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Kick, le mauvais coup des plateformes
13 septembre, par Thelma Susbielle — Céleste Maurel, Capture d'écranLes bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Cette onzième chronique est une reprise de flambeau, une succession, une relève : notre chère Constance a dû mettre les voiles, longue vie à elle ! Thelma, grande fureteuse de l'internet, reprend la barre. L'occasion pour elle de plonger dans l'abominable affaire Jean Pormanove.
Une mort en direct, sous les yeux de milliers de spectateurs. Le streameur Raphaël Graven, alias Jean Pormanove, 46 ans, est décédé dans la nuit du 17 au 18 août après douze jours de sévices, filmés en continu et diffusés en direct sur la plateforme Kick. Douze jours d'humiliations, d'insultes, de baffes, d'étranglement ou encore de décharges électriques. À plusieurs reprises, celui qui était « consentant » (dixit ses bourreaux) avait voulu quitter le live (diffusion vidéo en direct). Sur Kick, les violences subies par Jean Pormanove et Coudoux, les deux souffre-douleurs de Naruto et Safine, n'étaient qu'un « contenu » comme les autres. Tous se disent « potes », « collègues » de la chaîne « Jeanpormanove », la plus suivie de France sur la plateforme.
Du côté de l'État, la justice avait ouvert une enquête en janvier 2025, avec garde à vue pour Naruto et Safine. Ils en ressortent libres et la diffusion continue. Sur Pharos, la plateforme gouvernementale qui permet de signaler des contenus et comportements en ligne illicites, les sévices retransmis en direct de Raphaël Graven et de Coudoux, un homme handicapé sous curatelle, avaient aussi fait l'objet d'environ 80 alertes. Durant les dernières semaines, la police, alertée par des viewers (spectateurs) inquiets, s'était déplacée à cinq reprises. Sur place, les agents contrôlent les identités et repartent, comme ils sont venus.
Pour les deux tortionnaires, le discours est ficelé : la chaîne Jeanpormanove c'est « des mises en scène », « de l'improvisation », « pas la réalité ». Dans la réalité des faits, en plus des insultes homophobes et sexistes à longueur de journée, on voit mal comment les coups ou le nettoyage d'excréments pourraient constituer un théâtre expérimental. De son côté, le procureur de Nice a indiqué que Jean Pormanove gagnait « des sommes à hauteur de 6 000 euros » par mois. Une exploitation de la misère dans sa forme la plus laide.
Kick, c'est ça : une plateforme poubelle où se réfugient tous les « créateurs » qu'ailleurs on ne veut plus. Diffusion de pornos à peine maquillés, jeux d'argent interdits en France, débats néonazis… Il y en a pour tous les goûts, jusqu'à l'indigestion. Créée en Australie en 2022 par Edward Craven et Bijan Tehrani, la plateforme devait initialement promouvoir leur site de casino en ligne. All in sur la misère quoi.
Faut-il s'indigner de la modération en carton (75 personnes en tout dans le monde) de Kick ? De sa tolérance pour la violence et l'humiliation monétisée ? Finalement, ces lives ne font que reproduire une machine bien en place : l'exploitation des corps, des existences fragiles et des pauvres qui n'ont plus rien à perdre. Chez Kick, une mort en direct n'est pas un drame, c'est un business model.
Thelma Susbielle -
Y a le feu au lac
13 septembre, par Niel Kadereit — Irène BeausejourAprès les feux de cet été qui ont ravagé une partie du nord de Marseille et des Corbières dans l'Aude, les pompiers alertent sur notre impréparation collective face aux risques d'incendie.
« On veut comprendre ce qui s'est passé, pourquoi autant de maisons ont été touchées », explique Emmanuel Franc. Il représente le Collectif de l'incendie du 8 juillet qui s'est créé pour répondre à l'urgence et organiser la solidarité entre les habitants : le relogement, le déblayage et la transmission d'informations. Le 8 juillet dernier, son fils âgé de 17 ans est seul chez lui, dans leur maison à La Pelouque dans le 16e arrondissement de Marseille, lorsqu'un incendie parti plus tôt dans la matinée se rapproche dangereusement de leur habitation. Malgré les consignes de la Préfecture, intimant à chacun de rester chez soi pour faciliter la circulation des pompiers, il quitte finalement le navire, chats et papiers sous le bras, avant que les flammes n'emportent la toiture, la véranda et le garage. « Si mon fils avait respecté l'ordre de se confiner, aujourd'hui il serait mort », raconte Emmanuel Franc. Cette maison est l'une des 91 sinistrées par un feu dévastant 700 hectares à Marseille et alentour. Rarement un incendie a détruit autant d'immobilier en France. Alors les habitants s'interrogent. Pour obtenir des réponses, le collectif des sinistrés réclame la publication du rapport général d'opération, qui détaille minute par minute le déroulement de l'intervention des pompiers : quelle unité est arrivée, à quel endroit, à quelle heure, et quels ordres ont été donnés. Des informations qui sont censées être rendues publiques à la demande des citoyens.
« La situation la plus critique est celle des Canadairs, dont la moyenne d'âge est aujourd'hui de 30 ans »Du côté du Service départemental d'incendie et de secours (SDIS) des Bouches-du-Rhône, on explique les ravages de ce feu par son caractère imprévisible et par la difficulté d'accès aux habitations dans le secteur. « Parfois nous arrivons trop tard sur une maison pour la défendre parce que des véhicules bloquent les voies d'accès aux secours et c'est difficile pour nous de nous frayer un chemin, relate Laurent Guilloteau, secrétaire général CGT du SDIS 13. De plus, les plans locaux d'urbanisme, notamment avec la création de lotissements, ne favorisent pas l'arrivée des pompiers. »
Impréparation collectiveAlors que le mois d'août a été marqué par un mégafeu dans l'Aude, parcourant 17 000 hectares, blessant 23 personnes et ôtant une vie, et que tout indique que ce type de catastrophes est amené à se multiplier au cours des prochaines années sous l'effet du changement climatique, paraissait le 2 juillet dernier un rapport peu engageant produit par des députés de la Commission des finances. D'après le travail des rapporteurs, la flotte aérienne civile chargée d'intervenir en cas d'incendie est aujourd'hui vétuste, faute d'investissements suffisants. « La situation la plus critique est celle des Canadairs, dont la moyenne d'âge est aujourd'hui de 30 ans. [...] En découle une disponibilité des appareils très insuffisante, aucun avion n'ayant été en état de voler certains jours durant l'été 2024 », peut-on lire dans le rapport. Or depuis 2015, aucun nouveau Canadair – au nombre de douze en France – n'a été construit et que des incertitudes pèsent sur les programmes de renouvellement à ce jour lancé pour cet engin essentiel lorsqu'il s'agit d'éteindre des mégafeux.
Pourtant, après un été 2022 particulièrement dévastateur, Macron annonçait le renouvellement des Canadairs ainsi que l'achat de quatre nouveaux pour 2028. « On s'était pris une première gifle en 2022 et on a pris la deuxième en 2025. Entre-temps, il n'y a pas grand-chose qui a évolué » se désole Laurent Guilloteau. Selon le responsable syndical, les services des pompiers sont désormais proches de la rupture capacitaire, c'est-à-dire de leurs limites en ressources humaines et matérielles. En cause, les réductions budgétaires imposées aux collectivités territoriales, qui financent une partie des services de lutte contre les incendies. « On ne pourra pas faire face aux événements qui nous attendent si on continue sur cette lancée », alerte le pompier des Bouches-du-Rhône. Pour la Confédération générale des travailleurs des services départementaux d'incendie et de secours, un plan de recrutement de sapeurs-pompiers professionnels et une augmentation du nombre d'engins, terrestres et aériens sont urgents. Mais la question de la préparation de l'ensemble de la population se pose également. « Qui sait quoi faire en cas d'incendie ? Comme les gestes de premiers secours, ce sont des choses que l'on devrait apprendre dès l'école. Il nous faut une culture commune de la réaction face aux feux », fait valoir Laurent Guilloteau.
Niel Kadereit -
Un empire nommé Ubi
13 septembre, par Ugo Trelis — Garte, Le dossierChez Ubisoft, l'un des plus grands studios de développement de jeux vidéo au monde, le harcèlement semble être solidement ancré au sein de la culture d'entreprise.
Tous les gamers adorent détester Ubisoft. Depuis sa création en 1986 par les cinq frères Guillemot, l'entreprise est régulièrement la cible de moqueries quant à la qualité finale ou le manque d'originalité de ses jeux. En 2020, le studio français donne une bonne raison de le détester. Dans une enquête accablante, Libération révèle l'ambiance de vestiaire qui règne entre les murs de l'entreprise : tentatives d'agressions sexuelles lors d'évènements professionnels, commentaires islamophobes, harcèlement sexuel sur le lieu de travail, dans les salles de pause ou de réunion... Trois anciens salariés d'Ubisoft sont condamnés, au début de l'été 2025, à des peines de prison avec sursis et des amendes. L'entreprise n'a pas été poursuivie, alors que les syndicats l'avaient accusé de « harcèlement institutionnel ». Et si Ubisoft était le prototype de l'entre-soi masculin, du sexisme et des rythmes de travail intenses qui caractérisent aujourd'hui l'industrie du jeu vidéo ?
À l'origine : le crunchLe fief devenu empire semble avoir développé un goût pour l'entre-soi masculin, les inégalités de genre et les conditions de travail déplorablesEn anglais, crunch se traduit par « moment critique » ou « écraser ». Dans l'industrie du jeu vidéo, le crunch désigne cette période intensive où les développeur·ses doivent travailler 50 à 70 heures par semaine, parfois plus, pour atteindre des objectifs de production. En 1988, les frères Guillemot ne sont pas les seuls à faire cruncher leurs employés, mais ils le font avec panache. Ils se font notamment remarquer en réunissant, pendant plusieurs jours, des développeurs dans un château situé dans la région de Rennes. À l'époque, le magazine jeu vidéo Tilt, invité par le studio, fait le récit de ce huis clos dans un article au titre glamour : « Les princes programmeurs de Brocéliande ». Les équipes, essentiellement masculines, travaillent jour et nuit et partagent des chambres ensemble. Selon le journaliste, la vie de château vise à : « créer une ambiance permettant aux programmeurs, graphistes et autres musiciens de donner pleine mesure à leurs capacités respectives mais aussi communes ». Difficile de ne pas voir dans ce « team building » quasi féodal la préfiguration d'un habitus appelé à s'enraciner durablement dans l'industrie du jeu vidéo : le crunch comme épreuve virile à traverser ensemble.
De la vie de château à la vie d'entrepriseCette stratégie est contestée à mesure qu'Ubisoft grandit et la discorde donne lieu à Ubifree, la première tentative de syndicalisation au sein du studio. L'aventure est de courte durée, de 1998 à 1999, mais elle reflète une certaine clairvoyance. Composée d'une quarantaine de personnes, la cellule exprime des demandes claires : des contrats pérennes et de meilleures conditions de travail. Dans les discussions qui peuvent être consultées sur le site internet d'Ubifree, on trouve des commentaires qui témoignent de l'évolution de la culture masculine à Ubisoft depuis la vie de château. « La virilité se porte bien à Ubi », écrit un membre anonyme. Iel fait le constat de l'androcentrisme de l'entreprise familiale qui entretiendrait l'asymétrie parmi ses salarié·es : décontraction entre hommes ; distance formelle avec les femmes. Les différences hiérarchiques entre les hommes sont effacées par « le tutoiement des frères [Guillemot], signe ultime de la proximité bienheureuse avec eux ». Le fief devenu empire semble avoir développé un goût pour l'entre-soi masculin, les inégalités de genre et les conditions de travail déplorables.
Ce n'est pas un bug, c'est une featureAu lendemain des révélations médiatiques de 2020, que reste-t-il de cette culture d'entreprise ? Pierre*, embauché à Ubisoft en 2021 fait part de l'ambiance mitigée qui règne dans les bureaux situés à Saint-Mandé, à côté de Paris. On use d'euphémismes pour ne pas prononcer les termes de « violences sexistes et sexuelles ». Les employé·es évoquent pudiquement « ce qu'il s'est passé ». Parfois, son manager, cadre à Ubisoft depuis presque 30 ans, évoque la « chasse aux sorcières » déclenchée par Libération, et regrette l'ancien monde. Il redoute les « teams building » et les fêtes d'entreprises par crainte d'agir d'une façon jugée inappropriée par les nouvelles politiques des ressources humaines. Ces dernières ne font pas l'unanimité non plus auprès d'autres employés. Pierre se remémore une réunion générale en ligne au cours de laquelle Anika Grant (la « Chief People Officer » ou responsable des ressources humaines d'Ubisoft de 2021 à 2023) a présenté une plateforme dédiée au traitement de plaintes anonymes en entreprise. Des salariés, indignés, s'envoient des messages : qu'en est-il de la liberté d'expression, des fausses accusations et de la présomption d'innocence bafouée ? Les pouces en l'air et les cœurs, marqueurs modernes de la vie d'entreprise dématérialisée, apparaissent en nombre sous ces publications. La culture Ubi persiste, et le « changement structurel » souhaité par Yves Guillemot en 2020 semble relever d'un mirage. Le changement, le vrai, se trouve peut-être dans la tentative éphémère d'Ubifree. L'intensification récente des luttes syndicales dans l'industrie du jeu vidéo a notamment été catalysée dans un mouvement de grève important à Ubisoft en novembre 2024. Il porte en lui la promesse de mobilisations futures et d'un changement qui ne viendra pas des managers et de leur hiérarchie, mais des travailleurs et des travailleuses.
Ugo Trelis* Prénom modifié à sa demande
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Les militants indépendantistes kanak face à la justice française
13 septembre, par Niel Kadereit, Pierre Onraed — Djaber, ActualitésPour s'être levés contre le projet de loi de dégel du corps électoral calédonien au cours de l'année 2024, des centaines de militants indépendantistes kanak se sont retrouvés devant les tribunaux, avec parfois des peines de prison ferme à la clef. L'association Urgence Kanaky recense depuis plusieurs mois ces condamnations.
Le 31 mai 2024 au soir, K. et N., deux militants indépendantistes kanak, sont arrêtés sur un barrage routier – une carcasse de voiture au milieu de la voie – dans la commune de Mont-Dore, banlieue urbaine de Nouméa, tout au sud de la Grande Terre. Ils participent au mouvement de protestation contre le projet de loi constitutionnelle qui vise à élargir le corps électoral calédonien. Pour les Kanak, peuple autochtone de la Nouvelle-Calédonie, c'est une manière d'étouffer leur poids politique et de rendre inaudible leurs revendications d'autodétermination. En réaction, la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) appelle à la mobilisation.
L'enjeu pour la France est d'enrayer rapidement la mobilisation en s'en prenant autant aux militants de base qu'aux leaders politiquesLa répression policière ne se fait pas attendre. Rapidement, les effectifs de gendarmerie explosent, l'armée est déployée et les centaures1 quadrillent la banlieue de Nouméa. La jeunesse marginalisée des quartiers s'en prend alors aux grandes enseignes implantées dans la capitale, symbole de la richesse inégalement répartie sur le territoire. Les incendies et les pillages se multiplient chaque nuit pendant ce mois de mai malgré le couvre-feu imposé. À l'abri des regards, l'appareil judiciaire s'enclenche : l'enjeu pour la France est d'enrayer rapidement la mobilisation en s'en prenant autant aux militants de base qu'aux leaders politiques et d'anéantir toute velléité de soulèvement.
234 personnes incarcéréesDès juin 2024, sept responsables de la CCAT sont transférés dans des prisons métropolitaines2. À partir du 13 mai, jour où le projet de loi constitutionnelle arrive à l'Assemblée nationale, 2 530 Kanak sont placés en garde à vue, selon les chiffres du procureur de la République Yves Dupas. Photos, relevés d'identité, prises d'empreintes, l'occasion d'un fichage massif des activistes. Pour comprendre l'ampleur de cette répression, il faut avoir en tête les ordres de grandeur : en quelques mois, c'est un peu plus de 2 % des autochtones de l'île qui sont arrêtés. Si l'on ramène ce chiffre à l'ensemble de la population française, cela concernerait plus d'un million d'habitants. 600 d'entre eux sont finalement relâchés sans poursuites. Pour les autres : interdictions de manifester, sursis, assignations à résidence, convocations en justice, mandats de dépôt, déferrements. Autant de jugements qui restreignent le pouvoir d'action politique des indépendantistes. Au total sur la période 243 personnes sont incarcérées.
En quelques mois, c'est un peu plus de 2 % des autochtones de l'île qui sont arrêtésK. et N. font partie de ceux-là. Lors de son arrestation, N. brandit une chaise face à un policier qui pointe vers lui son pistolet LBD. K. est quant à lui arrêté en possession d'une fronde et de boulons. Ils sont emmenés devant le tribunal correctionnel de Nouméa le 3 juin après avoir passé 48 heures en garde à vue. Comme beaucoup d'autres Kanak à cette période, ils passent en comparution immédiate, une procédure qui permet à la justice de juger des affaires sans enquête, en se fondant uniquement sur la confrontation entre les dépositions des plaignants, ici deux gendarmes, et l'interrogatoire des prévenus. Selon l'un des policiers, K. serait l'auteur des jets de boulons qu'a essuyés sa petite compagnie de gendarmes un peu plus tôt dans la soirée sur le même barrage. Les deux militants se retrouvent alors accusés « d'entrave à la circulation d'un véhicule sur la voie publique », de violences contre les forces de l'ordre n'entraînant pas d'incapacité et de « rébellion ». Ils sont condamnés à neuf mois de prison ferme au Camp Est. L'un des pires lieux d'enfermement français, régulièrement pointé du doigt par l'Observatoire international des prisons pour ses conditions de vie indignes et dégradantes. Même pour des courtes peines ou des détentions provisoires, l'incarcération au Camp Est est vécue comme une expérience traumatisante.
« Dans les premières semaines, il fallait frapper fort pour mater la révolte », observe Dominique Onraed, membre d'Urgence Kanaky. Une association de soutien aux prisonniers qui recense les motifs de condamnation des personnes inculpées dans le cadre de leur participation aux révoltes entre le 21 février 2024 et le 1er octobre 2024. Autrement dit, entre le jour des premières arrestations de manifestants et la date à laquelle Michel Barnier, alors Premier ministre, s'engage à ne pas faire passer le projet de loi devant le Congrès. Urgence Kanaky a déjà pu recenser une soixantaine d'affaires en se rendant aux audiences du tribunal correctionnel de Nouméa et en récupérant les décisions. Parmi les condamnés, surtout des hommes, dont la moyenne d'âge se situe autour de 35 ans, résidant essentiellement dans le Grand Nouméa, où se cristallise la ségrégation entre Kanak et Métropolitains.
Du ferme pour une infraction au Code de la route« Ce sont des prisonniers politiques mais comme ils ne font pas partie des leaders ils ont été invisibilisés »Un chef d'accusation revient souvent dans les comptes rendus de jugement : « entrave, en Nouvelle-Calédonie, à la circulation d'un véhicule sur une voie publique ». Une infraction au code de la route employée comme un instrument de criminalisation d'un mode d'action politique historique des indépendantistes Kanak : le barrage filtrant. Pour le blocage d'un embranchement d'une route territoriale le 29 mai 2024, deux militants sont condamnés à quatre mois de prison sans mandat de dépôt. Henri Juni, syndicaliste de 54 ans, a lui pris douze mois pour avoir bloqué durant quelques heures l'accès à l'usine de la Société Le Nickel, une entreprise minière exploitant les sols de la Nouvelle-Calédonie. Durant la nuit du 8 au 9 mai, des palettes et des pneus enflammés sont disposés au milieu de la route. Pour les pneus, la charge de « dégradation ou détérioration du bien d'autrui commise en réunion » est également retenue contre lui. Lorsque les forces de police arrivent, Henri Juni et ses camarades évacuent les lieux sans affrontements après un petit moment de négociation. Marcel Toyon, militant associatif également présent ce jour-là, écope de huit mois de prison pour complicité d'entrave à la circulation d'un véhicule sur une voie publique.
« Vous trouvez que les émeutes c'est de la politique ? »Rébellion, outrage, participation à un groupement formé en vue de commettre des violences contre les biens ou les personnes ou encore violences sur agent des forces de l'ordre sont les autres charges qui reviennent régulièrement dans les motifs d'inculpation pour les Kanak participant aux révoltes. « Les peines qui ont été prononcées sont très lourdes au regard de la nature des infractions, estime Marion Declercq, de l'association Urgence Kanaky. Ce sont des prisonniers politiques mais comme ils ne font pas partie des leaders ils ont été invisibilisés. » L'État, et ses magistrats, dans un geste de délégitimation, poursuivent ces personnes pour des infractions de droit commun et dénient tout caractère politique à leurs actions. Ainsi un juge lance, le 13 août 2024, lors d'une audience au tribunal correctionnel de Nouméa à une personne accusée de jets de pierres sur la police : « Vous trouvez que les émeutes c'est de la politique ? Le caillassage, les émeutes, les incendies, ça n'est plus de la politique. » On aimerait lui retourner la question : vous trouvez qu'un soulèvement populaire contre une loi menaçant un processus de décolonisation ce n'est pas de la politique ?
Pierre Onraed et Niel Kadereit
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Collectif Afrogrameuses : « Certains hommes blancs considèrent encore le jeu vidéo comme leur chasse gardée »
6 septembre, par Gaëlle Desnos — Garte, Le dossierSur la scène vidéoludique, un univers où le jeune mâle blanc et hétérosexuel semble régner en maître, difficile, quand on vient des marges, de déverrouiller la partie. Entretien avec Jennifer Lufau, consultante et fondatrice de l'association Afrogameuses.
Dans le monde, 48 % des joueurs de jeux vidéo sont des joueuses, et même des utilisatrices régulières, c'est-à-dire plus d'une fois par semaine, voire quotidiennes pour 56 % des 16-30 ans. Quant au public non blanc, il semble qu'il soit tout aussi présent dans la communauté. Alors pourquoi ce tenace sentiment que le jeu vidéo, son industrie et son écosystème, demeure la chasse gardée de quelques hommes blancs ? Parce que tous les autres ont été et sont encore invisibilisés, tranche Jennifer Lufau. Cette consultante accompagne la création d'univers immersifs et authentiques, et milite au sein de l'association Afrogameuses pour la visibilité des joueurs et joueuses non blancs sur la scène vidéoludique. Elle nous a expliqué comment le jeu vidéo a été colonisé par des stéréotypes raciaux et sexistes, mais aussi comment, depuis les marges, la résistance s'organise...
Quelle part représente les minorités au sein de l'industrie des jeux vidéo ? Comment y sont-elles accueillies ?
« L'idée selon laquelle le jeu vidéo est avant tout masculin et blanc s'est solidement ancrée »« Au niveau de la parité, les femmes ne représentent que 24 % des professionnels du secteur et les personnes non binaires 5 %. Sur le plan ethnique, la France ne fait pas ce genre de statistiques, donc on ne peut s'en tenir qu'aux perceptions. Mais depuis mon expérience, je peux dire que l'industrie française du jeu vidéo reste peu diverse. J'y suis entrée via Ubisoft, en pleine vague d'accusations de discrimination et de harcèlement sexuel [lire « Un empire nommé Ubi » page 8]. C'était un peu anxiogène mais j'avais besoin de travailler et ce studio est une case à cocher dans le milieu. Heureusement, je n'ai pas été victime de harcèlement. Mais j'ai vite compris que j'étais une des seules personnes non blanches de la boîte et qu'il faudrait que je fasse mes preuves plus que quiconque. Au début, on me prenait pour une stagiaire, je devais tout le temps préciser que j'étais en CDI. Je faisais partie d'un groupe travaillant à améliorer la représentation des personnes noires en interne et avec mon engagement militant en dehors, on me sollicitait beaucoup sur ces questions. Mais j'ai peu à peu eu le sentiment d'être utilisée comme un token1. Si je ne mettais pas des limites, ces demandes empiétaient sur mon temps de travail. En fin de compte j'ai constaté que j'étais moins payée que des collègues arrivés après moi, avec moins d'expérience, dans la même équipe. C'était clairement le signal que je n'évoluerais pas chez Ubisoft et je suis partie. »
Quels sont les freins principaux à l'inclusivité dans cette industrie ? Pourquoi semblent-ils autant persister ?
« Pour comprendre, il faut remonter au début des années 1980. À l'époque plusieurs études documentent une forte représentation des hommes parmi les joueurs de jeux vidéo. Nintendo décide alors d'ajuster sa stratégie et lance une nouvelle console, la NES, marketée pour les jeunes garçons blancs des banlieues pavillonnaires américaines. Le succès est immédiat. Dans la foulée, la marque sort l'un de ses produits les plus emblématiques : la Game Boy. Un nom qui ne laisse plus aucun doute sur son cœur de cible ! Ensuite, l'industrie va peu à peu se mettre à concevoir des jeux à l'aune de ce qu'elle suppose être les attentes du consommateur type : combat, sport, armes, voitures…
« Il m'a fallu dix ans de gaming avant de jouer un personnage de femme noire pour la première fois »Aujourd'hui, on sait qu'il y a quasiment autant de joueurs que de joueuses dans le monde. Et les personnes non blanches sont aussi très nombreuses ! Mais l'idée selon laquelle le jeu vidéo est avant tout masculin et blanc s'est solidement ancrée. Ça s'accompagne d'un fort gatekeeping [littéralement « garder la porte », autrement dit le fait de contrôler l'accès à un espace, une communauté, une activité ou un savoir, de manière arbitraire ou discriminatoire, ndlr] de la part d'hommes qui considèrent encore le jeu vidéo comme leur chasse gardée. Certaines pratiques sont même dépréciées : quand tu ne joues pas à des FPS [« First-Person Shooter », un genre de jeu vidéo où l'on voit l'action à travers les yeux du personnage, souvent avec une arme visible au bas de l'écran, ndlr], à des jeux de guerre ou très difficiles, on ne considère pas que tu es un gamer [un joueur, ndlr]. L'industrie de la création vidéoludique a donc quasiment été configurée par et pour des hommes blancs. Difficile, quand on est une femme, non blanc ou quand on a des pratiques de jeu différentes, de se faire une place. »
Cela va aussi avoir un impact au sein des jeux avec un déficit de personnages principaux femmes ou non blancs…
« Aujourd'hui, les personnages de femmes ou non blancs sont plus présents qu'avant, mais on se contente trop souvent de puiser dans des clichés pour les concevoir »« Dans les jeux, il y a longtemps eu toutes sortes de créatures imaginaires : des monstres, des robots, des elfes… Mais des avatars féminins noirs, c'était quasi inimaginable ! Pour ma part, il m'a fallu dix ans de gaming avant de jouer un personnage de femme noire pour la première fois. Je me souviens de l'impact immense que ça eu sur moi : je me suis rendue compte que j'avais le droit d'exister dans ce monde-là. Diamond Lobby, un site spécialisé dans le gaming, a enquêté sur 100 jeux majeurs sortis entre 2017 et 2021. Les résultats sont accablants : 80 % des protagonistes principaux sont des hommes, plus de la moitié sont blancs, le reste représentent toutes les autres origines, et 8 % seulement sont à la fois femmes et non blanches. On est vraiment loin du “grand remplacement wokiste” invoqué par les geeks mascu ! »
Comment les studios, majoritairement composés d'hommes blancs, peuvent-il créer des personnages racisés, féminins crédibles ?
« Effectivement, à partir du moment où les studios sont majoritairement masculins et blancs, la question se pose. Aujourd'hui, les personnages de femmes ou non blancs sont plus présents qu'avant, mais on se contente trop souvent de puiser dans des clichés pour les concevoir. Je pense notamment au tout dernier Tekken : Miary Zo, une combattante malgache, y est représentée en haut de bikini et mini-short moulant, avec des accessoires de style “tribal”. Cacao et Vanilla, deux petits lémuriens, l'animal emblématique de Madagascar, l'accompagnent. Une exotisation typique. Même l'excellent jeu Banishers : Ghosts of New Eden n'échappe pas à certains écueils : son unique personnage noir meurt dès le départ. Pourtant ce trope narratif raciste dans lequel le personnage noir meurt en premier dans les œuvres de fiction, le “Black Guy Dies First”, a été identifié depuis les années 1970-80 !
« La question ne résume pas à une affaire de quotas de personnages noirs ou féminins : il y a un véritable enjeu autour de la représentation du monde non occidental »Est-ce que les studios doivent pour autant renoncer à créer ces personnages ? Je ne crois pas. Je suis convaincue qu'on peut tous raconter des histoires qui ne nous appartiennent pas. Il suffit d'avoir envie de le faire avec justesse, de s'entourer des bonnes personnes, de faire des recherches, de travailler les personnages, leur langue, leur culture… Et de ne pas le faire seulement pour éviter le bad buzz. »
Et au-delà des personnages, les univers, les codes visuels et les arcs narratifs sont aussi occidentalo-centrés…
« Tout à fait, la question ne résume pas à une affaire de quotas de personnages noirs ou féminins. Il y a un véritable enjeu autour de la représentation du monde non occidental. Celui-ci est peu représenté, et quand il l'est, c'est bien souvent à travers le prisme colonial. Parmi les exemples les plus marquants : Resident Evil 5. L'action se déroule en Afrique subsaharienne, dans une région fictive où une grande partie de la population est infectée par un virus qui la transforme en zombie. Le personnage principal est un enquêteur blanc chargé de nettoyer la zone et de sauver la population locale. Là, vraiment, on sent que personne n'a réfléchi au message !
Pour autant, l'afrofantasy, qui s'inspire des mythes, légendes, cosmogonies et cultures africaines pour créer des récits, est un genre qui commence peu à peu à émerger. Je peux notamment citer le jeu Tales of Kenzera : ZAU, sorti en 2024, dans lequel on incarne un jeune chaman confronté à la perte de son père. Il y a également Relooted, développé par la studio sud-africain Nyamakop, qui se rapproche des codes de l'afrofuturisme, un genre qui puise dans les cultures africaines et afrodiasporiques pour imaginer des futurs où les expériences noires façonnent le monde. Le joueur est plongé dans un futur proche et doit braquer des musées pour restituer des œuvres spoliées pendant la colonisation. Ces narrations, bien qu'encore minoritaires, fleurissent de plus en plus sur la scène vidéoludique ! »
Propos recueillis par Gaëlle Desnos
1 Un « token » désigne une personne issue d'un groupe minoritaire incluse principalement pour donner l'impression de diversité plutôt que pour ses compétences réelles.