Accueil > Agenda > CQFD, journal de critique sociale
Articles
-
Journalistes, veuillez écrire ce que l’on vous dit
8 marsDans un article publié le 15 décembre 2023 sur le site de l'ONG Public Eye, le journaliste Adrià Budry Carbó nous raconte comment la presse en Suisse est soumise à des lois liberticides qui menacent la possibilité même d'investigation journalistique.
L'article en intégralité est à retrouver sur le site de Public Eye :publiceye.ch, « Journalistes, veuillez écrire ce que l'on vous dit »
J'avoue avoir presque honte de commencer ce texte par un poncif de plumitif, un souvenir de l'école de journalisme. Mais au vu des événements qui se déroulent en ce moment à la Chambre haute1 de notre pays, il est temps de convoquer George Orwell à nouveau : « Le journalisme consiste à imprimer ce que quelqu'un d'autre ne veut pas voir imprimé. Tout le reste n'est que relations publiques. »
Une évidence, me direz-vous ? Pas tant que ça. Vue de Suisse et dans l'œil des lobbyistes de sa place financière, la citation de l'auteur de 1984 (premier du nom) semble désormais témoigner d'une radicalité absolue. À n'en pas douter, s'il avait choisi d'écrire sur les secrets des banques suisses, plutôt que de chroniquer la guerre d'Espagne, le journaliste et écrivain britannique aurait été fiché par les Services de renseignement de la Confédération. Du moins, en cas de publication de données issues d'une fuite bancaire, il risquerait jusqu'à trois ans de prison. […]
[En 2014, la loi est même modifiée] afin d'étendre la « punissabilité » en cas de violation du secret professionnel. En clair : la criminalisation ne concerne plus uniquement l'employé de banque qui transmettrait des données à des tiers, mais le ou la journaliste qui publierait ces informations. La modification passe inaperçue jusqu'en février 2022, quand les journalistes de la cellule enquête de Tamedia doivent renoncer à participer au projet « Suisse Secrets », qui exploite des données sur les clients peu fréquentables de Credit Suisse. Tollé. Après analyse, les avocats du groupe Tamedia (seul membre helvétique du consortium formé autour de2 Organized Crime and Corruption Reporting Project, ONG qui regroupe des journalistes et des centres d'enquêtes qui travaillent sur la corruption et le crime organisé, ndlr.]]) ont estimé que le risque était trop important. Les journalistes contrevenant·e·s risquent jusqu'à trois ans de prison ainsi qu'une peine pécuniaire pouvant atteindre 250 000 francs. La Rapporteuse spéciale de l'ONU sur la liberté d'expression y voit une « criminalisation du journalisme ». Dans la foulée, la Suisse recule au classement mondial de la liberté de la presse.
[Ce qui n'arrête pas le gouvernement, qui] souhaite désormais élargir la discussion à toutes les « données obtenues de manière illicite », afin de déterminer si leur publication doit être punissable. […] Pour les experts en droit des médias cités par le TagesAnzeiger […] l'approbation d'un tel dispositif signifierait la « fin du journalisme d'investigation » en Suisse. En forçant toutes les rédactions à s'assurer qu'aucune des données utilisées n'a été acquise illégalement, la mesure pousserait les journalistes vers l'auto-censure, en évitant certains sujets sous peine d'être personnellement condamnable par la justice. Exit la notion d'intérêt public. Ceci, alors que l'investigation journalistique nourrit fréquemment le travail de la justice. Pour Public Eye, cela signifie concrètement la criminalisation du travail avec les lanceurs d'alerte ; la fin des enquêtes sur les pots-de-vin versés par les négociants en matières premières ou sur les détournements de fonds massifs du clan Kabila au Congo. Désormais, vous êtes priés de publier ce que les multinationales veulent bien vous montrer. Soit exactement le contraire de ce que préconisait George Orwell. Alors, qui a peur de la presse libre ?
Par Adrià Budry Carbó
-
Cordistes en lutte des classes
8 mars, par Jonas SchnyderDans son dernier ouvrage, Un jour j'irai là-haut, l'ancien cordiste Eric Louis raconte les drames et luttes d'un métier à la précarité organisée par des entreprises bien peu soucieuses de leurs employés.
En 2017, Quentin, 21 ans, est cordiste sur une mission dans une usine de sucre. Le travail doit être expédié, productivité oblige, et qu'importe si les employés ne sont pas suffisamment formés et si les normes de sécurité ne sont pas respectées. Dans l'atmosphère poussiéreuse du silo, sa corde se bloque. Il se détache pour pouvoir la libérer et meurt enseveli sous plus de 300 tonnes de grain. Un cas qui n'est pas isolé : le site Cordistes en colère décompte 29 cordistes morts dans le cadre de leur activité professionnelle en France depuis 20061. Autant de bouts de vies faites de précarité, d'isolement et de lutte qu'Eric Louis2, ancien cordiste et cofondateur de l'association Cordistes en colère, cordistes solidaires, partage avec l'ouvrage au titre poignant : Un jour j'irai là-haut (Le Cordiste en colère, 2023). Un petit livre aux grandes ambitions : « Grignoter un peu le chacun pour soi dans lequel le capitalisme nous pousse, dans son intérêt [et] créer un peu de cohésion dans la valse des intérimaires baladés de boîte en boîte, de site en site. »
L'histoire de Vincent nous raconte les contrats d'intérim à la semaine, où les deux premiers jours « d'essai » et les deux derniers « de souplesse3 », font des cordistes des Kleenex jetables par l'employeur quand bon lui semble, sans justification. Il se fera blacklister, traiter de « grosse merde » et de « traître » pour avoir démarché un autre employeur au dernier jour de son contrat. Le patronat n'aime pas les ouvriers qui ne courbent pas l'échine. Xavier, 43 ans, doit se gaver quotidiennement de pilules pour combattre sa psychose paranoïaque et ses hallucinations auditives et visuelles. Cela fait plus de dix ans qu'il n'a plus d'activités professionnelles, sociales ou sportives. En 2010, alors qu'il entame son 3e jour en tant que cordiste, il doit intervenir à l'intérieur d'un silo. Les règles de sécurité ne sont pas respectées par le chef de chantier… et il tombe de six étages. Une vie brisée pour trois jours de taf, et des années de procédures – toujours en cours – pour que soit reconnue la responsabilité de l'employeur.
D'autres récits « de chair et d'espoir » racontent cette usure des corps, ces drames à petit feu, ces morts sur le coup et ces luttes pour que soit reconnue la responsabilité des industriels. L'auteur met des noms et des histoires sur des morts au travail qui doivent bien peu au hasard et tout à des employeurs bien peu scrupuleux du respect du Code du travail, des conventions collectives et des normes de sécurité. D'où l'impérieuse nécessité de s'organiser, d'appeler à un syndicalisme populaire, porteur de dignité face aux drames, de colère face à la précarité organisée et de solidarités dans cette lutte de classe revendiquée.
Par Jonas Schnyder
1 Plus d'informations sur leur site : cordistesencolere.noblogs.org.
2 Auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, il a notamment écrit trois articles dans CQFD entre 2019 et 2023.
3 Selon l'auteur, les contrats sont assortis « d'une période dite “de souplesse”, qui autorise l'employeur à allonger ou écouter la mission de deux jours en fonction des impératifs du chantier ».
-
Au Sénégal, « on va continuer à lutter »
8 mars, par Clair Rivière — Florian RobinLa veille de l'ouverture de la campagne électorale, le président Macky Sall a reporté l'élection présidentielle du 25 février. Un « coup d'État institutionnel » copieusement dénoncé par l'opposition et la société civile. Choses vues et entendues à Dakar et Ziguinchor.
Il y a des citations qui vieillissent mal. Prenez ces propos d'Emmanuel Macron, le 10 novembre dernier : « Dans quelques mois, le président Macky Sall terminera son deuxième mandat. Et je veux vraiment saluer son courage, son engagement et l'exemplarité qu'il porte sur le continent puisqu'il a décidé que la démocratie s'exercerait comme elle doit s'exercer et qu'il y aurait donc des compétiteurs – ils sont multiples, je crois pouvoir le dire – qui vont animer la vie démocratique du Sénégal. Ce faisant il montre qu'il n'y a pas de fatalité et que quand il y a des hommes d'État et d'engagement, ils avancent, ils protègent leur pays des troubles et des vicissitudes du moment. »
Félicité ce jour-là de ne pas violer la Constitution en briguant un troisième mandat, Macky Sall malmenait pourtant tous les standards démocratiques de base depuis plusieurs années. Quelques semaines plus tard, il plongera son pays dans une crise politique inédite.
Dakar, samedi 3 février.Le président doit parler, mais il a deux heures de retard. Pour meubler, la télé nationale diffuse de la musique traditionnelle. Au Relais sportif, un bar restaurant de la corniche dakaroise, tout le monde guette l'écran du coin de l'œil. Quand Macky Sall finit par apparaître, les conversations s'éteignent. D'abord en français, puis en wolof, le chef de l'État lâche une bombe : à quelques heures du début de la campagne électorale, la présidentielle du 25 février est suspendue sine die. « C'est un coup d'État ! » lance un client, sous le choc. « Macky Sall s'est rendu compte que son plan va foirer, que son parti va perdre les élections. Alors, il se donne du temps pour trouver un autre moyen d'arriver à ses fins », analyse un autre, tout en plongeant sa cuillère dans son plat de riz. Le lendemain, une tentative de manifestation est tuée dans l'œuf à coups de grenades lacrymogènes. La chaîne Walf TV retransmet les échauffourées en direct : son signal est coupé par les autorités.
Lundi 5 févrierDevant l'Assemblée nationale, des manifestants tentent de se rassembler. Ils sont dispersés par les forces de sécurité. À l'intérieur de l'hémicycle, les députés d'opposition tentent d'empêcher le vote de la loi décalant le scrutin au 15 décembre. Ils bloquent la tribune, mais sont expulsés par les gendarmes manu militari. Le texte est adopté. Macky Sall restera en poste jusqu'à l'élection de son successeur.
Vendredi 9 févrierSur les réseaux sociaux, des appels anonymes ont tourné. Rendez-vous place de la Nation, haut lieu de la contestation contre le troisième mandat du président Abdoulaye Wade, en 2011 et 2012. Mais à 15 heures, la place est bouclée par les forces de sécurité. Impossible de s'approcher. Au loin, on voit des pierres qui volent et des panaches de fumée noire. On entend des grenades, lacrymogènes et assourdissantes. « Dégagez ! » hurle un gendarme à un groupe de journalistes. Alors que les reporters s'éloignent à petits pas, un agent lance une grenade dans leur direction. L'auteur de ces lignes est touché, très légèrement, par un débris. Il courra plus vite à l'avenir. Empêchés d'atteindre la place, les protestataires se réfugient dans les ruelles adjacentes. « Macky Sall dictateur ! Macky Sall assassin ! » scandent deux jeunes femmes. Pour lutter contre les gaz lacrymogènes, on se passe des mouchoirs imbibés de vinaigre. « On ne peut pas laisser notre démocratie se faire piétiner comme ça », lance Mims Fall, 32 ans, derrière son masque anti-Covid. Elle ne milite pour aucun parti, mais souhaite que les Sénégalais élisent librement leur prochain président : « Ce n'est pas à Macky Sall de choisir. » Sous une tonnelle, des moutons restent placides malgré les détonations.
« La marche n'est pas autorisée, c'est vrai, mais c'est notre droit constitutionnel de manifester », insiste Ousmane Dia, 35 ans, membre du Pastef, le parti (dissous par le gouvernement) d'Ousmane Sonko, le principal opposant. Comme beaucoup de Sénégalais, Ousmane Dia pense que si Macky Sall a reporté le scrutin, c'est parce qu'il craignait que son dauphin, le Premier ministre Amadou Ba, soit battu dans les urnes. En prison depuis juillet 2023, Ousmane Sonko n'avait pas pu se présenter à cause d'une condamnation en diffamation. Mais son numéro 2, Bassirou Diomaye Faye, avait réussi à valider sa candidature. Bien qu'emprisonné lui-même depuis avril 2023, il avait de vraies chances de remporter l'élection.
Mardi 13 févrierDepuis Genève, le Haut-Commissariat de l'ONU aux droits humains critique un « recours inutile et disproportionné à la force contre les manifestants ». Pendant le week-end, la répression a déjà fait trois morts (quelques jours plus tard, un quatrième succombera à ses blessures). Parmi eux : un étudiant de 22 ans, Alpha Yoro Tounkara, un vendeur ambulant de 23 ans, Modou Gueye, et un lycéen de 16 ans, Landing Camara. Tous trois tués par balle.
Des enquêtes « doivent être menées rapidement, de manière approfondie et indépendante, et les responsables doivent être amenés à rendre des comptes », exhorte la porte-parole du Haut-Commissariat de l'ONU aux droits humains. Mais au Sénégal, depuis les manifestations de mars 2021 (14 morts), aucune enquête de ce genre n'a avancé. « On n'en a toujours aucune nouvelle. En fait je ne crois même pas qu'ils aient ouvert une enquête sur la mort de mon frère », confie Abdoulaye Wade, homonyme de l'ancien président mais surtout frère de Cheikh Wade, tué par une balle policière le 8 mars 20211. « C'est devenu une habitude que les policiers tirent sur les manifestants, parce qu'ils bénéficient d'une impunité. On leur a donné un permis de tuer. »
Samedi 17 févrierPour la première fois depuis le mois d'octobre, une marche revendicative est autorisée à Dakar. « On est venus pour maintenir la pression, pour que l'élection soit organisée rapidement », explique Mamani Coulibaly, 37 ans, un drapeau sénégalais accroché au sac à main. Deux jours plus tôt, le Conseil constitutionnel a annulé le report de l'élection à la fin de l'année. Mais il a acté que la campagne avait pris trop de retard pour que le scrutin puisse se tenir le 25 février, comme prévu initialement. Sans fixer de nouvelle date, les « Sages » ont demandé aux autorités d'organiser l'élection « dans les meilleurs délais ». Ce que le président s'est engagé à faire… « dans les meilleurs délais ». Autrement dit, le flou demeure. Pour l'opposition, c'est pourtant clair : puisque le mandat de Macky Sall s'achève le 2 avril, un nouveau président doit être élu avant cette date. « Terminus 2 avril », insiste, au cœur de la manifestation, une pancarte arborée les bras levés. « Macky Sall dégage putschiste », exige une autre, plus directe. « Matériellement, Macky Sall a réalisé beaucoup de choses : des ponts, des routes, etc. Mais immatériellement, il a fait beaucoup de mal. Une soixantaine de morts en manifestation depuis 2021 et il n'y a même pas eu de commission d'enquête… », s'indigne Amadou Ndiaye, 71 ans, instituteur à la retraite. « Et puis il y a l'inflation. Le sac de riz qui valait 16 000 francs CFA en vaut 20 000 aujourd'hui. Les gens souffrent », conclut le septuagénaire.
Un peu plus loin, Abdoukader Dramé, 66 ans, porte un tee-shirt demandant la libération des prisonniers politiques. Son propre fils, Assane, militant du Pastef, est en détention provisoire depuis 2022 pour « complot contre l'autorité de l'État ». Selon l'opposition, plus d'un millier de militants ont été incarcérés sans jugement ces dernières années pour des motifs politiques (« diffusion de fausses nouvelles » après un post Facebook critique, « participation à manifestation non autorisée, etc.). Pour faire baisser la tension, les autorités en ont libéré plus de 300 mi-février.
Ziguinchor, samedi 24 févrierHier soir, Bassirou Coly, 28 ans, a regardé l'interview accordée par Macky Sall à la presse nationale. Coordinateur local de l'organisation de jeunesse du Pastef, le jeune militant n'a pas été étonné d'entendre le président dire une chose et son contraire, rappeler que son mandat se finira le 2 avril mais suggérer qu'il pourrait rester en poste après cette date. Bassirou Coly retient surtout que pour l'heure, « l'apprenti-dictateur » n'a toujours donné aucune date d'élection. « La communauté internationale doit mettre la pression à Macky Sall », insiste-t-il. Et les Sénégalais, que peuvent-ils faire ? « On va continuer à lutter. »
Par Clair Rivière
1 Lire « Un frère de lutte », CQFD n°220 (mai 2023).
-
À l’école , l’inclusivité à la ramasse
8 mars, par Léna Rosada — Jeanne PiersonL'inclusion des élèves porteur·ses de handicap au sein de l'école ordinaire a beau être obligatoire depuis 2005, les enfants concerné·es et leur famille, tout comme les enseignant·es et professionnel·les de l'Éducation nationale, font état d'un manque de moyens qui les mine.
Dans les rues de Marseille en ce 1er février, c'est jour de manifestation intersyndicale pour l'Éducation nationale. Un groupe chantonne une mélodie enfantine : « L'inclusion oui, oui, oui, sans moyens, non, non, non ». Des mots simples qui résument une réalité complexe : la sensation de l'échec d'une mission de l'Éducation nationale : « Accueillir partout tous les élèves sans distinction d'aucune sorte et être ambitieux pour chacun1 ». On le sait, l'école est en crise, et parmi les défis auxquels elle fait face depuis plusieurs années, les conditions de l'inclusion des élèves porteurs et porteuses de handicap, insoutenables dans certains établissements. Dans des classes déjà surchargées, face à des encadrant·es dépassé·es, ce que les institutions se targuent d'appeler « l'école inclusive » semble en train de craquer, mettant en difficulté aussi bien les enfants que les familles et les professionnel·les de l'éducation.
Mal-être de tous côtésLa scolarisation des élèves porteurs et porteuses de handicap en milieu ordinaire est un droit pour tous·tes depuis 2005 : c'est en priorité à l'école, avec les autres enfants, qu'ils et elles doivent légalement être intégré·es. En 20 ans, le nombre d'élèves dans cette situation a triplé, pour atteindre 430 000 l'année dernière, principalement du fait d'une meilleure reconnaissance du handicap. Mais loin des chiffres nationaux mis en avant par le gouvernement, la réalité est contrastée.
Rembobinons. Pour que l'école intègre leur enfant en situation de handicap, les familles font face à un véritable parcours du combattant. Il faut déjà qu'un diagnostic soit posé, souvent après une longue errance, avant de monter un dossier argumenté auprès de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), pour enfin recevoir une notification de l'aide attribuée, parfois après une longue attente. « C'est un système embolisé. Les MDPH ont été calibrées par la loi de 2005, mais sans tenir compte de l'augmentation due à l'élargissement de la reconnaissance du handicap », explique Emmanuel Guichardaz, de Trisomie 21 France, une association membre du collectif Ma place est en classe, qui milite pour que l'école s'adapte aux élèves aux besoins particuliers. Et les inclusions en milieu ordinaire sont souvent partielles2 : les élèves en situation de handicap n'ont parfois droit qu'à quelques heures dans certaines matières, ou intègrent l'école en demi-journée. « Au collège, mon fils était inclus en musique, un peu en sport. Et quand il a fallu renoncer à l'école ordinaire, c'était un déchirement », explique Hélène, qui travaille comme accompagnante d'élèves en situation de handicap (AESH) et dont l'enfant est porteur de troubles du neurodéveloppement. Autre alternative, que l'élève soit placé·e en Unité localisée pour l'inclusion scolaire (Ulis), un dispositif intégré au sein des établissements ordinaires. Les effectifs y sont réduits et l'élève peut bénéficier de l'encadrement d'un·e enseignant·e formé·e au handicap en plus des temps d'inclusion dans sa classe de référence.
L'éternel manque de moyenMais dans les salles de classe, tout n'est pas rose. Peu formé·es aux multiples enjeux du handicap, les enseignant·es sont parfois démuni·es et ne parviennent pas à répondre aux besoins particuliers de ces élèves. « J'ai déjà dû fermer la porte de ma salle à clé pour empêcher un élève en crise de s'enfuir, confie une professeure d'un collège marseillais. Parfois, on se sent poussé·es dans nos retranchements », poursuit-elle, non sans avoir d'abord affirmé que tous·tes ont leur place à l'école. « Il y a aussi les cris, les incompréhensions. Mais surtout la sensation que ce qu'on peut apporter à ces élèves est insuffisant », soupire une autre, enseignante en élémentaire. Même impasse sur les temps périscolaires : « Déjà qu'on est en sous-effectifs, on se retrouve à exclure de fait les enfants extra-ordinaires, en les mettant à l'écart avec un coloriage », déplore Jahnissa, animatrice dans une école primaire montpelliéraine.
Dans cette pénurie de moyens, c'est la mise en place d'une aide humaine qui vient œuvrer comme mesure compensatoire du handicap. C'est le rôle des AESH : « On est là pour recentrer l'élève, lui réexpliquer les consignes, parfois prendre les notes », détaille Gina, AESH à Marseille. Les heures d'accompagnement sont attribuées aux élèves en fonction de leurs besoins, sur décision d'une équipe pluridisciplinaire d'évaluation, de manière individualisée ou mutualisée pour plusieurs élèves d'une même classe.
Si le nombre d'équivalents temps plein a augmenté ces dernières années, et le salaire revalorisé de 10 % à la rentrée dernière, le métier reste difficile et mal rémunéré, rarement au-dessus des 1000 euros pour des postes généralement en temps partiel. La mise en place des Pial, (Pôles inclusifs d'accompagnement localisés) en 2019, qui mutualisent les AESH à l'échelle d'un territoire semble avoir empiré les choses : « J'ai déjà dû lâcher un élève, que je suis habituellement, pour aller faire une matinée de remplacement dans un autre établissement », explique Hélène. Ces professionnelles font pour la plupart le constat de s'être formées en autonomie, sur leur temps personnel, et déplorent des fiches de postes trop limitées : « Il y a une grande partie d'accompagnement à la sociabilité, de lien avec les parents, qui n'est pas prise en compte », explique Olivia, AESH pendant sept ans à Tarbes.
Inclure tout le monde, mais pas pareilDe leur côté, les familles déploient ce qu'elles peuvent pour soutenir leurs enfants, ce qui laisse une grande place aux déterminismes sociaux. « Seules les séances d'orthophonie sont remboursées. Pas l'ergothérapeute ni le suivi psychologique », rappelle Cathy, mère d'un garçon scolarisé en quatrième et atteint de troubles de l'apprentissage.
Selon le handicap et le profil des élèves, la scolarité à l'école ordinaire s'avère dans certains cas impossible. Ce que résume Renée, coordinatrice d'Ulis en lycée professionnel : « Même en adaptant l'enseignement, la condition de l'inclusion, c'est la posture d'élève. Les élèves doivent être intégrés. Sauf que le système a ses limites ». Il faut alors trouver une place dans des instituts médico-éducatifs (IME) où l'accès à des soins spécialisés et pluridisciplinaires est facilité. « Certains de mes élèves attendent depuis 7 ans une place dans ces structures, où ils seraient mieux accompagnés », se positionne Léa, coordinatrice d'Ulis. « Les IME ne doivent pas être la voiture-balai qui récupère les élèves dont l'Éducation nationale ne veut pas », affirme pour sa part Emmanuel Guichardaz, pour qui « institution » est synonyme d'exclusion. Et quand l'inscription ou le « maintien à l'école » est impossible, sans place en structure médico-sociale, les élèves sont privé·es de scolarité.
Pour pouvoir mettre en place des écoles vraiment inclusives, un changement de fond semble nécessaire, peu compatible avec une école qui trie et qui met en compétition. Le « choc des savoirs » orchestré par l'ex-ministre de l'Éducation nationale Gabriel Attal pourrait bien empirer la situation. « Le risque des groupes de niveau basés sur la performance scolaire [promus par Attal], c'est de créer une relégation à l'intérieur de l'école qui affectera les élèves en difficulté sur les apprentissages », s'inquiète Emmanuel Guichardaz. Celles et ceux qui accompagnent les élèves porteur·ses de handicap au quotidien ne disent pas autre chose : « Pour une inclusion réussie, il faudrait des classes organisées autour d'ateliers, des groupes que l'on n'oblige pas à s'asseoir, des casques pour atténuer le bruit, des paravents », énumère Olivia. Mais surtout, du personnel plus nombreux et mieux formé – et plus de pluridisciplinarité, pour apporter à l'école les compétences du secteur médico-social, sans parler des investissements matériels dans des outils pédagogiques et des espaces adaptés. Si on veut, un jour, que l'école soit capable d'inclure tout le monde, peut-être faudrait-il y mettre les moyens ?
Par Léna Rosada
1 Selon les mots du communiqué intersyndical appelant à la grève du 1er février.
2 Quand elles ont lieu. Selon l'Union nationale des associations de parents d'enfants inadaptés, en septembre 2023, environ 23 % des élèves en situation de handicap suivis par leur réseau d'association ne seraient pas du tout scolarisés.
-
Twist and Sam
4 mars, par Émilien BernardDeuil sur la ville. L'amie Sam (Samantha Lavergnolle), 55 printemps, est partie dans son sommeil une sale nuit de février. Elle avait longtemps été l'attachée de presse de CQFD – un des multiples coups de main qu'elle a fourni aux films, radios, bouquins ou journaux qui, comme elle, ruaient contre l'air du temps. Une dame, une punk, une amie, une camarade, une révoltée… Elle n'a pas fini de manquer.
C'est un vieux souvenir, que je ne saurais précisément situer. Disons : il y a une quinzaine d'années, l'époque où tu faisais partie de notre minuscule crew Article111. Bières en main, on zone à Paris, place de la République, en fin de manif. Il y a des flics partout, pas commodes, lançant quelques jets de lacrymo et des charges molles. L'heure de la dispersion quoi. Ça tombe bien : tu veux rentrer chez toi. Ce devrait être une formalité : tu habites de l'autre côté de la place. Mais à une centaine de mètres s'est attroupée une rangée serrée de casqués qui la barrent sur toute sa largeur. La logique voudrait que tu les contournes, comme tout le monde. Mais pas toi, non, pas moyen. Animée d'un élan mêlant paresse et rébellion, tu t'approches des flics en agitant ta crinière rousse et tu leur assènes que tu rentres chez toi, que ça se discute pas, qu'ils sont un obstacle à ta quête domestique et qu'ils ont intérêt à te laisser passer. Ça dure un petit moment, et puis, comme on refile une patate trop chaude, ils s'écartent le temps que tu te faufiles, soulagés de se débarrasser de toi. Le barrage passé, tu continues ta route en ronchonnant tout haut. Princière.
Au-delà des manifs, je t'ai souvent vu apostropher les flics et les guindés de ce monde, sans chichis, naturellement. Loin d'être intimidée, tu les toisais du haut de ta stature samanthienne, convaincue de ton bon droit. Généralement, ils ne savaient pas quoi répondre, finissaient par s'incliner. White privilège, un peu, bien sûr, mais pas seulement : ton cas de petite furie rousse à l'accent briton et si manifestement sûre de son droit les mettait mal à l'aise, presque penauds. Il arrivait pourtant que ton toupet ne fonctionne pas : une amie me racontait récemment comment tu as passé une nuit au poste lors du dernier festival d'Avignon, pour des envolées oratoires un peu lestes envers la gente policière. Et je me souviens t'avoir récupérée les yeux littéralement confits de lacrymos un jour où tu avais professé à courte distance un acabisme de bon aloi. N'empêche : tu leur en as fait baver, avec mots d'oiseaux carabinés à la clef.
Pétroleuse for everÇa fait une grosse semaine que tu es partie et dans ton quartier marseillais de cœur, ton nom bruisse de-ci de-là. Faut dire que t'étais difficile à rater, dans tes bons comme tes mauvais jours. Tu étais depuis peu installée rue Thiers (ce foutu « Versaillais massacreur » que tu haïssais, toi qui avais écrit dans CQFD un article à la gloire des communardes pétroleuses), juste à côté du café-librairie associatif anarcho-azimuté Manifesten où tu tenais régulièrement des permanences, plus ou moins avinées. Alors comme les pingouins se regroupant dans le blizzard, c'est à Manifesten qu'on s'est retrouvé·es les premiers soirs pour évoquer ton souvenir, rappeler tes faits d'armes, écouter les groupes et musiciens qui t'ont fait vibrer, des Clash aux Moonshiners en passant par Charlie Parker ou Fantazio. Dès le premier soir, Karine du proche troquet Jean Jaurès fait livrer une immense plante en ton honneur, tandis que Maïka, Jadgdish et autres musiciens habitués du lieu relancent une salve de ritournelles et mélodies aguicheuses. Le vin coule ; les larmes suivent. Tant de gens en qui tu as infusé…
Pour apothéose, quelques jours plus tard, les festivités organisées sur La Plaine dans la foulée de ta crémation. Tu as beau ne vivre à Marseille que depuis environ six ans, il y a là des gens très divers, de tous âges, dont beaucoup ont à cœur de te saluer – qui en interprétant une chanson au micro, qui en collant une image de toi sur un mur dédié, qui en s'épanchant au fil des bières sur l'empreinte plus ou moins profonde que tu as laissée sur leur existence. Chacun·e secoué·e, quêtant au fond de soi des instantanés de leçons de vie assénées à la manière d'une anti-Yoda : « Par la force du chaos libertaire et la guitare de Joe Strummer, te laisser porter tu dois. »
L'art de l'entremetteuseQuand je pense à toi, je vois une espèce de moineau punk : à la fois fragile et pleine de ressources, piaillante de vie et si vulnérable. Comme tous les mal-adaptés, les pétroleuses, les anars atrabilaires, les qui refusent de parvenir, les qui haïssent la réussite normée et les paillettes, tu traînais avec toi ton lot de fragilités et d'addictions. Et t'étais parfois relou ma vieille, bordel. Mais ça ne t'avait pas empêché de mettre tes armes de « super entremetteuse » au service de toutes les belles causes croisées. Ce que résume l'ami Jean-Luc (Porquet) dans le dernier Canard Enchaîné : « Tout ce qu'elle a fait ! Bataillé pour la coopérative de diffusion Co-errances, Télé-Bocal, le Salon du livre libertaire, les radios Aligre et FPP, Article11, le mensuel CQFD, et le Théâtre 11 d'Avignon, les éditions de L'Échappée et la librairie Quilombo. Joué l'attachée de presse pour La Commune, chef- d'œuvre-fleuve du grand cinéaste Peter Watkins, à qui la liait une belle complicité, mais aussi pour des films de Pierre Carles, Gillet Perret, René Vautier et tant d'autres. »
Sur ta route, on va pas se mentir, il y a eu pas mal de têtes à queue et de dérapages fort peu contrôlés. Parfois ça crissait, ça s'engueulait, voire ça mettait en péril de vieilles amitiés. N'empêche qu'il te restait toujours ce feu sacré, celui consistant à porter aux nues ce qui te semblait valoir le coup dans une époque où les envolées gauchistes n'avaient plus du tout le vent en poupe. C'était la raison même de ton boulot, attachée de presse des mal-aimés de l'époque, déterminée à fiche des coups de pompe au derrière de l'inertie. Et il fallait voir ta fierté quand tu parvenais à faire exister ailleurs l'un de tes médias ou films chéris – Article11 interviewé à France Culture pendant une heure, ça t'avait nourri un bon moment, et tant pis si on s'était crashés en direct parce que transis de stress…
En tout cas, s'il fallait écrire une contre-histoire des dernières décennies, slalomant entre l'Angleterre chérie de ton adolescence et la France rance de ta fin de règne, je te choisirais comme l'un des personnages principaux. Quitte à s'arranger un peu avec la trop souvent décevante réalité. Qui a fait tomber la Dame de Fer Thatcher de son trône immonde ? Sam ! Qui était au four et au moulin lors des derniers grands mouvements sociaux, de Nuit debout aux Gilets jaunes en passant par le mouvement contre la réforme macroniste des retraites ? Sam encore ! Qui ouvrira le bal lors de la prochaine Sociale, la bonne celle-là, qui verra la Commune refleurir sur un parterre de riffs punks ou calypso ? Sam toujours !
En attendant ce retour en grâce, repose en paix, Sam, mais n'oublie pas de glisser dans le paradis où tu sévis un peu de ce bordel que tu chérissais tant.
Par Émilien Bernard***
1 Site internet puis publication en kiosque, dont le dernier numéro a été publié début 2015.