propre force.
RomanA lire aussi :
>>> Au péage de Lançon-de‑Provence, pas de pitié pour Vinci
>>> Une kermesse comme quartier général
>>> Bloc parti
-
Bloc parti
3 octobre, par Roman — Le dossierPour transformer le doux fantasme du blocage général en une réalité palpable, quatre points de rendez-vous avaient été fixés à Marseille. La prise d'initiative et l'audace remarquable n'ont pourtant pas suffi à paralyser la ville.
Dès la semaine précédant le 10 septembre, une affiche commence à circuler en ligne. Son mot d'ordre est simple : « Bloque tout », et quatre points de rendez-vous sont fixés dans Marseille, dispersant ainsi (un peu) les forces de police. Les cibles exactes, elles, restent mystérieuses. L'appel est lancé pour 6 heures 30. La porte d'Aix, une place proche de la gare et de centres commerciaux, voit ainsi se rejoindre quelques-uns des éléments de cette France qui se lève tôt, celle des honnêtes gens.
Masse uniforme de k-ways noirs, peut-être 200, ils se dirigent vers l'autoroute. Proche de la gare Saint-Charles et de centres commerciaux, elle fait partie des quatre lieux de rassemblement annoncés. Entre cent et trois cents personnes, à vue d'œil, car les k-ways noirs uniformes et « les individus extrêmement mobiles » ne facilitent pas le recensement. Ensemble, ils se dirigent vers l'autoroute. L'objectif de la matinée : ralentir les flux de travailleur·euses et la circulation pour perturber la bonne marche du capital.
Appel public oblige, les policiers, qui disposent eux aussi d'une connexion internet et d'accès aux messageries Telegram et Signal, sont présents en nombre. Alors, après un coup de gaz lacrymogène bien senti, le « bloc noir » change de cible. Direction le périphérique cette fois. Sitôt le barrage installé, l'arrivée des cognes disperse tout le monde. Qu'à cela ne tienne, c'est maintenant la tour CMA-CGM, bureau de l'empire Rodolphe Saadé, qui est prise d'assaut. Une poignée de cadres en costards sera obligée de faire demi-tour devant le cortège, quelque peu effrayant vu de l'extérieur, il faut bien le reconnaître. Mais là encore, ça ne tient pas plus de cinq minutes.
S'ensuit une longue errance sans but précis, qui un vélo sur les voies de tram, qui une poubelle au milieu d'une route relativement peu empruntée, et dont le caractère déambulatoire semble constituer l'objectif en soi de cette manifestation sauvage. Au final, malgré une débauche d'énergie importante de la part des militant·es en amont et durant l'action, il n'est pas exagéré de qualifier la gêne occasionnée pour le capital de dérisoire. Et ce constat semble pouvoir être généralisé au reste du territoire français : dans l'ensemble, les blocages n'ont pas tenu bien longtemps. Leurs théâtres d'opérations, les routes, ont vu se croiser sans se mélanger des manifestants en noir de la tête aux pieds et des personnes se rendant au travail, pour beaucoup appartenant aux classes laborieuses. Le décalage entre les deux groupes aux intérêts objectivement communs se faisait ressentir. Il force à s'interroger sur ces modalités d'action. Dans des moments que l'on ne peut pas franchement qualifier de préinsurrectionnels, sont-ils vraiment le meilleur moyen de faire basculer le rapport de force en notre faveur ?
RomanÀ lire aussi :
>>> Eurolinks : un grain dans la machine militaire
-
Le monde selon Bernard
27 septembre, par Thelma Susbielle — CultureInspiré des travaux de Bernard Friot sur le salaire à vie, Camille Leboulanger imagine un monde sans propriété où chaque habitant·e touche un revenu garanti à vie. Son roman, Eutopia, n'est pas une utopie, c'est mieux que ça : une alternative concrète au capitalisme.
Le salaire universel, ça fait rêver, non ? À celleux qui balaient l'idée comme une illusion naïve, Camille Leboulanger répond non pas utopie, mais Eutopie. Un monde alternatif, pensé de bout en bout. CQFD est passé à côté de sa sortie en 2022 aux éditions Argyll, mais ce roman méritait bien qu'on y revienne. Puisant dans les recherches de Bernard Friot, sociologue et économiste, l'auteur dessine un horizon où la planète et le bonheur des habitant·es passent avant tout.
Le récit se construit autour d'Umo, narrateur qui retrace toute son existence dans ce monde débarrassé de la propriété. Ici, « propriétariste » est devenu une insulte. Les biens appartiennent à tous·tes, et même la famille a été défaite. Les enfants, élevés par la communauté, connaissent leurs géniteur·ices mais circulent librement d'un foyer à l'autre. Fini les patronymes : on ne transmet plus que des prénoms. Et à la sortie du secondaire, tombe le premier salaire. Tandis qu'Umo choisit de bosser dans un atelier de luminaires, son pote Ulf part voyager, Gob se consacre à l'écriture et Livia à la recherche. Liberté totale : chacun·e trace sa voie, porté·e par ce revenu garanti qui tombe chaque mois. La vie d'Umo se déroule entre amours, découvertes, doutes et accomplissements personnels, jusqu'au crépuscule de son existence, où il finit par créer sa propre communauté avec les trois personnes qu'il aime.
Si les propositions des économistes sur le salaire à vie peuvent paraître abstraites, Eutopia a le mérite de les incarner. C'est un roman biographique, presque documentaire, qui lève le voile sur la réalité quotidienne d'un monde décroissant, écologique et anticapitaliste. Un sacré pavé, certes, mais d'une lecture fluide, capable peut-être de convaincre même les « propriétaristes » de signer la fameuse Déclaration d'Antonia qui fixe qu'« il n'y a de propriété que d'usage ». Leboulanger détaille l'organisation du travail, des transports, de la production alimentaire, ou encore des décisions collectives avec une précision réjouissante.
Toutefois, ce n'est pas un récit complètement utopique… Gob, l'une des amoureuses d'Umo, confesse sa peine d'avoir dû quitter ses parents – des propos qui sonnent décalés aux oreilles de ses lecteur·ices. Elle fait aussi partie de celles et ceux qui contestent la règle d'un demi-enfant par personne, fixée pour limiter la croissance démographique et régénérer la planète. Le roman donne ainsi voix à plusieurs tensions, et fait circuler Umo à travers des milieux contrastés. On regrettera toutefois certaines zones d'ombre : rien, ou presque, sur les prisons, la criminalité, la colonisation… Reste une fresque qui donne envie. Un roman pour qui veut rêver d'un monde sans exploitation, sans hiérarchies écrasantes, sans violences institutionnelles, ni contre les humain·es ni contre les autres êtres vivants.
Par Thelma Susbielle




