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Toucher le fond
1er mars, par Pauline Laplace — Dans mon salonTrottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un salon. Ce mois-ci, plongeon dans les bassins asséchés du Salon piscine et jardin.
La France compte 3,4 millions de piscines privées1, occupant la 2e place du marché mondial de la pistoche derrière les USA. Pourtant, le 17 février à Marseille, les exposants du Salon piscine et jardin affichent un air fébrile. « L'an dernier, on était deux fois plus nombreux », confie Adrien, commercial chez Piscine plage, regrettant que certaines entreprises mettent la clé sous la porte. Dommage. Moi qui pensais Bal des Sirènes en venant ici, j'observe un univers exclusivement masculin où il n'y a, en effet, pas foule. Serait-ce la fin de la pool party2 ?
« Les ventes ont baissé », avoue un type de chez Diffazur. Alors qu'il évoque l'inflation la larme à l'œil, des cascades déferlent autour de villas luxueuses sur des écrans dans son dos. « En s'attaquant aux piscines, on croit faire la guerre aux riches, alors que certaines coûtent seulement 15 000 euros », s'insurge un représentant de Desjoyaux, excédé par mon emploi du mot « indécence ». « Vous avez un lave-vaisselle ? » m'interroge-t-il. Comme je réponds par la négative, il enchaîne : « Bon ben pour les gens qui en ont un, sachez que leur consommation d'eau à l'année est équivalente. »
C'est que l'été dernier, une polémique a surgi tel un geyser. De Reporterre à BFMTV, partout, on s'est demandé : est-ce que nager dans son jardin, c'est écolo ? La réponse est non. Et miracle, les politiques ont l'air de suivre. Depuis le 1er avril 2019, un décret de loi interdit le remplissage de piscines privées en cas de sécheresse. Et certaines communes du Var ont fait le grand saut (plouf !) : des arrêtés préfectoraux interdisent la construction de nouveaux bassins (aïe !). En conséquence, les piscinistes intègrent à leur discours des arguments choc pour greenwasher leur commerce.
Ainsi, Philippe, patron de l'entreprise LEA composites, m'arrose pendant près de trois quarts d'heure d'un débit de parole si rapide que mon cerveau est comme une turbine prise dans un torrent. « La piscine est le seul équipement étanche de la maison ! Son eau est entièrement recyclée ! Creusée, elle est bien plus économe que hors sol ! Nous ne sommes pas vertueux, soit, mais alors que fait-on des stations de ski ? » Philippe a « conscience du réchauffement climatique » et a surtout réponse à tout. Il enchaîne les propositions : « On devrait taxer l'eau au-delà d'un certain volume utilisé ! Il faudrait remplacer le béton [qui fuit] par des coques polyester [qu'il vend] ! » Comme il se dit « militant pour une transition douce », je demande : « Vous êtes écolo Philippe ? – Plutôt centre droit. » Sans dec ! J'insiste : « Ça serait pas chouette, Philippe, un monde équipé exclusivement de piscines municipales ? – L'homme a des besoins qu'il doit satisfaire. Être les pieds dans l'eau, dans son jardin, entouré de ses enfants et avec un verre de martini à la main pour madame, c'est un plaisir différent de celui de la piscine tournesol. » Ha... Philippe ! Tu vends du rêve, mais c'est la goutte (réac) de trop.
Par Pauline Laplace
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« Un internationalisme nord-sud contre ces criminels climatiques »
1er mars, par Jonas Schnyder — Robin SzczygielLe 1er mars sort le dernier ouvrage du journaliste Mickaël Correia sur le géant pétrolier TotalEnergies. Dans Le Mensonge Total, il dénonce des décennies de stratégies de communication tordues (fabrication du doute, greenwashing…), mais donne aussi des pistes de lutte.
Déjà auteur d'un ouvrage majeur sur le sujet1, Mickaël Correia, journaliste à Mediapart, publie le 1er mars une compilation de ses enquêtes sur le géant pétrolier TotalEnergies : Le Mensonge Total – Enquête sur un criminel climatique (Seuil, mars 2023). Entretien.
Tu peux nous rappeler ce qu'est TotalEnergies ?
« C'est un fleuron de l'industrie française qui fête ses cent ans au mois de mars et que tout le monde connaît en France. C'est surtout une des 20 multinationales les plus émettrices du globe, qui rejette à elle seule autant de gaz à effet de serre (GES) que tous les Français réunis. Depuis l'an dernier, c'est le plus grand développeur de projets pétroliers et gaziers sur le continent africain. Et c'est aussi le numéro 2 mondial du gaz naturel liquéfié (GNL), un secteur qui est en plein boom, notamment depuis la guerre en Ukraine. Enfin, c'est un poids lourd du CAC40 dont les profits explosent : la firme a engrangé 19,8 milliards d'euros de bénéfices en 2023. C'était 10 milliards en 2019. »
On a aperçu certains actionnaires de l'entreprise lors du dernier blocage de son assemblée générale par des militants en mai 2023. Quel poids ont-ils sur les choix de la multinationale ?
« L'actionnariat de Total est extrêmement diversifié et inclut les salariés de Total. Un des principaux actionnaires, très peu connu dans l'espace public, est Amundi, filiale du Crédit Agricole et plus gros gestionnaire d'épargne retraite et salariale en France2. Il y a de grosses banques françaises, mais aussi des petits fonds d'investissement qui prétendent avoir une “éthique climatique” et disent vouloir faire bouger les lignes à l'intérieur. Total cajole ses actionnaires et leur promet de très bons dividendes, qui ont encore augmenté de cette année de 7 %. Ces actionnaires servent de chambre de validation des orientations présentées par une direction qui vise à faire le plus de profits possible. »
Tu commences ton livre en racontant que Total sait depuis 1971 que ses activités ont des conséquences catastrophiques sur l'environnement.
« Des chercheurs comme Christophe Bonneuil ont travaillé sur les archives de Total et découvert qu'en 1971 un expert en climatologie de l'époque alertait sur les dangers de l'exploitation du pétrole, du charbon et du gaz dans le journal interne de l'entreprise3. Dix-sept ans avant la création du Giec, les multinationales savaient déjà que leurs activités étaient nocives pour la planète : qu'ont-elles fait en conséquence ? Rien du tout. Et à partir des années 1980, quand la question climatique monte dans le débat public, Total commence à organiser un lobbying féroce pour saboter les politiques climatiques de l'époque, en particulier un projet de taxe carbone. La supercherie est là : Total dit répondre à une demande en pétrole, mais casse toutes les politiques de régulation de cette demande. »
Dans leur travail de sabotage des avancées scientifiques, tu parles aussi de leur stratégie de fabrication du doute…
« C'est au cœur de leur stratégie dès les années 1980. Dans leurs brochures, ils parlaient au conditionnel des conséquences climatiques, mettaient en doute les études scientifiques. Et quand il n'était plus possible de plaider le doute, au tournant des années 2000, ils ont commencé à faire du greenwashing. Une méthode qui ne passe plus par la remise en question des résultats scientifiques, mais par un discours qui pose les entreprises comme les acteurs incontournables de la transition écologique. Quoiqu'ils en disent, on a vu dans la publication de leurs bénéfices annuels en février qu'en 2023, deux tiers des investissements ont été orientés vers les énergies fossiles, et 90 % de leurs bénéfices sont issus de la vente de pétrole et de gaz. Ce qui va à rebours de deux faits scientifiques. D'une part, le Giec nous dit qu'avec toutes les infrastructures fossiles déjà existantes, on va dépasser le seuil de 1,5 degré fixé par les accords de Paris de 2015. Qu'en somme, on devrait être dans une dynamique de fermeture de ces sites climaticides ! D'autre part, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) – qui n'est vraiment pas un repère d'écolos – dit depuis 2021 que pour contenir le changement climatique, on doit dès aujourd'hui ne plus mettre un seul dollar dans tout nouveau projet fossile. »
Et tout cela se fait avec la bénédiction et l'aide de l'État ?
« La porosité entre Total et l'État est très importante. Il y a beaucoup d'allers-retours entre le Quai d'Orsay et Total grâce à un programme de mobilité vers les grandes entreprises pour que les hauts fonctionnaires et cadres puissent passer de l'un à l'autre. À côté de ça, on voit de plus en plus de parlementaires et de ministres qui sont actionnaires de Total : Ndiaye, Oudéa-Castéra, Braun-Pivet… C'est légal, mais ça pose question : pour qui travaillent ces personnes-là ? »
Tu mets en avant la dimension colonialiste des activités de Total. En quoi ça consiste ?
« C'est le premier développeur de projet pétrogazier en Afrique, profitant des restes de l'empire colonial français pour s'étendre. Ils disent : “Ces pays-là ont le droit d'exploiter leur propre pétrole”, et trouvent normal de débarquer sur ce continent pour mettre en place des projets, souvent avec l'aval de régimes autoritaires, nécessitant d'expulser les habitants de certains territoires pour s'approprier le pétrole. Il y a une dimension coloniale et raciste parce qu'ils ne feraient jamais ça en Europe, mais comme c'est en Afrique ils n'ont aucun scrupule. Je pense en particulier au projet Eacop : le forage de 400 puits de pétrole en Ouganda, dont une partie dans des réserves naturelles, qui nécessite un pipeline de 1500 kilomètres de long pour l'exporter jusqu'aux côtes. Et les projets de “compensation carbone” qu'ils annoncent pour détourner l'attention ne sont pas plus désirables. En République du Congo, Total commence à planter une forêt en monoculture sur 40 000 hectares de terrain – quatre fois la surface de Paris – ce qui a impliqué d'expulser de leurs terres des centaines de paysans, avec des compensations financières ridicules. Selon les chiffres de Total, dans 20 ans, cette forêt aura absorbé 2 % de ce qu'émet Total en une seule année. C'est un pur projet de greenwashing qui se fait sur le dos des paysans et paysannes congolaises ! »
Le dernier évènement international sur le climat, c'était la COP28 à Dubaï. Qu'en as-tu pensé ?
« Depuis 30 ans que les COP existent, c'est de facto un échec : on n'a pas réussi à infléchir l'augmentation de la courbe des GES. Pire, la COP28 a été une victoire pour les pétroliers et leurs lobbyistes (près de 2500). On n'a même pas réussi à avoir un accord minimal sur la sortie des énergies fossiles, ce qui est vraiment la base. Quand on regarde bien la déclaration finale de l'évènement, elle est truffée d'éléments de langage de l'industrie fossile, en particulier sur les chimères technologiques comme la capture du carbone… »
Face à un tel tableau, comment poser un rapport de force ?
« Plusieurs fronts sont en lutte contre Total. Ces derniers mois, des plaintes ont été déposées en France contre TotalEnergies par les victimes issues de pays du Sud : une dénonçant leurs pollutions pétrolières au Yémen, et une contre le mégaprojet Eacop en Ouganda. C'est une bataille juridique qui incarne un internationalisme Nord-Sud contre ces criminels climatiques. Il y a aussi une enquête préliminaire du parquet de Nanterre qui pourrait donner lieu au premier grand procès en France pour greenwashing. On peut aussi agir sur l'assèchement des finances nécessaires aux mégaprojets de Total, en obligeant nos banques – spécialement la BNP Paribas, Société Générale et le Crédit Agricole – à mettre en place de vrais “plans climat” leur interdisant ce genre d'investissement. Il y a aussi une bataille menée par des activistes qui, entre les actions directes et les blocages, font de Total un objet politique visible et sujet à débat : faut-il nationaliser Total ? Vu qu'on a un État qui n'est là que pour accéder aux demandes du patronat, c'est peut-être se tirer une balle dans le pied… Peut-être vaudrait-il mieux “socialiser” cette entreprise ? On pourrait décider collectivement avec les travailleurs de TotalEnergies quelles infrastructures doivent fermer ou comment les bifurquer vers d'autres productions qui répondent à nos besoins sociaux. »
Propos recueillis par Jonas Schnyder
1 Criminels climatiques – Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète, La Découverte, 2022.
2 Amundi, ce premier actionnaire de Total qui menace le climat », Mediapart, 10/02/2022.
3 « Total face au réchauffement climatique (1968‑2021) », Terrestres, 26/10/2021.
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« Tordre le bras à la grande distribution »
1er mars, par Émilien Bernard — Alex LessMême si le premier round de la colère des agriculteurs a débouché début février sur une ahurissante victoire des intérêts productivistes, l'espoir d'une révolution agricole est toujours de mise, et la lutte continue. C'est l'avis du camarade Thomas Gibert, maraîcher dans une ferme collective du Limousin et l'un des secrétaires généraux de la Confédération paysanne.
Face à la gronde des agriculteurs, les annonces gouvernementales se sont multipliées ces dernières semaines. Un versement accéléré des aides de la PAC (Politique agricole commune), autour de 400 millions d'aides d'urgence pour différents secteurs, mais aussi des mesures très contestées par les écologistes, comme celle d'« une pause » dans le plan Ecophyto 2030, qui régule l'usage des pesticides, ou le soutien aux mégabassines. Autant de pis-aller qui ne remettent pas en question le modèle agro-industriel à cause duquel le monde agricole se meurt. Alors que la parade présidentielle au Salon international de l'agriculture à Paris prétend amener des réponses à une colère qui ne faiblit pas, on fait le point sur la situation avec Thomas Gibert, maraîcher dans une ferme collective du Limousin et l'un des secrétaires généraux de la Confédération paysanne. Entretien.
Je m'attendais à un discours mitigé de ta part, mais tu sembles enthousiasmé par la mobilisation des paysans.
« Oui ! Je pense qu'on vit une période historique et qu'on peut parler de “méga révoltes paysannes”, tant le mouvement prend de l'ampleur. Le monde paysan s'est enfin levé pour dénoncer ses conditions de vie hardissismes. C'était très inattendu. Et c'est porteur d'espoir. Bien sûr, il y a eu le premier round et son ridicule dénouement après le “siège de Paris” début février, et des mesures gouvernementales ne faisant qu'accélérer l'agenda libéral. Mais côté manifestants, ça me fait penser aux premiers temps des Gilets jaunes, quand les revendications restaient floues ou basées sur le prix de l'essence. Ici, la révolte, qui s'est d'abord cristallisée sur la question de normes jugées trop contraignantes, a rapidement été suivie d'une prise de conscience : obtenir des concessions à ce niveau-là ne va pas changer leur vie. Par exemple chez les Jeunes agriculteurs (JA), proches historiquement de la FNSEA, il commence à y avoir une prise de conscience du fait que l'agro-industrie se gave sur le dos des paysans et qu'il est nécessaire d'instaurer des prix minimums garantis. Grâce à une couverture médiatique conséquente, avec la Conf' on a l'impression d'avoir réussi à imposer des sujets politiques de fond qui ne sont pas portés par les autres syndicats. »
Comment se sont passés les premiers jours de la mobilisation ?
« Au début, j'étais un peu pétrifié. Les mobilisations ont été déclenchées par des éleveurs du Sud-Ouest, sur des revendications très éloignées des nôtres. Dans mon département, en Haute-Vienne, on a très vite vu circuler une vidéo montrant des paysans de la Coordination rurale (CR)1 qui disaient : “Que tout le monde nous rejoigne sauf ces extrémistes de la Conf' !” J'ai d'abord craint que notre implication dans les Soulèvements de la Terre et le mouvement anti-mégabassines nous ait isolés. Mais je me suis vite raisonné : ce que nous avançons est fédérateur. On travaille depuis longtemps à ce que les paysans prennent conscience de leur appartenance de classe. Et sur ce tableau, le point essentiel, c'est le revenu. On s'est donc recentrés sur ce point, avec comme exigences la sortie de l'ensemble des traités de libre-échange – qui nous mettent en concurrence déloyale avec le reste du monde – et l'instauration de prix minimums d'entrée ; mais aussi la garantie de prix minimums supérieurs à nos coûts de revient2. Tout cela relève d'une politique de base visant simplement à être bien rémunéré·es et à disposer, grâce à nos cotisations, d'une couverture sociale enfin digne. »
Comment avez-vous réagi face aux annonces du gouvernement Attal ?
« De manière très simple : en rappelant que rien parmi elles ne répondait à la détresse des paysans. Ni dans la première salve ni dans celles qui ont suivi : elles ne touchent absolument pas à ce qui façonne le revenu. Le nivelage par le bas des pesticides ou la mise sous tutelle de l'Office français de la biodiversité (OFB) sont des mesures qui, au fond, n'enthousiasment que les gros industriels des plaines céréalières, c'est-à-dire les personnes à la tête de la FNSEA, seul syndicat avec lequel le gouvernement a négocié. Il y a donc une immense déconnexion, qui vient d'être exposée au grand jour.
Cela fait des dizaines d'années qu'on fait face dans nos régions aux doubles discours de la FNSEA. Dans les régions d'élevage, les instances locales du syndicat ont pris position contre des accords de libre-échange, avant d'être systématiquement retoquées au niveau national. Je crois que la fenêtre médiatique actuelle nous permet d'enfoncer le clou de cette supercherie. Et ce qu'on dit depuis des années commence à être repris partout, notamment que leur boss Arnaud Rousseau est l'inverse d'un paysan : c'est un pur businessman ! »
Concernant la loi Egalim, qui est censée garantir un prix fixe aux agriculteurs face à la grande distribution, Attal a annoncé un nouveau projet de loi pour l'été, alors que l'actuelle n'est déjà pas respectée.
« En 2018, le gouvernement a voté la loi Egalim (qui a connu d'autres moutures depuis). Elle était censée “rééquilibrer les rapports de force” entre les agriculteurs, l'agro-industrie et la grande distribution, mais était plus qu'insuffisante. D'abord elle ne concernait qu'une partie de la viande, et non le maraîchage et l'agriculture. Puis elle n'imposait pas à la grande distribution de payer nos productions au-dessus des coûts de revient. En gros, elle ne sert à rien, c'est un cache-misère. Si l'on veut vraiment rééquilibrer les rapports de force, il faut aller beaucoup plus loin dans la contrainte envers la grande distribution, lui tordre le bras pour pérenniser une vraie mise en valeur de nos produits. Ce qui implique un changement d'ordre structurel. Vaste chantier, mais chantier indispensable. »
Un chantier en cours qui semble donner de l'écho à vos revendications.
« Chez BFMTV, où j'ai été plusieurs fois invité (avec des égards assez étonnants au regard de leur habituel positionnement), les gens me disent que c'est énorme, que la couverture médiatique dépasse celle des Gilets jaunes. Et c'est généralement dans ce genre de moment que les imaginaires se regonflent. À nous d'imposer notre vision critique vis-à-vis de la FNSEA, à nous de montrer comment elle est complètement inféodée aux puissances économiques qui écrasent les paysans. On va voir sur la longueur, mais beaucoup estiment que les troupes de la FNSEA ne croient plus vraiment en leur direction. Certains ont déchiré leur carte et rejoint la Conf', d'autres la CR. Ce n'est qu'un début. On avance des pions. »
Cela fait longtemps que la FNSEA ne joue pas pour les intérêts de sa base. Elle reste pourtant populaire…
« Oui, car ses dirigeants ont su jouer sur des trucs populistes, aussi simplistes qu'efficaces. Dénoncer le joug des normes posées comme insupportables, par exemple. Ou bien diaboliser les figures écologistes comme Sandrine Rousseau qui viendraient les empêcher de faire leur travail comme ils l'entendent, alors même qu'elle n'avait aucun pouvoir ! La coordination nationale clame ainsi “laissez-nous travailler tranquille !”, un mot d'ordre repris en Haute-Vienne alors que c'est typiquement un département où, au regard de la configuration des exploitations et des sols, personne ne traite aux pesticides. Ça a longtemps fonctionné comme argumentaire. Mais aujourd'hui j'ai l'impression qu'il y a une prise de conscience, que les concernés comprennent que le combat se déroule ailleurs. Et on essaye de s'appuyer sur l'élan du moment. On a fait une tribune pour demander une convergence avec les autres syndicats sur les traités de libre-échange et les prix agricoles. Hier on est allé occuper le siège social de Lactalis avec 200 paysans. On a eu de très bons retours de l'ensemble des paysans, et même des non confédérés. On a la chance aussi de bénéficier d'une relative modération policière. Le mot d'ordre de Darmanin semble être “pas de frictions avant le Salon” qui va tout juste commencer3. »
Quels horizons pour la Conf' dans cette mobilisation ?
« La Conf' permet le lien entre paysans, milieux écolos type Soulèvements de la Terre, syndicats de salariés et société civile. C'est large. Aujourd'hui, on est centraux pour ceux qui pensent qu'il est temps d'envisager la convergence des luttes tant la question de l'alimentation est centrale. Il y a quarante ans mourrait Bertrand Lambert, qui a écrit Les Paysans dans la lutte des classes (1970), un classique qui pourrait vite revenir au goût du jour…
Après, il va y avoir les grandes messes, notamment le Salon de l'agriculture, où chacun va tirer la couverture à soi. Nous on fera une table ronde avec Sophie Binet de la CGT et d'autres syndicats de type CFDT autour de l'alimentation. Il y aura aussi une grosse rencontre à la Bourse du Travail avec d'autres salariés. Ce ne sont pas ces quelques évènements qui vont changer des choses, mais je crois par contre que les idées font leur chemin à une vitesse impressionnante. Et ce n'est pas parce que tout le monde reprendra le travail en avril qu'il n'en restera rien, bien au contraire ! »
Propos recueillis par Émilien Bernard
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« Le système productiviste n’a plus besoin d’agriculteurs indépendants »
1er mars, par Gautier Félix — Alex LessDepuis plusieurs semaines en France, les agriculteurs expriment leur colère dans la rue face au dépérissement de leurs métiers. Mais le mouvement, composite, est porteur de visions du monde bien différentes, voire antagonistes. Gautier Félix, agronome et travailleur agricole, nous livre son analyse. Tribune.
Depuis mi-novembre, les panneaux des villages ont commencé à être retournés dans certaines communes de France. Une idée de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs (JA) – son allié « jeune » – du Tarn pour illustrer un message simple : « On marche sur la tête ». La faute à un malaise grandissant lié à l'augmentation des coûts de production due à l'inflation, la mise en œuvre de la nouvelle Politique agricole commune annoncée plus « écologique » et les négociations d'un énième accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Mercosur, marché économique qui regroupe plusieurs pays d'Amérique latine. L'écho a porté, les colères et les frustrations se sont cristallisées, et en début d'année, les tracteurs sont sortis en nombre dans toute la France.
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Le mouvement est lancé. Faut monter sur les tracteurs et montrer la force syndicale. Si à la FNSEA, ça fait belle lurette que les chefs n'usent plus leurs culottes que sur les sièges des conseils d'administration, et bouffent des verrines midi et soir, cravate au cou, chez ceux de la base, le gros des troupes boit le bouillon. Du commun malaise, on n'entend d'abord que les revendications simplistes contre « les normes ». La question des prix d'achat et de la distorsion de la concurrence mondiale suit juste derrière. Les fruits, les légumes, les céréales, la viande… tout ça n'est devenu qu'une abstraction. On peut les produire ici ou là-bas. Toujours au moins cher car le pouvoir d'achat doit servir à autre chose et les salaires rester bas. Le modèle productiviste si « performant » et « vertueux », semble à bout et pourtant, s'apprête à repartir de l'avant. « L'environnement ça commence à bien faire », affirmait Nicolas Sarkozy il y a 14 ans au Salon de l'agriculture. Dans une version plus lénifiante, les JA tonnent : « Pas d'interdiction sans solution », avant d'obtenir un relâchement sur les ambitions de réduction des pesticides, la remise en culture des jachères, l'assouplissement de la réglementation sur les retenues d'eau et les bâtiments d'élevage. Le productivisme, c'est ce que connaît le mieux ce côté-ci de la profession. Elle s'est construite dessus depuis plus de 70 ans et sait défendre ses positions, au risque d'un nivellement par le bas. Pourtant, la biodiversité s'effondre de manière globale, sans épargner l'agriculture. Les rendements en céréales baissent ou plafonnent. La vigne dépérit. Les sols se meurent. Les animaux sont malades et vivent calfeutrés, abandonnant les paysages et la compagnie des humains. Et dans ce contexte, pas une pensée pour le cycle de l'azote, du carbone et de l'eau dont tout ce petit monde dépend. Ça, c'est pour les grandes conférences internationales, pas pour le concret du travail. Malgré la somme des études scientifiques, des résultats techniques et des prospectives encourageantes, on n'entendra rien dans les médias, ou si peu, sur l'agriculture biologique, qui reste largement minoritaire et bien moins virulente dans sa pratique syndicale. Le monde agricole, si puissant dans sa force de production, mais devenu largement minoritaire à l'échelle de la population1, a perdu de sa superbe comme force sociale. Les politiques comme le public ne connaissent plus l'exercice du métier. Près de 200 fermes disparaissent par semaine en France et la moitié des agriculteurs et agricultrices partiront à la retraite avant 2030. Se réjouir de l'augmentation de la productivité à l'hectare par travailleur c'est se réjouir de travailler de plus en plus seul pour faire des tâches de plus en plus déconnectées, complexes, fastidieuses. Les ouvriers et ouvrières agricoles ont aussi déserté les exploitations. Seul importe le fait que tous les gestes doivent être réglementés, enregistrés, justifiés, contrôlés. La vérité est que le système productiviste n'a, dans l'absolu, plus besoin d'agriculteurs indépendants ; simplement de capitaux, d'assurances et de prestataires de services. « Numérique, Robotique, Génétique » : voici le triptyque pour l'avenir qu'a annoncé Macron au Salon de l'agriculture il y a 2 ans.
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La Confédération paysanne du Loir-et-Cher et le Groupement d'agriculture biologique (GAB) ne l'entendent pas de cette oreille et ont manifesté conjointement le 3 février à Blois. Ce n'était pas gagné que les deux formations se rejoignent car on retrouve de toutes les couleurs syndicales au sein des GAB. Il fallait néanmoins porter une parole dans l'espace public, dire que l'on pouvait sortir de la crise par le haut. Installer 1 million de paysans et paysannes, pratiquer l'agriculture biologique, relocaliser et désintensifier la production pour que les sols, l'eau, les animaux, les gens respirent. Rien de neuf dans l'argumentaire mais la confirmation que face au mur, ces idées, c'est pas des conneries. Alors oui, il y a des mesures d'urgence à prendre mais encore plus sûrement un travail de fond à entreprendre. À Blois, 500 personnes qui défilent, encadrées par quelques tracteurs pèsent moins que les engins qui la semaine précédente mettaient la pression sur l'Office français de la biodiversité avec tas de fumier et tout le bazar. C'est en rassemblant plus largement – et en nombre – une diversité d'acteurs qu'on pourra peser dans le rapport de force et remettre les questions structurelles au cœur du sujet.
Par Gautier Félix
1 Le nombre d'agriculteurs a baissé de 20 % en 10 ans pour s'établir autour de 500 000 en 2020, soit 1,5 % de population active. Pour rappel, il était 1,6 millions en 1982 pour 7,2 % de la population active.
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Au sommaire du n°228 (en kiosque)
1er mars, par L'équipe de CQFD — Élias, Théo Bedard, Robin Szczygiel, Sommaire, une1_sommaire, une2_dessinDans ce numéro 228 de mars, on expose les mensonges de TotalEnergies et on donne un écho aux colères agricoles. Mais aussi : un récit de lutte contre une méga-usine de production de puces électroniques à Grenoble, une opposition au service national universel qui se structure, des choses vues et entendues au Sénégal après le « sale coup d'état institutionnel » de Macky Sall, des fantômes révolutionnaires et des piscines asséchées.
Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de @|LIEN99ce150|W3ZvdXMgYWJvbm5lci0+NF0=|@...
En couverture : « Qui aurait pu prédire », par Elias
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Actualités d'ici & d'ailleurs
– TotalEnergies : « Un internationalisme nord-sud contre ces criminels climatiques » – Le 1er mars sort le dernier ouvrage du journaliste Mickaël Correia sur le géant pétrolier TotalEnergies. Dans Le Mensonge Total, il dénonce des décennies de stratégies de communication tordues (fabrication du doute, greenwashing…), mais donne aussi des pistes de lutte.
– Colères agricoles : « Tordre le bras à la grande distribution » – Même si le premier round de la colère des agriculteurs a débouché début février sur une ahurissante victoire des intérêts productivistes, l'espoir d'une révolution agricole est toujours de mise, et la lutte continue. C'est l'avis du camarade Thomas Gibert, maraîcher dans une ferme collective du Limousin et l'un des secrétaires généraux de la Confédération paysanne. « Le système productiviste n'a plus besoin d'agriculteurs indépendants » affirme pour sa part Gautier Félix, agronome et travailleur agricole.
– À l'école, l'inclusivité à la ramasse – L'inclusion des élèves porteur·ses de handicap au sein de l'école ordinaire a beau être obligatoire depuis 2005, les enfants concerné·es et leur famille, tout comme les enseignant·es et professionnel·les de l'Éducation nationale, font état d'un manque de moyens qui les mine.
– Quand la Tech accapare l'eau – En septembre dernier, la méga-usine STMicroelectronics fêtait 50 ans de production de puces électroniques à Grenoble. L'occasion pour le collectif STopMicro de rappeler en quoi ces technologies servent un monde mortifère.
– « Des journalistes incapables d'identifier des propos racistes » – Depuis bientôt une année, l'Association des journalistes antiracistes et racisé·es alerte sur le manque de diversité dans les médias français. Retours sur les logiques d'entre-soi qui nourrissent des biais racistes dans la production de l'information.
– Au Sénégal, « on va continuer à lutter » – La veille de l'ouverture de la campagne électorale, le président Macky Sall a reporté l'élection présidentielle du 25 février. Un « coup d'État institutionnel » copieusement dénoncé par l'opposition et la société civile. Choses vues et entendues à Dakar et Ziguinchor.
– « Debout les zombies de la Sociale ! » – Avec Nous reviendrons ! Une histoire des spectres révolutionnaires, Éric Fournier questionne la place des fantômes dans les imaginaires révolutionnaires du xixe siècle.
– « Parfois en garde à vue, jamais au garde-à-vous » – La promesse de Gabriel Attal de généraliser le Service national universel (SNU) à l'horizon 2026 a donné un nouveau souffle à ceux et celles qui s'organisent contre la militarisation de la jeunesse. Tour d'horizon d'un renouveau des luttes antimilitaristes mené à Marseille par le collectif Non au SNU 13.
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Côté chroniques & culture
– Aïe tech # 16 : Techno-bouffons & techno-tyrans – Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Seizième épisode dédié à la complémentarité entre nouveaux maîtres du monde numériques et autocrates « à l'ancienne ».
– Mes héros toxiques #6 : La violence amusée de Tarantino) – V'là que soudain tu réfléchis. Et que tu fais ce bilan : parmi tous les artistes que tu écoutes, que tu regardes et que tu lis, une grosse partie sont – malgré tout – des mecs. Pire : beaucoup ont des facettes toxiques. Ce mois-ci, on se questionne sur la violence amusée de Quentin Tarantino.
– Dans mon salon : Toucher le fond – Trottiner d'un stand à l'autre, se glisser parmi les exposants, observer et prendre note, s'approprier un salon. Ce mois-ci, plongeon dans les bassins asséchés du Salon piscine et jardin.
– Lu dans Public Eye : Journalistes, veuillez écrire ce que l'on vous dit – Dans un article publié le 15 décembre 2023 sur le site de l'ONG Public Eye, le journaliste Adrià Budry Carbó nous raconte comment la presse en Suisse est soumise à des lois liberticides qui menacent la possibilité même d'investigation journalistique.
– Cordistes en lutte des classes – Dans son dernier ouvrage, Un jour j'irai là-haut, l'ancien cordiste Eric Louis raconte les drames et luttes d'un métier à la précarité organisée par des entreprises bien peu soucieuses de leurs employés.
– Monde paysan : Une classe de survivants – Dans sa trilogie Dans leur travail, l'écrivain marxiste anglais John Berger raconte le déclin du monde paysan qu'il a connu, dans la Savoie des années 1970 et 1980.
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Et aussi...
– L'édito – « Pas d'utérus, pas d'opinion »
– Ça brûle ! – « Chaleur humaine »
– L'animal du mois : le fennec
– Abonnement - (par ici)
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