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Une « tentative semi-révolutionnaire » : en Serbie, jusqu’où iront les étudiants ?
16 mars, par Eliott Dognon — Marina MargarinaDepuis novembre, un soulèvement contre la corruption impulsé par les étudiant·es a gagné la Serbie et secoue le gouvernement nationaliste d'Aleksandar Vučić. La détermination des Serbes ne faiblit pas et le mouvement est parti pour durer. On en parle avec le sociologue Filip Balunović.
Le 1er novembre dernier, l'auvent de la gare de la deuxième ville de Serbie, Novi Sad, s'est effondré, tuant quinze personnes. Elle avait pourtant fait l'objet de rénovations par une entreprise chinoise deux ans plus tôt. Depuis, un mouvement de protestation inédit, mené par les étudiant·es, fait trembler le pouvoir du président Aleksandar Vučić. Le Premier ministre, Miloš Vučević, ancien maire de la ville, a dû démissionner et les étudiant·es, organisé·es de manière horizontale, réclament la fin de la corruption du système Vučić. Entretien avec Filip Balunović, docteur en sciences politiques et sociologie et chercheur associé à l'institut de philosophie et de théorie sociale de l'université de Belgrade.
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Pouvez-vous nous dire pourquoi ce mouvement est sans précédent ?
« La raison principale réside dans sa propagation à l'échelle nationale. Il a commencé dans les deux plus grandes villes de Serbie, Belgrade et Novi Sad, puis s'est étendu aux petites villes, et même aux villages. Le 15 février, des étudiants de toute la Serbie ont marché jusqu'à Kragujevac (dans le centre du pays). La dernière manif a eu lieu le 1er mars, avec des étudiants voyageant une fois de plus depuis Belgrade et Novi Sad au nord, jusqu'à Niš au sud – certains à pied, d'autres à vélo. Ces étudiants sont prêts à mettre de côté leur routine quotidienne et leurs engagements académiques. Par exemple, ils ont mené une campagne de porte-à-porte pour sensibiliser et informer les gens sur l'importance de leur mouvement et l'ampleur de leur sacrifice. Et après quatre mois intenses de protestations, il est peu probable qu'ils abandonnent facilement leur cause... »
On a vu les mouvements se multiplier ces dernières années en Serbie, particulièrement contre le projet de mine de lithium de Jadar (ouest). Est-ce que les militant·es écologistes sont impliqué·es dans celui-ci ?
« Ces protestations ont précédé le mouvement étudiant, servant de passerelle pour établir un terrain idéologique commun à travers le pays. Elles ont exprimé une large opposition, non seulement aux projets de Rio Tinto1, mais aussi aux intérêts politiques et économiques des élites, tant serbes qu'étrangères. Ce consensus s'est largement étendu à travers la Serbie, englobant des voix, à gauche comme à droite. Les protestations environnementales ont mis un coup d'arrêt aux projets de l'entreprise, ainsi qu'à ceux des gouvernements serbe et allemand, ce dernier étant en attente du lithium pour sa transition écologique. Elles illustrent une forme d'intersectionnalité, car elles ont réuni des personnes des zones rurales, des communautés suburbaines et de la ville de Loznica, située dans la vallée de Jadar. Beaucoup de militants ont également rejoint le mouvement étudiant, certains arrivant même avec des tracteurs ! »
« C'est peut-être le mouvement de jeunesse le plus massif que nous ayons vu, une “tentative semi-révolutionnaire” »Aleksandar Vučić et son système corrompu peuvent-ils être renversés ?
« La dynamique actuelle n'est pas seulement centrée sur le changement de régime, mais plutôt sur le réajustement des bases d'un système défectueux. Ces jeunes ont grandi en étant témoins de la dégradation de la société et en ayant passé toute leur vie sous le règne d'Aleksandar Vučić. Pour eux, le passé politique de Vučić et son rôle dans les guerres des années 1990 sont des préoccupations secondaires. Ce qui les motive, c'est la réalité immédiate qu'ils vivent – et qu'ils jugent inacceptable. C'est peut-être le mouvement de jeunesse le plus massif que nous ayons vu, un mouvement que je décris de manière optimiste comme une “tentative semi-révolutionnaire”. Il a reçu le soutien de divers secteurs de la société, y compris des professeurs d'université, des travailleurs agricoles et des professionnels de la santé. »
« Vučić a structuré sa gouvernance de manière à rendre presque impossible une destitution légale, il est clair qu'il ne démissionnera pas facilement »Comment fonctionne le système Vučić ?
« Vučić est profondément enraciné dans des réseaux d'influence, tant nationaux qu'internationaux. Jusqu'à présent, aucune personne, organisation ou groupe d'intérêt spécifique n'a retiré son soutien à son égard. Il place stratégiquement des figures loyales et de confiance à des postes clés au sein du système judiciaire, pour que celui-ci reste sous son contrôle. Au cours des treize dernières années, ce régime autocratique a été consolidé, et bien que nous assistions désormais à des arrestations médiatisées pour corruption – y compris de personnes autrefois proches du parti au pouvoir – cela semble n'être qu'une façade pour créer l'illusion d'un gouvernement engagé dans la lutte contre la corruption. Par le biais de la domination médiatique, du contrôle judiciaire et de l'érosion des institutions parlementaires, Vučić a structuré sa gouvernance de manière à rendre presque impossible une destitution légale. Sa compétence politique réside dans sa capacité à entrelacer des intérêts divers, se positionnant comme le courtier central, non seulement parmi ses alliés politiques, mais aussi au sein des réseaux d'affaires semi-légaux et illicites opérant en Serbie et au-delà. Il est clair qu'il ne démissionnera pas facilement ni pacifiquement. »
Quelles sont les différences avec le mouvement « Otpor » (Résistance) qui avait mené à la fin du régime de Milošević dans les années 1990 ?
« Aujourd'hui, Vučić maintient un contrôle absolu sur chaque municipalité du pays contrairement aux années 1990, où le mouvement étudiant bénéficiait du soutien de partis d'opposition jugés plus crédibles que l'opposition fragmentée actuelle. Aujourd'hui, les étudiants fournissent un effort conscient pour se distancer des partis politiques. Cela est en grande partie dû au manque de crédibilité de l'opposition, résultant de divisions internes, d'incompétence et de la propagande incessante du gouvernement à leur encontre. Les étudiants ont réussi à établir une communication directe avec les citoyens – ce qu'ont largement échoué à faire les partis d'opposition au cours de la dernière décennie. »
Pourquoi l'Union européenne reste silencieuse ?
« À la fin des années 1990, l'ensemble de l'opposition à Milošević était non seulement soutenu par l'Occident, mais également appuyé par des figures économiques et politiques influentes serbes. Aujourd'hui, la communauté internationale continue de soutenir Vučić, car de grands pays européens ont des intérêts économiques en Serbie. La France, par exemple, a le contrôle de l'aéroport de Belgrade, tandis que l'Allemagne attend l'accès au lithium serbe pour sa transition énergétique. Il semble que les élites les plus riches et les structures oligarchiques en Europe, disposant d'une influence financière suffisante, continuent de tirer des profits, au détriment de l'intérêt public en Serbie. Si Vučić tombe, ce serait cette fois-ci uniquement grâce à la force du peuple serbe, sans aucune aide étrangère. »
« L'intégration européenne est devenue une expression vide, dépourvue de sens concret pour le citoyen serbe moyen »Et les manifestants, qu'est-ce qu'ils pensent de l'UE ?
« L'absence de drapeaux de l'Union européenne lors des manifestations est un signe clair qui contraste fortement avec les manifestations en Géorgie par exemple. Cela reflète un désenchantement généralisé vis-à-vis de l'UE, notamment en ce qui concerne son traitement de la société civile serbe. L'UE n'est pas un sujet central – ni dans ces manifestations ni dans le discours politique plus large de la Serbie. L'intégration européenne est devenue une expression vide, dépourvue de sens concret pour le citoyen serbe moyen. »
Pour l'instant le mouvement rejette toute récupération politique par les partis traditionnels. Est-ce que ça peut durer ? Quelle stratégie pour la suite ?
« À mon avis, la question cruciale concerne la prochaine étape : que va-t-il se passer après le mouvement étudiant ? En fin de compte, quelqu'un devra se présenter, gagner les élections et reconstruire la confiance du public depuis la base afin d'obtenir un mandat et opérer les changements systémiques radicaux que les étudiants réclament. Cet acteur sera-t-il issu du mouvement étudiant lui-même, ou s'agira-t-il d'une coalition d'étudiants, de professeurs d'université et d'enseignants du secondaire ? Jusqu'à présent, cette seconde étape reste floue. Le mouvement suscite des attentes et élargit l'espace pour l'engagement politique. Les étudiants ne semblent pas prêts à s'arrêter tant qu'ils n'auront pas épuisé tout le potentiel qu'ils ont créé pour eux-mêmes. Dans chaque faculté, des groupes autogérés, appelés “Le Jour d'Après” se sont formés pour réfléchir à ce qui viendra une fois que les manifestations se seront inévitablement essoufflées. Leurs discussions tournent principalement autour de l'institutionnalisation des plénums au sein des universités. Même la réalisation d'une telle idée marquerait un accomplissement extraordinaire, sans précédent en Europe. »
Propos recueillis par Eliott DognonThis interview is also available in English.
1 Multinationale anglo-australienne spécialisée dans l'exploitation minière.
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Obsolète
16 mars — Nicolas de la Casinière, Chien méchantUn dessin de Nicolas de la Casinière
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Serbia : How Far Will the Students Go ?
16 mars, par Eliott Dognon — Marina MargarinaThe uprising against corruption, initiated by students and spreading throughout Serbia since November, is shaking Aleksandar Vučić's nationalist government. The determination of the Serbian people remains strong, and the movement is expected to continue. Interview with Filip Balunović, researcher at Belgrade University.
On November 1st, the awning of the Novi Sad train station, the second-largest city in Serbia, collapsed, killing 15 people, despite having undergone renovations by a Chinese state-owned company two years earlier. Since then, an unprecedented anti-corruption protest movement led by students has shaken the power of President Aleksandar Vučić, even leading to the resignation of Prime Minister Miloš Vučević, the former mayor of the city. Students from all over the country, organized horizontally are demanding the end of corruption and the Vučić system. Interview with Filip Balunović, a doctor in political science and sociology and associate researcher at the Institute of Philosophy and Social Theory at the University of Belgrade.
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Why is this mobilization unprecedented ?
“The primary reason for the significance of this mobilization is its nationwide spread. What began in Serbia's two largest cities, Belgrade and Novi Sad, has now extended to smaller towns and even villages. On February 15th, students from across Serbia marched to Kragujevac. The last protest was scheduled for March 1st, with students once again traveling from Belgrade and Novi Sad in the north, to Niš in the south - some on foot, others by bicycle. In many ways, their actions represent a 21st-century, generation Z adaptation of a door-to-door campaign, not in the traditional electoral sense, but as a grassroots effort to raise awareness and inform people about the significance of their movement and the scale of their sacrifice. These students are willing to put aside their daily routines and academic commitments, and after four months of sustained protest, it is unlikely they will abandon their cause easily.”
We can see that protests have been multiplying in recent years in Serbia, particularly against the Jadar lithium mine. Are environmental activists involved in this movement ?
“Yes, these protests preceded the student movement, serving as a bridge to establish a minimal common ideological ground across the country. They expressed broad opposition not only to Rio Tinto's plans but also to the political and economic interests of both domestic and foreign elites, overall. Initially, this consensus extended widely across Serbia, encompassing voices from both the left and right. The environmental protests successfully halted the implementation plans of the company, as well as those of the Serbian and German governments, the latter of which is awaiting lithium for its green transition. This movement demonstrates a form of intersectionality, as it has brought together people from rural areas, suburban communities, and the city of Loznica, located in the Jadar Valley. Many of them have also joined the student protests, some even arriving with tractors.”
“This is perhaps the most widespread youth-led movement we have seen, a ‘semi-revolutionary attempt.'”Can Aleksandar Vučić and his corrupted system overthrow ?
“The current atmosphere is not centered on regime change alone but rather on a fundamental reset of a system built on flawed foundations. The younger generations have grown up witnessing the degradation of society firsthand, having spent their entire lives under the rule of Aleksandar Vučić. For them, Vučić's political background and his role in the wars of the 1990s are secondary concerns. What drives their mobilization is the immediate reality they experience – a reality they find unacceptable. This is perhaps the most widespread youth-led movement we have seen, one that I optimistically describe as a ‘semi-revolutionary attempt.' It has garnered support from diverse sectors of society, including university professors, agricultural workers, and medical professionals.”
“Vučić has structured governance in a way that makes legal removal nearly impossible”How the Vučić system is working ?
“Vučić is deeply entrenched in both domestic and international networks of influence. So far, no individuals, organizations, or specific interest groups have withdrawn their support for him. He strategically places loyal and trusted figures in key positions within the judiciary, ensuring that the system remains under his control. Over the past 13 years, autocratic rule has been gradually consolidated, and while we are now witnessing high-profile arrests for corruption - including individuals once close to the ruling party – this appears to be little more than a façade to create the illusion of a government committed to fighting corruption. Through media domination, judicial control, and the erosion of parliamentary institutions, Vučić has structured governance in a way that makes legal removal nearly impossible. His political skill lies in his ability to intertwine diverse interests, positioning himself as the central broker not only among his political allies but also within semi-legal and illicit business networks operating in Serbia and beyond. It's clear that he will not step down easily or peacefully.”
What are the differences with the “Otpor” (Resistance) movement that brought down Milošević's regime in the 1990s ?
“Today, Vučić maintains absolute control over every municipality in the country. unlike in the 1990s, when the student movement had the backing of opposition parties that were more trusted than today's fragmented opposition. The current student protesters are making a conscious effort to distance themselves from political parties. This is largely due to the opposition's lack of credibility, stemming from internal divisions, incompetence, and relentless government propaganda against them. Despite these challenges, students have managed to establish direct communication with citizens – something opposition parties have largely failed to achieve over the past decade.”
Why does European Union remains silent ?
“In the late 1990s, the entire opposition to Milošević was not only backed by the West but also supported by influential economic and political figures within Serbia. Today, the international community continues to sustain Vučić's rule, as nearly every major European country has vested economic interests in Serbia. France, for instance, has secured control over Belgrade's airport, while Germany anticipates access to Serbian lithium for its green transition. It still appears that the wealthiest elites and oligarchic structures in Europe, with sufficient financial leverage, keep extracting profits, at the expense of the public interest in Serbia. If Vučić falls, this time it would thus be purely the raw energy of the Serbian people, without any foreign assistance, whatsoever.”
“In my view, the crucial question concerns the next step – what follows the student movement ?”What the protesters think about that ?
“One clear indication of this shift is the absence of European Union flags at the protests, which stands in stark contrast to the demonstrations in Georgia, for example. This reflects widespread disillusionment with the EU, particularly regarding its treatment of Serbian civil society. In reality, the European Union is not a central theme – neither in these protests nor in Serbia's broader political discourse. EU integration has largely become an empty phrase, devoid of tangible meaning for the average Serbian citizen.”
For now, the protesters seem to reject any political appropriation by the traditional parties. Can it last ? What strategy for the future ?
“In my view, the crucial question concerns the next step – what follows the student movement ? Ultimately, someone will need to step forward, win elections, and rebuild public trust from the ground up to secure the mandate for the radical systemic changes that students are demanding. Will this actor emerge from the student movement itself, or will it be a coalition of students, university professors, and high school educators ? So far, the second step remains unclear. The movement is raising public expectations and expanding the space for political engagement. They do not seem willing to stop until they have exhausted all the potential, they have created for themselves. At every faculty, self-organized student groups called ‘Day After' have been formed to address what comes next when the protests inevitably subside. Their discussions primarily revolve around institutionalizing plenums within universities. Even the realization of such an idea would mark an extraordinary achievement, unprecedented in Europe.”
Interview by Eliott DognonCet entretien est également disponible en français, langue dans laquelle il a été publié sur papier dans le n°239 du mensuel « CQFD ».
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« Je ne suis pas un rocher planté quelque part »
16 mars, par Pauline Laplace — Audrey Esnault, Le dossierDans son film La Langue du feu, Tarek Sami raconte l'exil d'un point de vue intime. Parmi les visages éclairés dans la nuit d'un monde qui ne tourne pas rond, il y a celui de Noureddine, son frère, parti vivre en Afrique du Sud. Entretien croisé autour de la nécessité du mouvement, loin des murs érigés par l'Occident.
Dans un film documentaire sorti l'année passée, Tarek Sami circule entre les montagnes kabyles en Algérie quittées il y a vingt ans, la jungle de Calais et l'Afrique du Sud, où son frère, Noureddine, taille un bout de vie. Il nous emporte dans un monde où les frontières s'effacent et où des hommes se retrouvent autour de foyers. À travers La Langue du feu, l'exil se raconte depuis l'intime. Tarek est un ami de longue date, Noureddine est arrivé en France il y a tout juste un mois. Le temps d'un trajet en bagnole, on parle tous les trois, de mouvement et de cinéma.
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Pourquoi on bouge ?
Tarek : « Pourquoi on ne bougerait pas ?! Nous ne sommes pas des plantes ou des arbres qui auraient besoin de racines pour vivre. »
« Quand les Européens viennent en Afrique, on les appelle “expatriés”. Pourquoi ce ne sont pas des immigrés, eux ? »Noureddine : « Même les plantes voyagent. Les semences sont portées par le vent. Ça me rappelle un cousin dont on parlait, quand on s'est retrouvés tous les deux en Afrique du Sud. Il est toujours resté au village, alors que nous on a bougé et nos mentalités ont évolué. Ce cousin – on riait – on le comparait à un rocher. Je ne suis pas un rocher planté quelque part. »
Qu'est-ce que vous pensez du terme « immigration » ?
Tarek : « Quand les Européens viennent en Afrique, on les appelle “expatriés”. Il y a quelque chose de l'ordre de la domination dans le choix des termes. Pourquoi ce ne sont pas des immigrés, eux ? »
Noureddine : « C'est l'arrogance occidentale. Si un Européen voyage avec son passeport, il va où il veut et il est respecté partout. Surtout en Afrique. Un Blanc en Afrique c'est comme quelqu'un qui chie du miel ! »
Est-ce que dans certains films, la représentation des personnes en exil vous choque ?
Tarek : « L'Occident est une forteresse qui contient des richesses immenses – dont la plupart ont été pillées – et on a construit des murs pour la protéger. Toute personne qui prend le point de vue du mur et qui regarde celui qui arrive de cet endroit me pose problème. Même quand il y a une forme d'empathie. Certains films construisent un regard qui dit : “Ô, pauvre migrant, je plains ta misère…” C'est méprisant. C'est un point de vue posé depuis la forteresse et qui, déjà, inscrit une différence. Bien sûr, on peut avoir de l'empathie. Mais si l'Autre n'est pas, dans ton regard, une histoire humaine qui pourrait être la tienne, tu es du point de vue du mur, du flic. On est tous des exilés de quelque part. De quelque chose. Quand tu te dis, par exemple, “la politique de mon pays, je ne la reconnais pas, je me sens comme un exilé à l'intérieur même de cet espace”, alors tu reconnais que tu es en exil et tu vas aller vers d'autres exilés. »
« C'est leur projet : créer le maximum de désordre pour que les gens ne se retrouvent pas, humainement et par intérêt de classe, par convictions, pour lutter. Qu'ils se sentent à part les uns des autres »Est-ce qu'il y a des moments où vous sentez un regard peser sur vous ?
Noureddine : « Oui, parfois, le regard des autres fait que tu te sens différent. Ça fait un mois que je suis en France. Tout le monde a des choses en commun, des sujets de conversation que je n'ai pas. Je me sens à l'écart. C'est sans doute transitoire… Mais c'est là. Il y a un malaise qui plane. »
Tarek : « Tu viens d'arriver ! Moi, ça fait vingt ans que je suis là. Aux dernières élections, l'extrême droite était prête à passer. Dans le village où je vis, avec les gens qui m'entourent, je pensais qu'on “formait peuple” – en termes politiques, j'entends – même si je n'ai pas la nationalité française. Mais des gens sont venus me voir et m'ont dit : “Tarek ! J'ai pensé à toi ! J'ai eu peur pour toi.” Je me suis dit : “Pourquoi t'as pensé à moi ?” Tu vois… Il y avait cette sorte de bienveillance que je trouve méprisante… »
Noureddine : « C'est une autre manière de te faire sentir que tu n'es pas chez toi. »
C'est le projet, non ? Empêcher les gens de « faire peuple ».
Tarek : « Oui, créer le maximum de désordre pour que les gens ne se retrouvent pas, humainement et par intérêt de classe, par convictions, pour lutter. Qu'ils se sentent à part les uns des autres. »
Noureddine : « Les politiciens abusent du sujet de l'immigration et ils ont réussi : les esprits ont été colonisés. Mais je n'ai pas beaucoup pensé à la situation politique en venant ici. Je suis venu pour améliorer ma situation. Je crois que c'est le cas de la plupart des gens qui arrivent. Parfois, je me dis qu'on a perdu quelque chose d'important… Qu'on n'arrive pas à se satisfaire de ce qu'on a chez nous. Avant, au village, il n'y avait pas assez de confort, mais les gens ne voulaient pas partir. Notre grand-mère n'y a jamais pensé. Aujourd'hui, tout le monde veut partir. »
« Du point de vue de l'autochtone, on te dit : “Ta vie est merdique, ton salut est chez nous.” »Tarek : « Les gens étaient dans l'ignorance du monde. Aujourd'hui, on vit à une échelle monde. Et ce monde est habité par des vendeurs de rêves et des marchands de sommeil… C'est un cycle infernal. Tu nais en Algérie, qui est une fabrication française. Une fabrication coloniale, dans sa géographie même. Le pays devient indépendant dans les années 1960. La France garde la mainmise sur les ressources jusqu'aux années 1970. Dans nos villages reculés, vingt ans plus tard, tout s'accélère. L'électricité arrive. La télé. La chute du mur de Berlin. Il n'y a plus qu'un seul bloc dans le monde. Ce bloc déverse son rêve à toute la planète : “C'est comme ça qu'il faut vivre, consomme, consomme.” Et du point de vue de l'autochtone, on te dit : “Ta vie est merdique, ton salut est chez nous.” Donc tu te dis simplement, allons dans le lieu où le rêve existe. Tu es en Algérie, en pleine guerre civile, dans un tunnel pas possible, sans aucune visibilité sur quoi que ce soit. Tu as l'image d'une maison en feu. Et des crieurs résonnent, comme des voix dans ta tête qui te disent : “Ton salut est par là !” Mais quand tu veux bouger, on te dit : “Non ! Reste dans cette maison en feu.” Avec le recul, tu comprends que les pyromanes sont les crieurs. Une fois que tu es arrivé en Europe, tu es dans une position de dominé, avec ses complexes. Combien de fois je vois des jeunes, en France, qui ont honte que leurs parents parlent en kabyle, rient fort dans la rue. Et les migrants algériens, qui ont honte ici, quand ils reviennent en Algérie, ils ont la belle bagnole, etc. Ils disent, au fond : “Ça y est, j'ai réussi, je vends du rêve à mon tour.” Ils deviennent eux-mêmes des crieurs. Tout ça est dégueulasse. Domination sur domination. »
« Il y a un tri des humains. Des humains premier choix et des humains deuxième choix. »Noureddine : « Ça tourne sans doute autour de ça. Le dominé vient ici pour pouvoir retourner dominer les autres dans son pays. Mais il y a aussi la question économique. En kabyle, il y a une expression qui dit “Je vais chercher du pain”. La Kabylie est une région montagneuse. On y vivait dans une pauvreté extrême. Donc pendant plus d'un siècle, une famille qui n'avait pas quelqu'un qui partait en ville pour travailler, elle était cuite. Notre grand-père a vécu sa vie à Paris, à turbiner pour nourrir les vingt bouches de sa famille restée en Kabylie. »
On a réussi à faire croire, mondialement, que chacun était l'entrepreneur de sa propre vie. Mais quand des personnes viennent en Europe, depuis des pays pauvres, en se disant « je vais réussir et faire du fric », c'est mal vu. Le migrant économique, c'est le bas de l'échelle…
Tarek : « En faisant le film, je pensais “tri des déchets”. Des milliers de médecins algériens sont accueillis en France1. C'est cher de former des médecins, et plein de médecins français n'ont pas envie de bouger dans des petites communes, donc on les importe. Il y a un tri des humains. Des humains premier choix et des humains deuxième choix. Des médecins, on peut leur trouver une place. Ils sont recyclables. Et d'autres tombent dans la déchetterie de l'histoire. »
Pourquoi ton film s'appelle La Langue du feu ?
Tarek : « En arabe, on appelle “langue du feu” les bouts de flammes qui se décrochent du foyer. Et le film se passe toujours dans l'intime. À l'intérieur. Noureddine, j'ai cueilli sa parole près d'un feu. C'est le feu au sens de foyer. Dehors, il y a le feu de la guerre ; dedans, le feu de l'intime. Souvent, dans les représentations, on confisque l'individualité. On regarde des troupeaux. Un flux de personne. Dans le film, on se retrouve autour du feu. »
Noureddine : « Est-ce qu'il y a un rapport entre la langue du feu et le fait de bouger ? »
Tarek : « Pour moi, le mouvement, ce n'est pas la question. Quelqu'un qui bouge n'a pas à se justifier de son mouvement. Pour moi la question c'est : “Qu'est-ce que j'habite ? Avec qui j'habite ? Avec qui je forme peuple ?” »
Propos recueillis par Pauline Laplace
1 Voir « Pour freiner l'exode de ses médecins, l'Algérie gèle la certification de leurs diplômes », Le Monde (01/08/2024).
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« Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements »
16 mars, par L'équipe de CQFD — Le dossierDans les discours politico-médiatiques dominants, le passé colonial et impérialiste de la France est soit glorifié soit relégué aux oubliettes… Pourtant, le traitement de la question migratoire lui est profondément lié.
Pour saisir les contours des discours anti-immigration, il faut remonter dans le temps et prendre le mal à la racine : le système colonial et impérialiste français. C'est dans cette période jalon de l'histoire que s'est construit un rapport à l'Autre, dressant le tableau de la figure du colonisé. Plus tard, avec les décolonisations, on assiste à un glissement sémantique : du colonisé à la figure de l'immigré. Mais la violence ne se limite pas à cette représentation négative : ce système a aussi instauré un contrôle des terres, des corps et des récits. Voici trois extraits choisis.
Restrictions de circulation« Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements. L'appropriation coloniale passe par “le resserrement” de ceux qui sont appelés les indigènes, sur des territoires délimités d'où ils ne peuvent sortir qu'avec des autorisations. Ce régime particulièrement dur a toutefois été remis en cause de différentes façons, notamment par les insurrections en Algérie. Sa légitimité a été également affaiblie à la suite de la participation des Algériens et plus généralement des coloniaux à la Première Guerre mondiale.
En 1918, la circulation de l'Algérie vers la France demeure libre mais, très rapidement, la xénophobie monte et la question migratoire est politisée, entraînant des demandes pour que les arrivées sur le territoire national soient soumises à des contrôles sanitaires, par exemple. »
• Extrait d'une interview d'Emmanuel Blanchard par Samia Lokmane : « Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements », Middle East Eye (05/11/2021).
Oblitérer les récits« Au cœur de ce que disent les explorateurs et romanciers sur les étranges contrées du monde, il y a des histoires, et c'est aussi par des histoires que les peuples colonisés allaient affirmer leur identité et l'existence de leur passé. Dans l'impérialisme, l'enjeu suprême de l'affrontement est évidemment la terre ; mais, quand il s'est agi de savoir à qui elle appartenait, qui avait le droit de s'y installer et d'y travailler, qui l'entretenait, qui l'a reconquise et qui aujourd'hui prépare son avenir, ces problèmes ont été transposés, débattus et même un instant tranchés dans le récit.
Comme l'a suggéré un auteur, les nations elles-mêmes sont des narrations. Le pouvoir de se raconter ou d'empêcher d'autres récits de prendre forme et d'apparaître est de la plus haute importance pour la culture de l'impérialisme, et constitue l'un des grands liens entre les deux. »
• Edward W. Said, Culture et impérialisme, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000.
« Des sociétés vidées d'elles-mêmes »« J'entends la tempête. On me parle de progrès, de “réalisations”, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes. Moi je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.
« Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »On me lance à la tête des faits et des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le port d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leurs terres, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme. […]
On se targue d'abus supprimés. Moi aussi, je parle d'abus, mais pour dire qu'aux anciens – très réels – on en a superposé d'autres – très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu'en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s'est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité. »
• Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine Éditions, 1955.