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Sid Vicié
7 juin, par Émilien Bernard — Mes héros toxiquesV'là que soudain t'as vieilli. Que tu regardes en arrière. Et que nombre de tes idoles d'antan te paraissent pour le moins problématiques. Éphémère bassiste des Sex Pistols disparu à 21 ans, Sid Vicious en est un parfait exemple.
14 janvier 1978, le tout dernier concert des Sex Pistols se finit dans le chaos au Winterland de San Francisco. Après une prestation catastrophique, le chanteur Johnny Rotten crache une ultime perfidie au public de hippies ricains venus zieuter les sensations britonnes : « Z'avez jamais eu l'impression de vous être fait avoir ? » À l'heure de refluer en coulisses, Sid Vicious est défoncé comme un tamanoir, le bassiste ne s'étant même pas rendu compte que son instrument était débranché une bonne partie du concert. Fin moisie. Comme le début.
Quand j'avais 18/20 ans, Sid Vicious était pourtant à mes yeux la figure même de la rébellion incandescente. Une sorte de Rimbaud de la musique, dont la simple apparition contre-angélique nimbait d'une aura destructrice la trajectoire des Sex Pistols, groupe anar' voué à faire tomber l'establishment anglais dans un torrent de crachats. Tu parles. Le groupe, aussi vociférant qu'il soit, n'était qu'une construction marketing du pseudo-situ Malcolm McLaren, manager vicelard ayant reniflé le potentiel « agitateur » des trublions à une période où la jeunesse anglaise cherchait un exutoire à la grisaille de l'époque. Le chanteur Johnny Rotten n'était pas dupe, lui qui ensuite saura se réinventer. Mais Sid, le pauvre Sid, n'avait pas de cerveau, juste un besoin de reconnaissance aussi éperdu que tordu. Dans La grande escroquerie du rock & roll, film poisseux dudit McLaren, on le voit admirer longuement des affiches le représentant en danger public – Narcisse über alles.
Ce n'était pas sa faute, à Sid. Il avait tout contre lui dès le départ, hormis sa belle gueule – à la rue à huit ans, QI pas top-top, toxico dès ado… Son histoire, c'est celle d'un môme paumé propulsé dans la lumière et d'autant plus applaudi qu'il s'autodétruit en direct. Au cirque du punk, il doit aller toujours plus loin. Se taillader sur scène. Se faire des fix avec l'eau croupie des chiottes. Arborer des t-shirts floqués de croix gammées. Se mettre tellement minable que sa maison de disque lui impose des nounous, ainsi que le décrit le photographe Bob Gruen dans la bible punk England's Dreaming1 : « Sid devenait infantile. [Les gars de la sécu de Warner le] mettaient dans la baignoire, le lavaient comme un bébé. » Navrant.
Mais il n'y a pas que la déveine sociale et le destin tragique du pauvre bougre mort d'overdose à 21 ans. À faire le décompte des éléments problématiques chez Sid Vicious, on n'en finit pas : du morceau négationniste « Belsen was a gas » composé pour son premier groupe The Flowers of romance au probable meurtre de sa copine Nancy Spungen2, Vicious fut à bien des égards un étron humain. Mais alors pourquoi s'est-il retrouvé propulsé comme icône des bipèdes non alignés ? Pourquoi des cohortes d'ados dans mon genre ont plongé dans la fascination, alors que le punk british comportait à côté des artificiels Pistols des groupes politiquement et musicalement aboutis, des Clash à Crass en passant par les Slits ou les Adverts ?
Simplement parce que dès le début le poison capitaliste du spectacle était dans le fruit punk, terriblement efficace dans ses effets d'accroche et sa capacité à squatter en une des tabloïds. « Les médias étaient nos auxiliaires et nos amants », expliquera McLaren. Conséquence : à mon échelle, celle d'un Vosgien mal dégrossi découvrant la contre-culture, Sid Vicious c'était le Graal, le rictus de dédain que j'adorais afficher en poster. Il m'a fallu quelques années pour comprendre la supercherie. Et saisir que la vraie nature du punk, celle qui en a fait une scène si excitante, c'était tout l'inverse : le refus des colifichets et de l'uniforme. Et Sid : comme Britney, un sacrifié sur l'autel du business.
Par Émilien Bernard
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Au sommaire du n°242 (en kiosque)
7 juin — Léo Gillet, SommaireDans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu'en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d'écrou).
Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de vous abonner...
En couverture : « Collectif Wu Ming : : lutter contre les fantasmes complotismes en littérature » par Léo Gillet
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Dossier « Combattre l'imaginaire complotiste »
– Collectif Wu Ming : : lutter contre les fantasmes complotismes en littérature – Wu Ming est un collectif de quelques auteurs italiens (3 à 5 selon les périodes) situés à gauche toute de l'échiquier politique. Via leurs ouvrages collectifs ou individuels, ils tentent de répondre à la prolifération des « fantasmes de complot ». On a rencontré l'un d'entre eux, Wu Ming 2, à l'occasion de son récent passage à Marseille.
– Ouvrir le chant des possibles – M. B.*, un des membres fondateurs de la Fédération internationale des sound-systems libertaires (FISL), raconte comment son collectif lutte contre les mouvements sectaires, les pseudosciences et le complotisme au sein de la culture dub.
– Illumi-pas-nazi ? – Dans le rap, l'univers conspi ne date pas d'hier. Certains s'attellent à le combattre, phrase par phrase, persuadés qu'il mène à l'extrême droite. Mais n'est-ce pas aussi, dans ses aspects les moins délirants et les plus « anti-système », l'expression artistique d'une révolte ?
– Rien ne sert de conspuer les conspis – Dans le rap, l'univers conspi ne date pas d'hier. Certains s'attellent à le combattre, phrase par phrase, persuadés qu'il mène à l'extrême droite. Mais n'est-ce pas aussi, dans ses aspects les moins délirants et les plus « anti-système », l'expression artistique d'une révolte ?
– Fascination, piège à con ? – Un esprit retors se loge dans nos pages. Vous avez remarqué E.B ? Vous aimez ses mots ? C'est foutu. Le bougre a un plan secret. Il a lancé ce mini dossier en forme de poupée russe. Une ruse pour vous appâter. Il sort un livre en janvier prochain. Ça se passe peut-être aux USA. Ça parle peut-être de Donald Trump. Mais que cherche-t‑il, au fond ? Lisez.
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Actualités d'ici & d'ailleurs
– François Burgat : un procès politique – Le procès de l'islamologue François Burgat, accusé d'« apologie du terrorisme », s'est tenu le 24 avril à Aix-en-Provence. Cette énième intimidation judiciaire des soutiens pro-Palestine s'est heureusement soldée par une relaxe. Mais elle marque une étape supplémentaire dans la répression d'État. Reportage.
– Prisons : les enchères de la déshumanisation – Interdiction des activités ludiques, régime de détention spécial, construction express de places supplémentaires en Algeco… À deux ans de la présidentielle, Darmanin fait son beurre (rance) sur le dos des prisonniers. Retour sur six mois d'escalade démagogique.
– « Les Indonésiens craignent un retour de l'Ordre nouveau » – En février et mars dernier, un mouvement de protestation a secoué l'Indonésie. La population d'un des pays les plus inégalitaires du monde dénonce l'autoritarisme du président Prabowo Subianto. Interview de l'historien Rémy Madinier.
– « L'exil carcéral a toujours été une vieille ficelle de l'Empire colonial » – Après la répression brutale menée par le gouvernement contre les Kanak qui s'étaient opposés au dégel du corps électoral en mai 2024, plusieurs indépendantistes ont été arrêtés, puis transférés en France hexagonale. Rencontre avec Frédérique Muliava, l'une des militantes concernées.
– À France Travail tout est possible ! (ou pas) – Joris est un jeune allocataire du RSA. Il vous emmène en immersion dans une « prestation » obligatoire de France Travail pour ne pas perdre ses 500 balles d'allocation.
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Côté chroniques
– Lu dans... | Témoin secret : comment Imamoğlu et beaucoup d'autres sont incriminés en Turquie - Ekrem Imamoğlu, maire d'Istanbul et opposant au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, est en prison depuis deux mois. Il est notamment accusé de corruption, suite à des allégations portées par des personnes anonymes. Extrait d'un article du site en ligne Turkey Recap
– Sur la Sellette : un individu qui titube – En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
– Échec scolaire | Larbinisme – Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
– Touristes du ghetto – Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Dans cet épisode, Constance Vilanova épingle une nouvelle dégueulasserie de l'internet : celle des youtubeurs qui viennent d'autres pays pour filmer les quartiers populaires français façon safari urbain.
– Aïe Tech | Pari si la monnaie – Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-septième épisode consacré à l'extension du monde du pari en ligne, qui désormais s'applique aux soubresauts de l'actualité.
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Côté culture
– Le puits néonazi – Dans la BD La Nuit sera longue, l'auteur italien Zérocalcare décrit le calvaire de militants européens antifascistes arrêtés en Hongrie et en Europe après avoir manifesté contre un rassemblement néonazi.
– Les coulisses acides de l'influence beauté – Bienvenue dans le monde merveilleux des vlogs beauté. Couleurs pastel, vidéos bien montées… et harceleur planqué sous la fenêtre. Avec Sangliers, Lisa Blumen signe un thriller rose bonbon sur fond de solitude numérique et de violence bien réelle.
– Reliefs d'une adolescence en lutte – Une ado non binaire, radicale et solitaire, fuit sa famille et la société dans les terrils du nord de la France. Avec Colline, Fanny Chiarello signe un roman incandescent, où l'écologie, la classe et la fiction dessinent une contre-mythologie du présent.
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Et aussi...
– L'édito – Palestine : des boussoles dans la nuit
– Ça brûle ! – Pas cap' d'être pas pape
– L'animal du mois – L'otarie démoniaque et mélomane
– Abonnement - (par ici)
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Sur YouTube, les touristes du ghetto
7 juin, par Constance Vilanova — Céleste Maurel, Capture d'écranLes bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Dans cet épisode, Constance Vilanova épingle une nouvelle dégueulasserie de l'internet : celle des youtubeurs qui viennent d'autres pays pour filmer les quartiers populaires français façon safari urbain.
Maillot vert, sacoche en bandoulière, micro-cravate vissé au col : LuckyLuke030, youtubeur allemand aux 80 000 abonnés, débarque au Mas de Mingue, quartier populaire de Nîmes. Il enchaîne les plans sur des armes, des visages cagoulés, avec en fond fumigènes, liasses de billets et poses virilistes. Sa vidéo, postée mi-mai, cartonne : 120 000 vues en trois jours. Jusqu'à ce qu'elle soit supprimée, face à une vague d'indignation. La mairie de Nîmes parle de glorification du trafic. La procureure ouvre une enquête. Les forces de l'ordre dénoncent une mise en scène mensongère, susceptible de nuire au « travail de terrain ».
Plus c'est sensationnaliste, plus ça clique. Ce type de contenu, sur YouTube, porte un nom : les « ghetto tours ».Ce n'est pas une première. L'année dernière, un certain Spanian, ex-détenu bodybuildé australien devenu youtubeur, poste une vidéo intitulée « A Ghetto in Paris », tournée à Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne. Il s'y promène en solo, caméra au poing, dans la cité du Chêne-Pointu, lieu hautement symbolique depuis les émeutes de 2005, déclenchées par la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, poursuivis par la police. Aucun échange avec les habitants. Juste des remarques flippées sur l'ambiance, les voitures abandonnées, le béton, les regards curieux des commerçants. Il se filme comme sur un terrain de guerre pour son million d'abonnés. Rien sur l'abandon des politiques publiques dans cette ville de Seine-Saint-Denis, troisième commune la plus pauvre de France continentale, d'après l'Observatoire des inégalités. Taux de pauvreté : 45 %. Interrogés à l'époque par Le Parisien, les habitants de Clichy dénoncent une double peine : vivre dans un quartier délaissé par l'État, et voir leur quotidien transformé en décor pour film d'action low cost.
Et comme l'algorithme raffole du spectaculaire, ça pousse d'autres vidéastes à imiter. Plus c'est sensationnaliste, plus ça clique. Ce type de contenu, sur YouTube, porte un nom : les « ghetto tours ». L'adaptation numérique du « slum tourism », ces visites guidées dans les favelas de Rio de Janeiro ou les bidonvilles de Manille, où des touristes occidentaux déambulent entre précarité et misère comme dans un zoo urbain. Dieu bénisse : des contre-exemples existent. Comme GabMorrison, youtubeur français, qui se rend dans les quartiers accompagnés de figures locales. Oui, les titres de vidéos racolent un peu pour flatter l'algorithme. Mais le contenu, lui, parle rénovation urbaine et rap sans caricature. Dans sa vidéo sur Belleville à Paris, il évoque la robotisation et le multiculturalisme des lieux. Filmer les fractures sociales : oui. Transformer des habitants en décors TikTok : non.
Constance Vilanova -
Collectif Wu-Ming : la littérature contre les fantasmes de complot
7 juin, par Émilien Bernard — Léo GilletWu Ming est un collectif de quelques auteurs italiens (3 à 5 selon les périodes) situés à gauche toute de l'échiquier politique. Via leurs ouvrages collectifs ou individuels, ils tentent de répondre à la prolifération des « fantasmes de complot ». On a rencontré l'un d'entre eux, Wu Ming 2, à l'occasion de son récent passage à Marseille.
« Ils ont tous les yeux pointés vers le ciel. Ici-bas, c'est trop dégueulasse. »
Martin Zanka, ufophile, Ovni 78, 2024
« Les théories du complot sont les ratés à l'allumage d'un instinct politique sain et légitime : la suspicion. »
Marcus Gilroy-Ware, cité dans Le Double, Naomi Klein, 2024
Tout a commencé en 1994. Une bande de joyeux drilles bolognais bien à gauche décident de créer une créature collective oscillant entre activisme, art et littérature : Luther Blisset. Cette signature pouvait être adoptée par quiconque désirait faire de l'agit-prop gauchiste, notamment des canulars médiatiques. Elle s'est autodétruite en 1999, laissant place à un collectif de cinq auteurs, Wu Ming (qui veut dire à la fois « anonyme » et « cinq » en chinois), lesquels ont signé de nombreux ouvrages, parfois ensemble, parfois en solo (sous les noms de Wu Ming 1, Wu Ming 2, etc.). Avec la même volonté que Luther Blisset : reprendre pied en matière de guerre culturelle, ne pas laisser le champ des imaginaires à l'extrême droite.
Pléthore de citoyens certifient avoir été enlevés pour une balade galactique perturbanteLe dernier ouvrage collectif de Wu Ming, Ovni 781, est un roman qui se déroule en Italie courant 1978, moment où les carottes semblent cuites pour les lendemains qui chantent. Alors que le pétillant et complexe « mai rampant » agitait la péninsule depuis 1968, l'enlèvement et l'assassinat en mai 1978 d'Aldo Moro2 par les Brigades rouges marquent la fin d'une ère politiquement combative où tout semblait possible, avec embrasement des rues. Wu Ming 2, alias Giovanni, à l'occasion d'une rencontre à la chouette librairie marseillaise L'Hydre à Mille Têtes, caractérise cette phase de reflusso [reflux]. Soit : « La vague du changement social qui s'arrête et se reconcentre sur la sphère privée. »
Le ciel comme consolationSi cette chape de désillusion généralisée galope en arrière-fond d'Ovni 78, son cœur narratif se consacre à une passion émergente : les objets volants non identifiés. Les principaux personnages du roman sont en effet tous concernés par l'obsession de l'ufologie3 qui, cette année-là, touche l'Italie tout entière. Et pas qu'un peu, souligne Wu Ming 2 : « En 1978, il y a plus de 2 000 témoignages de visions d'ovnis, un record mondial. » Pléthore de citoyens certifient avoir été enlevés pour une balade galactique perturbante. Ou bien simplement avoir aperçu des astronefs bizarres aux lumières incroyables.
La période du confinement Covid a vu les fantasmes de complot exploserAlors que le pays se déchire politiquement, les yeux se lèvent vers le ciel. Comme le formule l'un des personnages du roman, c'est « une distraction dans une période noire pleine de sombres pensées ». D'où la multiplication de « rencontres » avec des visiteurs de l'espace, abordées de diverses manières. Les ufologues évoqués dans le récit sont ainsi de trempes différentes. Wu Ming 2 les divise en trois catégories principales : • Les paranoïaques. Ceux-là pensent que l'État sait tout et que se trament de sombres machinations dans le ciel italien. Ils plongent tête la première dans le terrier de la conspiration multiforme. • Les scientifiques. Pour chaque signalement d'ovni, ils dressent une analyse poussée des circonstances de la vision, découvrent bien souvent qu'il s'agit d'un ballon météo ou d'un délire éthylique. • Les « ufophiles » : pour eux, les ovnis sont intéressants car non identifiés, merveilleux, en marge. Leur soif d'imaginaire les conduit à rêver cet ailleurs surgi sans crier gare. « Ils les aiment parce qu'ils ne sont pas identifiables », sourit Wu Ming 2, qui, on le sent bien, a un faible pour eux. Ces trois catégories sont évidemment poreuses, aux frontières malléables. Mais elles dessinent une cartographie qui rebat les cartes de la vision du complotisme comme uniforme et monomaniaque. Non, cette soif d'imaginaire n'est pas forcément une maladie politique. Encore faut-il ne pas la laisser aux mains exclusives des manieurs de passions tristes, aka l'extrême droite. C'était vrai hier, ça l'est toujours aujourd'hui.
L'ovni et le virusL'inflation effrénée de ces rencontres du troisième type est, selon Wu Ming 2 et ses camarades, la résultante d'un trop plein de surveillance. Dès le premier jour de l'enlèvement d'Aldo Moro, le 16 mars 1978, l'Italie est ainsi plongée dans la paranoïa étatique, avec lois spéciales et état d'urgence permanent. Une atmosphère qui confine les cerveaux et malaxe les imaginaires pendant et après les 55 jours de détention du président de la Démocratie chrétienne : « C'étaient des journées de délire, de légendes urbaines et de mythomanie contagieuse, alimentées par une information monothématique et par la paranoïa d'État », pose Ovni 78. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la période du confinement Covid, qui a vu les fantasmes de complot exploser. « Nous avons lancé l'écriture du roman en 2020 pendant la période du confinement, confirme Wu Ming 2, et il y a bien sûr des traits d'union entre le climat posé par l'urgence terroriste de 1978 et l'urgence sanitaire, il y a cinq ans. Pas seulement concernant cette exigence d'identification par des papiers dès que l'on sort dans la rue, mais aussi à un niveau social. Dans les deux cas, on devait toujours choisir un camp, par exemple sur la question des vaccins. Et la gauche en général a été incapable de se montrer critique du pouvoir, car il y avait la peur d'ouvrir la porte à “ces gens-là”, les complotistes qui croient des choses dangereuses. »
« Les fascistes n'ont pas peur des monstres ; au contraire, ils les ont invités à leur table »Pour les personnes engagées dans un cheminement conspi, cette porte close est un encouragement à continuer les recherches, la preuve que le système tout entier est dans le complot. Et pour l'extrême droite : une aubaine. « Le gouvernement fasciste au pouvoir en Italie est sorti tout droit de la période Covid, estime Wu Ming 2. Fratelli d'Italia était alors loin des cercles du pouvoir, et ses troupes ont exprimé des critiques que la soi-disant gauche ne portait pas, par peur de se compromettre avec les monstres. Or, les fascistes n'ont pas peur des monstres ; au contraire, ils les ont invités à leur table. »
Les ragondins de la discordeDans la galaxie Wu Ming, un auteur s'est particulièrement intéressé aux fantasmes de complot. Roberto, Wu Ming 1, a ainsi rédigé un livre fondamental pour qui s'intéresse aux graines néfastes semées par la rencontre entre théories conspis et diffusion accélérée par les réseaux sociaux : Q comme qomplot – comment les fantasmes de complot défendent le système4. Essai fleuve, qui revient notamment sur les racines antisémites (toujours vivaces) du complotisme, le livre s'interroge aussi sur la déferlante Qanon aux États-Unis, ce mouvement d'extrême droite qui slalome entre théories sur les élites démocrates pédophiles voire pédocannibales (le fameux « pizzagate »5), rejet du système et de la bureaucratie dans son ensemble (le « marais ») et paradoxale vision de Trump en sauveur de l'humanité. Wu Ming 1 y démontre également à quel point le debunkage ou fact-checking des fantasmes de complot n'est en rien un outil efficace pour enrayer la marée. Si cette méthode de contre-argumentaire est lancée sans réflexion plus globale sur les causes de la cata-conspi, elle s'insère dans le manichéisme eux contre nous et les positions se crispent d'autant plus.
Le debunkage ou fact-checking des fantasmes de complot n'est en rien un outil efficace pour enrayer la maréeWu Ming 1 a récemment prolongé Q comme qomplot d'un texte revigorant, intitulé Quelque chose de grave se passe dans le ciel6. Il y aborde les théories fumeuses ayant fleuri en Italie après les fortes pluies qui ont dévasté une partie de l'Émilie-Romagne en mai 2023. En gros : un bimoteur survolant la région de manière erratique aurait volontairement déréglé le climat. Mais le terreau pour en arriver à ces conclusions délirantes a été posé par les responsables locaux, qui se sont enferrés dans le déni de leurs responsabilités, notamment concernant la surartificialisation des terres ayant favorisé les inondations. Pour le maire de Ravenne, ville qui « détient le record régional de consommation du sol [avec] un total de plus de 7 000 hectares de sol artificialisé », les responsables de la catastrophe étaient plutôt… les ragondins. Oui, ceux qu'on appelle aussi les « myocastors » auraient creusé trop de trous dans les berges. Original. Quant au dérèglement climatique ou à la coupe sauvage des forêts riveraines, personne de haut placé pour les pointer du doigt : « Les narrations détournantes sont venues du haut vers le bas », estime l'écrivain italien. Wu Ming 1 rappelle aussi un point important : les fantasmes de complot s'appuient généralement sur un « noyau de vérité ». Dans le cas des inondations en Émilie-Romagne, il y a notamment la technique d'« ensemencement des nuages » que l'armée américaine a tenté de mettre en place dès 1946, pour des résultats peu probants. Les bidasses ricains l'ont ainsi mobilisé contre les combattants communistes au Vietnam, dès le début des années 1960 : « L'US Air Force a dispersé à plus de 2 200 reprises de l'iodure d'argent dans les nuages dans l'espoir de prolonger la saison des moussons et ainsi saboter les efforts de guerre des forces nord-vietnamiennes. » Révélée par les Pentagon Papers dans les années 1970, l'info fait scandale. Et explique en partie la popularité des théories portant sur les chemtrails, ces traînées d'avion dans le ciel qui seraient le signe d'une intoxication chimique décidée en haut lieu. Dernier point, et non des moindres, que rappelle Wu Ming 2 lors de sa présentation : « Les narrations tramant les fantasmes de complot ont une vraie beauté – la beauté de ce qui est terrible, qui t'étonne ». Dit autrement par Wu Ming 1 dans son texte sur les inondations de 2023 : « Toute description de sombres complots secrets est belle en tant que “début” du terrible, quelque chose qui nous terrorise, mais que nous pouvons encore contempler ; et aucune stratégie ne pourra empêcher la capture, le détournement et le gaspillage d'énergie par les fantasmes de complot si elle ne tient pas compte de ces deux aspects : leurs noyaux de vérité et leur terrible beauté. »
Reprendre la main, reprendre la plumeAvant Wu Ming, il y avait donc Luther Blisset, qui s'est notamment spécialisé dans les canulars médiatiques. Wu Ming 2 explique qu'à l'époque il s'agissait de proposer une suite au « ne hais pas le média, deviens le média » propagé par les plateformes de diffusion des idées de gauche radicale telles qu'Indymédia. À savoir : « Quand les médias te mentent, tu peux contre-attaquer avec des contre-narrations séduisantes mais mensongères, avant de tout révéler au public. »
« Être plus intelligent n'est pas notre objectif. Ce qu'on veut, c'est faire quelque chose ensemble, mobiliser au maximum »Le canular le plus célèbre a été fabriqué par des adeptes de Luther Blisset dans le Latium, à partir de 1995. Le cœur de l'affaire : des supposés cas de satanisme impliquant messes noires gratinées et chasseurs de sorcières, sur la base de témoignages inventés. Une aubaine pour les médias locaux et nationaux qui ont relayé en grande pompe sans s'embarrasser de vérifications, avant que le collectif ne révèle la vérité et la tartufferie des médias avides d'histoires sanglantes. Leur objectif ? Opérer une « contre-information homéopathique ». Dont Wu Ming 1 décrivait ainsi le soubassement dans un entretien pour CQFD en 20217 : « À l'époque de Luther Blissett, nous sommes devenus les héros d'une histoire qui, une fois racontée, s'avérait beaucoup plus intéressante et plus attrayante que le fantasme de complot […] “Les gars ont berné les médias pendant un an avec une histoire inventée de secte satanique […]” Ça, c'est une putain d'histoire ! Et non seulement nous l'avons racontée, mais nous avons expliqué l'arrière-plan de chaque scène, et offert au public tous les outils nécessaires pour comprendre comment nous avions agi. Réenchantement et pensée critique, ensemble. » La période des canulars a ensuite laissé place à une autre forme d'intervention publique, elle aussi centrée sur ce doublon réenchantement/pensée critique : la création de fictions écrites. Wu Ming 2 explique que le passage à l'écriture s'est fait naturellement : « On racontait déjà des histoires, donc on a fini par se dire qu'on pouvait le faire aussi d'une façon littéraire, démythifier la figure de l'auteur. » Lors de la présentation, il explique que l'écriture collective et les réunions pour évaluer le travail de chacun sont la meilleure arme pour « vaincre les stéréotypes », ajoutant que la parodie est leur ennemie : « C'est un signe de faiblesse, qui consiste à dire “moi je suis plus intelligent que ça”. Or être plus intelligent n'est pas notre objectif. Ce qu'on veut, c'est faire quelque chose ensemble, mobiliser au maximum. » En des temps rudes pour les imaginaires généreux, Wu Ming 2 refuse de céder au pessimisme. Oui, les narrations du capital en bande organisée et de l'extrême droite (notamment ce fantasme de complot meurtrier qu'est la théorie du grand remplacement) ont le vent en poupe, mais eux arrivent quand même à « réunir des communautés » : « Il y a encore beaucoup de lieux où l'on peut se retrouver, discuter, échanger des histoires, s'organiser, construire une réponse ». Selon lui, il faut que se multiplient et s'agrègent les voix discordantes refusant les récits faisandés servant le pouvoir. Ce que rappelait Wu Ming 1 dans son entretien à CQFD : « Ce travail ne peut plus être le rôle d'une pseudo-avant-garde, d'un petit groupe de “spécialistes” de la communication. Nous devons réfléchir à un imaginaire collectif et à une intelligence diffuse, ainsi que nous les avons vus à l'œuvre dans les grandes révoltes des dernières années : dans les soulèvements mondiaux de 2011, le mouvement contre la loi Travail en 2016, les Gilets jaunes en 2018, la longue défense de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes […] dans le mouvement NO TAV dans le val de Suse… Seuls des mouvements nouveaux […] peuvent prévenir les dérives individuelles puis tribales vers le complotisme. En s'appuyant sur les luttes anticapitalistes et sur les liens de solidarité pour combler l'espace laissé vacant par l'affaiblissement de la gauche, des syndicats et des bases politiques des mouvements, et que les fantasmes de complots occupent très facilement. » Vaste chantier. On s'y met ?
Émilien Bernard***
Naomi Klein et son double conspi
Figure de l'extrême gauche ricaine, connue pour ses essais uppercut contre le capitalisme vampire, Naomi Klein a découvert qu'on la confondait fréquemment avec Naomi Wolf, devenue une personnalité dominante de l'alt-right américaine, tendance antivax/anti-taxes. En réaction, elle a rédigé Le Double8 sur ce « monde miroir » des réseaux que laboure sa fausse jumelle, la traquant « alors qu'elle s'enfonçait de plus en plus profondément dans le terrier de la conspiration ». Soit un marigot politique habité par des créatures célébrant cette ère de la post-vérité où « le cours des mots et des idées s'est effondré », krach. Dernier avatar, l'ogre Trump, triomphant dans ce monde inversé, « trop ridicule pour être pris au sérieux et trop sérieux pour être tourné en ridicule ». Face à cette chute vertigineuse, Naomi Klein rappelle une évidence : « Le complotisme […] est non seulement un signe de confusion et d'impuissance, mais aussi un outil de division et de distraction qui profite aux élites. »
« Je ne contracte pas ! »
La vidéo a fait des millions de vues. On y voit un arrogant couple français dans la quarantaine refusant de se prêter à un contrôle de police routier, répétant comme des perroquets « Je n'appartiens plus à l'entreprise République française présidence, je ne contracte pas », avant que les pandores ne perdent patience et les embarquent au poste. Anecdotique ? Pas tant. La mouvance conspi dont ils font partie, les Citoyens souverains, ne cesse de gagner du terrain, posant que l'État français est une entreprise dont on peut se dissocier en rompant le contrat. Et pose une question : ces personnes délirantes en défiance profonde envers l'État sont-elles si éloignées de nos plates-bandes anar ou libertaires ? Un rapprochement est-il possible, alors même que ces conspis se revendiquent plutôt d'extrême droite, tendance Philippot de chambre ? Une question posée dans la postface de la version française du texte de Wu Ming 1, Quelque chose de grave se passe dans le ciel, rédigée par ses anonymes traducteurs : « À quel point les désirs de sécession traversent-ils la société ? À quel point produisent-ils des narrations détournantes et des obstacles qui capturent des devenirs ingouvernables ? […] Que disent-ils […] de l'absence de mythe révolutionnaire capable de fédérer tel que l'ont été auparavant le communisme ou l'anarchisme ? Que disent-ils du besoin d'émerveillement et comment produire ces enchantements critiques susceptibles non seulement d'offrir des narrations qui soient plus belles mais aussi de fournir les instruments pour les comprendre ? » De bonnes questions, auxquelles on contracte avec vigueur.
Cet article a été publié sur papier sous le titre original : « Une autre conspiration est possible ».
1 Publié chez Libertalia en 2024, traduction de Serge Quadruppani.
2 Président de la Démocratie chrétienne, qui avait participé au rapprochement avec le Parti communiste italien pour un « compromis historique » de gouvernement, qui ensuite vola en éclats.
3 Discipline consistant à recenser et analyser les phénomènes se rapportant à l'observation d'objets volants non identifiés (ovnis).
4 Traduction Anne Echenoz et Serge Quadruppani (Lux, 2022).
5 Théorie ayant explosé sur les réseaux sociaux en 2016, selon laquelle le sous-sol d'une pizzeria new-yorkaise abritait des réunions d'élites démocrates dévorant des enfants kidnappés, en vue d'atteindre l'immortalité. Elle est apparentée à de multiples autres théories en vogue évoquant des « enfants-taupes » enfermés par les élites sous le territoire américain en vue de leur consommation, miam.
6 Trouvable facilement en ligne. En VO : « Perché dobbiamo prendere sul serio le fantasie di complotto sul clima ».
7 « Le complotisme est toujours la traduction d'un malaise réel », CQFD n° 202 (octobre 2021).
8 Actes Sud, 2024.
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Palestine : des boussoles dans la nuit
7 juin, par L'équipe de CQFD — Édito, ColloghanPlus d'un an et demi après le début de l'assaut israélien sur la bande de Gaza, devenue un cimetière à ciel ouvert sur fond de génocide, ô surprise, quelques personnalités ont timidement ouvert leur bouche pour dire que c'est pas très très gentil ce que Netanyahou il fait en Palestine. Après de longs mois de silence, l'influente rabbin Delphine Horvilleur a ainsi sorti en mai dernier un texte : « Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire ». Le dessinateur star Joann Sfar lui a emboîté le pas, prenant la parole publiquement : « Nous devons être nombreux à prendre la parole contre la fuite en avant à laquelle nous assistons. » Quant à la journaliste Anne Sinclair, elle s'est soudainement piquée d'expliquer cet assourdissant silence des nombreuses figures issues de la communauté juive en déclarant : « Nous nous sommes tus, car l'antisémitisme qui gagne du terrain [...] nous a contraints à faire bloc. » Comme si de nombreux·ses Juives et Juifs ne s'étaient pas indigné·es depuis un an et demi devant le massacre des Palestiniens par l'armée israélienne... Ceci dit, le revirement est plutôt appréciable. Mais on a envie de dire : vous étiez où pendant tout ce temps ?
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Alors que le génocidaire Netanyahou vient de lâcher tranquillou bilou « ‘Free Palestine' est la version contemporaine de ‘Heil Hitler' », alors que chaque jour des dizaines de victimes s'ajoutent à un bilan terrifiant, alors que l'ONU estime que « 100 % de la population » est « menacée de famine », il est effectivement plus que temps d'agir. Plutôt que d'écrire des tribunes grandiloquentes sur un plus-que-tardif repentir, certain·es, présent·es dès le départ pour dénoncer le génocide, passent à l'action, avec les moyens du bord. Ainsi en va-t-il de la Coalition pour la flottille de la liberté, qui vient d'affréter un petit voilier bourré de vivres à destination de la bande de Gaza. À son bord, notamment, l'eurodéputé France insoumise Rima Hassan et l'activiste écologiste Greta Thunberg. Dérisoire ? Nan : mieux que rien. Dangereux pour les personnes impliquées ? C'est certain. Alors voilà : pour celles et ceux qui cherchent des boussoles en ces temps de barbarie occidentale, c'est plutôt vers elleux qu'il faut se tourner. Ou bien vers les militant·es de 38 pays, essentiellement venu·es du Maghreb, qui organisent une marche mondiale de l'Égypte vers la frontière gazaouie entre le 12 et le 20 juin, pour faire pression et attirer les yeux du monde sur le martyre des Palestiniens. Bravo à elles et eux. Et honte à qui continuera de fermer les yeux. Free Palestine !