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Hugo TSR : « Ici, tout est gris »
16 février, par Étienne JallotLe dernier album du rappeur Hugo TSR, Jeudi (2023) emprunte le chemin bien connu des gares et des trains, là où les rails ne semblent plus mener grand monde vers un avenir radieux, où les fureurs internes résonnent avec celles de l'extérieur.
Des morceaux qui sentent le béton mouillé de la capitale et respirent les colères sincères de celles et ceux qui accumulent seum et galères au quotidien. Irremplaçable dans son genre, Hugo TSR cisaille les prods boom-bap de rimes agiles et percutantes depuis une vingtaine d'années. Parisien du 18 e, indépendant depuis toujours, Hugo a pris de l'âge mais Jeudi, son dernier album sorti en 2023, sonne toujours juste. En six tracks, il nous emmène dans le quotidien amer d'un conducteur de train, où les rails sont la métaphore d'un piège tendu à celles et ceux bloqué·es dans la routine du taf quotidien.
Premier son. Hugo ouvre les yeux « une minute avant qu'le réveil sonne/La routine, je me lève tôt, à l'heure où y a personne », puis c'est café-clope sans croissant et direction le taf où « tous les jours c'est repeat. » Traînant des pieds jusqu'au dépôt, il file vers son « cockpit », la cabine du conducteur, pour se retrouver seul dans ses abysses, là où il sent mieux. Depuis son siège, il observe alors les faux-semblants des passagers d'un jour, les flics qui jouent aux hippies et les millionnaires qui « jouent aux gentils ». Il y a les contrôleurs aussi, petits shérifs dépravés que Hugo déteste. Et malgré les contraintes qui pèsent sur ces tafs de misères, il n'excuse rien : « Pendant qu'j'conduis, il dresse des PV sans merci / J'pourrais pas faire ça, “y a pas d'sot métier”, en fait si […] Ta galère fait son bonheur, où est son honneur ? Faites les billets gratuits, et payez plus les contrôleurs. » Le quotidien, c'est aussi la menace du licenciement qui pèse sur toutes les têtes. Confortable dans son CDI, Hugo se met à douter quand il voit ses collègues se faire licencier : « Le licenciement, c'est comme les accidents : c'est pour les autres / Positif, j'me sens zen, mais j'm'agite […] Peut-être que l'bruit court, qu'j'suis dans le collimateur. » La fragilité de l'emploi et les horaires contraints, « ici tout est gris […] une grisaille viscérale, une vie sociale misérable », mais ça le rassure d'avoir à suivre des rails. Entre deux sons construits sur le texte et la description, on croise des instrumentales, où la musique et les samples de bruits de la ville se font l'écho d'un quotidien terne.
« Si j'pouvais changer ce train de vie », se demande Hugo. Mais comme toutes celles et ceux contraint·es au travail de misère et abîmé·es par son rythme, le personnage qu'il incarne est piégé. La fin de l'album se profile et arrive Ivan, « un mec bizarre, un fou qui m'lâche pas. » Incarnation de son inconscient, portée par la voix de Jazzy Bazz, il vient lui rappeler les opportunités ratées et instille le doute : « Tu t'orientes exprès vers ta propre amertume face au manque d'espèce / Ton masque cache une autre peur /Tu crois que j'te parle de cash, plutôt du bonheur ». Incapable de sauter d'un train qui file à toute vitesse, il ferme les yeux et attend le choc… et l'Outro de Sofiane Pamart nous laisse imaginer la scène, ou inventer une autre fin possible.
Par Étienne Jallot -
Heuss le bien nommé
16 février, par Léna Rosada — Mes héros toxiquesV'là que soudain tu réfléchis. Et que tu fais ce bilan : parmi tous les artistes que tu écoutes, que tu regardes et que tu lis, une grosse partie sont – malgré tout – des mecs. Pire : beaucoup ont des facettes toxiques. Ce mois-ci, place à une femme dans la vingtaine qui consacre la chronique au rappeur Heuss L'Enfoiré.
Quand on entend le nom – pas très prometteur, je reconnais – de Heuss L'Enfoiré, c'est ce refrain qui vient normalement à l'esprit : « Donnez, do-do-donnez… Donnez-moi d'la moulaga. » Pour ceux qui sont nés au siècle précédent, comprendre : donnez-moi de l'argent. Cette chanson s'appelle « Moulaga », c'est un featuring avec Jul sorti en 2019, et ça fait 173 millions de vues sur Youtube. Certes, le message manque de subtilité. Mais j'aime bien danser sur les chansons de Heuss – j'aime ce qui rentre dans la tête, met de bonne humeur, passe à la radio. Ce genre de rap réveille chez moi une forme de solidarité bizarre, peut-être une recherche désespérée de commun avec ces mecs qui ressemblent un peu à ceux qui traînent en bas de chez ma mère, ceux avec qui j'ai fait l'école primaire, mais avec qui je ne tiendrai jamais les murs.
Une partie de moi aura toujours envie de défendre les rappeurs, envers et contre tout. Parce qu'à l'échelle du système médiatique, ils se font toujours taper dessus1. Heuss, il a fait du mot « moulaga » l'un des plus recherchés sur Google. Il dit des choses ultraviolentes, il a l'air d'avoir des valeurs flinguées, et sa langue est vivante, brutale, agressive. Ça crée quelque chose qui me fascine. La légitimité culturelle est une bataille, et j'ai toujours aimé être du côté de ceux que les intellos détestent. Et surtout, il clippe dans un château, j'y vois une inversion des rôles, une haine de la bourgeoisie, ça me plaît. J'ai un bac+5, j'habite le centre, je gagne moins qu'un smic, et j'ai érigé la rapologie au rang d'art – à pratiquer avec des collègues transfuges de classe et quelques canettes. J'ai aussi une certaine tendresse pour son storytelling – des chansons qui racontent l'histoire de vrais durs, de grands bandits, pour moi des mecs un peu brisés que j'ai comme envie de consoler. « L'Enfoiré », « L'ancien »… Puis un jour, les paroles d'une chanson que j'écoute depuis plusieurs mois me percutent. « J'te donne deux-trois conseils pour faire un peu d'oseille/Prends ta chienne, mets-la sur VivaStreet ou sur SexModel/Achète-lui six phones-tel', tu vas faire un bordel.2 » Heuss donne, sur un album où figurent des titres certifiés platine, un mode d'emploi pour exploiter sexuellement des femmes. Contestataire, mon cul.
J'essaie de comprendre ce qui le fait écrire ça, et mes œillères. Peut-être qu'il raconte n'importe quoi pour la gloire du rap game ? J'écoute l'album, encore. « Anita », un autre de ses sons. Anita, si on croit Heuss, c'est une travailleuse du sexe qui lui demande de devenir son mac. Anita, c'est une mule qu'il envoie chercher des kilos de drogue en Martinique. Anita, elle en a sans doute rien à foutre de mon avis, peut-être même qu'elle fait ses choix de vie. Mais on le saura jamais, parce qu'on l'entend pas, Anita. Et ça me donne nettement moins envie d'écouter Heuss… Cet enfoiré.
Par Léna Rosada
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Des « charlots » comme les autres
16 février, par Émilien BernardC'est un camarade de longue date, croisé de-ci de-là, à Paris ou ailleurs. Comme on sait qu'il a fait des gardes à vue sous le régime de l'antiterrorisme dans le cadre des luttes contre l'enfermement des personnes sans papiers au début des années 2010, on a voulu lui donner la parole. Il évoque un antiterrorisme « quotidien », « banal » et donne des pistes pour s'en défendre. Verbatim.
« Aux alentours des années 2010, beaucoup de gens étaient impliqués dans les luttes pour la fermeture des centres de rétention administrative (CRA) et pour l'accueil inconditionnel des personnes immigrées. RESF (Réseau éducation sans frontières) était alors un réseau assez étendu, on comptait de nombreux collectifs contre les CRA et beaucoup de monde s'organisait contre les rafles de sans-papiers à Paris. À l'époque, il arrivait que des quartiers entiers soient bloqués par les flics pour arrêter les personnes en “situation irrégulière”. C'était insupportable donc forcément, ça a généré de multiples solidarités et résistances face à la “machine à expulser”. Il y avait des actions diverses, des manifs, des occupations qui ciblaient des boutiques Air France ou d'autres entreprises collabos… Dans le même temps, il y avait aussi un certain activisme contre les prisons – au-delà de la question de l'enfermement en CRA. Tout ça déplaisait au pouvoir. C'est dans ce contexte qu'est passée la circulaire Dati du 13 juin 2008, qui forçait les parquets à se dessaisir des dossiers relevant de la “mouvance anarcho-autonome francilienne” au profit de la section antiterroriste du parquet de Paris, même pour les délits mineurs. En gros, dès que des flics lambdas se trouvaient confrontés à des gens en luttes contre les prisons et les centres de rétention, ils devaient transmettre le dossier à leurs confrères de l'antiterrorisme. Ça permettait d'avoir les moyens techniques et financiers de l'antiterro sur des enquêtes de correctionnelle. Il y a eu des choses délirantes : des banderoles posées sur des ponts, saisies par les keufs antiterros pour faire des analyses ADN, ou bien des analyses de colle à papier peint utilisée pour placarder des affiches. Mais contrairement à Tarnac ou à l'affaire dite “mauvaises intentions”1, l'instruction elle-même ne relevait pas de l'antiterrorisme. Reste qu'en matière d'écoutes ou de gardes à vue, les gros moyens étaient mis. À l'époque, certaines banques balançaient directement à la police des personnes sans papiers venues pour une démarche banale. Je ne sais pas si c'est toujours le cas aujourd'hui. Ce sont des camarades exilés qui l'avaient raconté : une fois entrés, on leur disait de patienter, qu'on allait s'occuper d'eux, et quelqu'un appelait les flics pour les mettre en CRA. Bonne ambiance. Il y a donc forcément eu des mobilisations et des actions entre autres contre ces banques. En réponse : des personnes arrêtées régulièrement, parfois avec perquisition. C'est dans le cadre de toutes ces luttes que je me suis retrouvé à faire plusieurs gardes à vue antiterroristes d'environ vingt-quatre heures chacune. C'était particulier. Les flics ne se privaient pas de dire que ça les soûlait, qu'ils avaient autre chose à faire. Ils voyaient bien le côté guignol de tout ça, le fossé avec leurs fantasmes de grands “terroristes”. Et c'était rassurant de voir que même en se forçant, leurs récits, leurs reconstructions des réseaux militants étaient toujours bien éloignés de la réalité. Ils étaient démunis face à ce qu'ils ne comprenaient pas, notamment le fait que c'était des luttes sans “chef” ni “cellules” ou quoi que ce soit. Ça les énervait parce que leur construction fantasmatique tombait à l'eau. Il y avait aussi un côté comédie, car ils essayaient toutes les bonnes grosses ficelles, comme dans un épisode de Colombo ou Derrick. Bref, des charlots. Sauf qu'ils se montraient plus consciencieux que de simples flics. Par exemple, ils tiraient en 5 exemplaires les procès-verbaux, pour que chacun de leurs collègues relise et que ce soit nickel, sans risque de vice de procédure. Il y a aussi le côté absurde. L'un des flics qui m'interrogeaient avait bien rangé, sur une étagère derrière lui, plein de figurines Star Wars comme l'aurait fait un gamin ! Et sur les murs, plusieurs affiches militantes autonomes : une vraie fascination de leur part. Un autre flic réglait ses histoires d'assurance automobile au téléphone. L'impression d'être à la DDE (Direction départementale de l'équipement). Et puis tu les vois venir, notamment sur la prise d'ADN : ils te piquent une fringue, te proposent de fumer des clopes avec eux… Mais en même temps ils savaient que, pris sans consentement, l'ADN ne pouvait pas être versé au fichier du FNAEG (Fichier national automatisé des empreintes génétiques). Alors je les ai fait un peu tourner en bourrique : j'ai fait semblant de devoir y réfléchir une nuit entière, avant de les envoyer bouler le lendemain en me foutant de leur gueule. C'est pas grand-chose, mais ça permet de résister un chouïa et de tenir le coup. La seule règle de toute façon : ne jamais leur faciliter le travail. Quand ils m'ont relâché la première fois, j'ai remarqué dans le métro que j'étais pris en filature par un mec déguisé en lascar, c'était assez ridicule. Facile à semer, il suffit de monter dans la rame juste avant que les portes ne se ferment. En tout cas, à ce moment-là, il y avait un réflexe dans les milieux militants, c'était de rendre public le maximum de trucs liés à la répression. Dès le début de l'affaire dite “mauvaises intentions” – qui marque le véritable retour de l'“antiterrorisme” pour l'extrême gauche –, de nouvelles pratiques collectives ont été adoptées dans les réseaux camarades : par exemple, considérer que lorsque l'État commence à communiquer par voie de presse sur les “méfaits” de ses opposants, ça signifie des perquisitions à venir. Sachant que ça pouvait tomber sur n'importe qui. Certain·es étaient vraiment ciblé·es, d'autres pris·es dans la nasse, n'ayant pas grand-chose à voir, une forme de pression générale pour tenter de créer de la dissociation et récolter plus d'informations. Bref, dès que ça se précisait, il y avait le soir même un rendez-vous public relayé dans les médias alternatifs de l'époque. Il s'agissait de se retrouver, échanger des informations, faire tourner des textes, mettre en commun les expériences. L'idée sous-jacente : tout ce que savent les flics doit être partagé aux camarades. Qui a été arrêté ? Où étaient les perquises ? Que cherchent précisément les flics ? Comment procèdent-ils ? Ça permettait de montrer au camp d'en face qu'il y avait immédiatement un soutien contre la répression subie par d'autres et une solidarité avec les faits incriminés, avec une vraie force collective, tout en coupant court à la rumeur et à la paranoïa. Autre outil produit ces années-là : les recueils de textes Mauvaises intentions2, dont il y a eu trois volumes. Ça a permis d'affiner la réflexion, avec une idée récurrente : ils veulent nous séparer, nous isoler, nous catégoriser, nous diviser, et il faut résister à ça. C'était aussi le cas quand des camarades étaient approchés·es par les RG pour servir d'indic. On faisait bloc et on publiait un texte pour raconter les détails de cette tentative, une forme de gros fuck qui mettait du rapport de force. En matière d'antiterro ou de renseignement, les flics détestent qu'on dévoile leurs secrets, surtout les éléments les plus triviaux et débiles. Alors on ne se gâchait pas ce petit plaisir. Certain·es camarades pris·es dans les filets antiterroristes de la circulaire Dati ont quand même dû manger quelques mois de placard. Me concernant il y a eu cinq ans d'instruction, de contrôle judiciaire, pas suivis à la lettre, de procès, pour au final une peine minime… Oui, malgré les heures et les heures de taf à enquêter, ces fins limiers ne trouvaient finalement que peu de choses franchement intéressantes à mettre au dossier. À coup sûr, leurs moyens techniques et leurs pratiques se sont étoffés depuis, mais j'en retiens quand même une chose : la répression antiterroriste ne sort pas tant de l'ordinaire, et les flics antiterro sont des flics comme les autres, de simples fonctionnaires englués dans une grosse bureaucratie aux rouages compliqués. Ils ont juste quelques pouvoirs en plus. Il ne faut ni les aider dans leur travail ni en avoir une peur bleue. Et le mot “terroriste” ne veut rien dire : c'est simplement comme ça que l'État désigne régulièrement ses opposants politiques divers et variés. »
Propos recueillis par E.B.
1 Nébuleuse construction judiciaire ayant précédé l'affaire de Tarnac, mêlant plusieurs chefs d'accusation, dont la tentative d'incendie d'une dépanneuse de la préfecture de police de Paris ou la présence à une manifestation devant le CRA de Vincennes avec des fumigènes faits maison. Interpellé·es en janvier 2008, certain·es accusé·es ont fait plus d'un an de préventive avant de prendre 2 à 3 années de ferme pour « terrorisme » en 2012.
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David Dufresne : « Une technopolice politique est en place »
16 février, par Émilien Bernard — Alex LessTenancier d'une émission en direct sur auposte.fr, romancier, auteur d'enquêtes sur le maintien de l'ordre ou le Vesoul de Brel, David Dufresne a également publié il y a une dizaine d'années une retentissante enquête sur l'affaire de Tarnac. On a discuté avec lui des dérives toujours plus inquiétantes d'un antiterrorisme aux ordres des politiques.
« Les flics pensaient vraiment trouver ce truc de caténaire 1 Et là, ils vont nous dire […] : “Ah, mais le terrorisme, ce n'est pas juste poser des bombes, c'est aussi tout le reste.” Et ça, c'est intéressant. C'est quoi, tout le reste ? […] Ce tout le reste, c'est ce que permettent les lois antiterroristes. Ce n'importe quoi qui peut justifier une association de malfaiteurs ; un truc tellement vague. »
Ce témoignage d'un inculpé, depuis relaxé, est issu de Tarnac, magasin général (Calmann-Lévy, 2012) ouvrage que David Dufresne a consacré à l'une des plus grandes pantalonnades de l'antiterrorisme hexagonal. Survendue par Sarkozy et sa ministre de l'Intérieur Michèle Alliot-Marie après une spectaculaire descente du Raid dans ce petit village de Corrèze en novembre 2008, l'affaire a fait pschitt. Pour épilogue définitif, un dernier procès en 2018, synonyme de relaxe générale et ponctué par ces mots de la présidente de la 14e chambre du tribunal correctionnel de Paris : « L'audience a permis de comprendre que le groupe de Tarnac était une fiction. »
Agrippant le sujet par divers angles, des témoignages des accusés à ceux des huiles de l'antiterrorisme, notamment le squale Squarcini – alors patron de la toute-puissante Direction centrale des renseignements intérieurs (DCRI) – Tarnac, magasin général permet de saisir comment ce genre de fiction soi-disant antiterroriste peut se nourrir d'une volonté politique de s'attaquer à l'extrême gauche, voire aux mouvements sociaux en général. Depuis 2008, cette dérive n'a cessé de gagner en intensité, avec pour parfaite illustration un nouveau procès relevant de la farce : celui des inculpés du 8 décembre 2020, qui a livré un verdict effarant le 22 décembre dernier, avec notamment cinq ans de prison requis contre le supposé leader de la bande12.Deux affaires que David Dufresne commente ici dans un entretien au long cours.
Tu as intitulé « Quand l'antiterrorisme déraille » une récente émission d'Au Poste sur les procédures contre les inculpés du 8 décembre. Tu fais donc toi-même le lien avec Tarnac par cette référence à la célèbre Une de Libé…
« Ce titre de Libé, le 12 novembre 2008, “Sabotage du réseau TGV, l'ultragauche déraille” reste gravé dans ma mémoire comme un positionnement journalistique singulièrement honteux. Ça m'a d'autant plus sidéré que j'avais bossé dix ans dans ce journal, à une époque où ce genre de Une aurait été combattu. Il faut rappeler que dans l'affaire dite des caténaires, aucun train ne pouvait dérailler, mais au pire être immobilisé. Ce fut confirmé à l'époque par les experts de la SNCF. Ce titre choisi par le quotidien disait beaucoup de l'inconscient de l'époque. Les journalistes allaient s'abreuver essentiellement chez les policiers, la DCRI, le parquet, sans jamais s'interroger sur les errements de ces derniers. »
Tarnac, « coup politique » te dit l'un des flics dans le livre, évoquant les interventions d'Alliot-Marie et Sarkozy. C'est moins le cas pour les inculpés du 8 décembre, non ?
« Tarnac, j'y ai passé trois ans d'enquête et une année d'écriture. Je n'ai pas travaillé à proprement parler sur l'affaire des inculpés du 8 décembre. Mais on a publié sur Au Poste une chronique quotidienne du procès, qui montrait sans ambiguïté qu'il n'y avait rien pour les incriminer, un vide absolu. Autour de Tarnac, il y avait eu des mois de surveillance, un scénario que les policiers pensaient avoir minutieusement tissé, à tort.
« Cette absence d'élément matériel est le signe d'une police politique qui ne s'embarrasse plus à cacher ce qu'elle est »Dans le cas du 8 décembre, c'est juste vite fait mal fait. On est dans cette justice dite préventive, agissant avant le moindre fait, une police de “précrime” comme dans Minority Report, le roman de Philip K. Dick adapté au cinéma par Spielberg. On fait face à un appareil politico-judiciaire qui se base sur des opinions pour statuer qu'il y a peut-être des actes à venir. Cette absence d'éléments matériels est le signe d'une police politique qui ne s'embarrasse plus de cacher ce qu'elle est. Mais il ne faut pas s'y tromper sur le procès du 8 décembre : à dossier vide, audience ubuesque… mais justice entêtée. Notamment pour sauver la face de la police antiterro, devenue inattaquable depuis les attentats de 2015. Dans ses attendus, le 22 décembre dernier, la présidente du tribunal l'a reconnu, d'une certaine façon. Revendiquant le choix de s'appuyer sur l'association de malfaiteurs terroriste, elle annonce avec les condamnations : “Bien qu'aucun projet abouti n'ait pu être identifié et nonobstant le fait que les liens entre tous les prévenus ne sont pas forcément étroits […]”. Ce n'est même plus une association de fait, mais un scénario purement fictif que la justice nous vend.
Il y a aujourd'hui deux polices hautement politiques : le maintien de l'ordre et l'antiterrorisme. Dans les deux cas, c'est le bras armé d'un État qui décide où sont les priorités. Sachant que dans la sphère de la deuxième, c'est clairement l'État qui désigne qui est terroriste. Rappelons qu'il n'y a pas de définition juridique internationale de cette notion parce que les instances supranationales n'en sont pas capables : le terroriste de l'un est le libérateur ou le héros de l'autre. On peut à la limite s'entendre sur des modes d'action faisant peser la terreur. Or, dans l'affaire des caténaires de Tarnac ou des inculpés du 8 décembre, il n'y a pas de terreur en surplomb. Dans le premier cas, au pire des milliers de gens attendent dans des gares. C'est ça la terreur ? À partir du moment où l'on met sur le même plan Bataclan et sabotage de caténaires, on instrumentalise. Pour celles et ceux du 8 décembre, ça se conclut par des peines de prison ferme, du sursis, et des destins cassés. Après les terribles attentats meurtriers de novembre 2015, le terrorisme a, logiquement, acquis le rang d'infamie suprême. Ce qui rend d'autant plus aberrante et manipulatrice l'accusation portée à des gens qui n'ont strictement rien fait. Et ça ne concerne pas que les accusés du 8 décembre : quand Darmanin parle des militants anti-bassines comme d'“écoterroristes”, il sait très bien ce qu'il fait. Il jette l'opprobre ultime, dont on ne sort pas indemne. Ses déclarations, quelques mois avant le procès du 8 décembre, sont du même bois, façonnées pour assommer. »
Il y a une espèce de vertige à voir ce type de procès alors même que l'extrême droite, elle, verse réellement dans des violences et projets d'attentats…
« La place Beauvau a assuré pendant des mois qu'elle s'occupait aussi bien de l'ultragauche que de l'ultradroite, qu'il y avait un équilibre. Cela pose un problème : s'il y a bien à l'extrême droite (je réfute le terme d'ultradroite, tant ces gens sont le bras armé de l'extrême droite classique, qui n'en est que leur vitrine légale) des gens prêts à semer la terreur, avec l'exemple récent des ratonnades de Crépol, ce n'est pas vrai à gauche. Pendant des mois quand on écoutait Darmanin, le danger c'était la gauche, les Gilets jaunes, les vitrines cassées.
Mais ces derniers temps, c'est l'extrême droite qui défile de nuit et tabasse, à Lille, Paris, Angers. Idem pour les tentatives d'attentat : une dizaine de projets d'extrême droite déjoués depuis 2017. Et dans ce tableau, les inculpés du 8 décembre payent les pots cassés. Ils permettent de dire “Regardez, on surveille tout le monde sans se focaliser sur les idéologies !” Alors même que la question de la lutte armée semble avoir disparu à l'extrême gauche. Mais la vieille peur du péril rouge est toujours présente dans les milieux de droite, chez les flics comme les politiques et les chaînes d'info. L'idée même de l'“arc républicain” est porteuse de cette prétendue menace. La loi Immigration de Darmanin a signé le pacte droite/extrême centre/extrême droite. En être rejeté signifie que l'on est suspect parce qu'en marge. Cette peur est aussi la conséquence directe d'une polarisation médiatique : les médias sont majoritairement de droite et savent que le chiffon rouge de l'extrême gauche fait vendre. C'est ainsi que la poussée de la violence fascisante est occultée, ou pour le moins minorisée, tandis que, dans le même temps, la justice déraille sur des dossiers gauchistes sans fond. »
Sur le site d'Au Poste, le procès du 8 décembre est notamment traité via un article consacré aux nouvelles technologies, car le simple fait de se protéger est désormais vu comme incriminant. Ce ne sont plus seulement les bibliothèques qui font le suspect, mais le refus de se plier au code numérique de l'individu moderne. C'est nouveau ?
« En matière de technologies, il y a dans ce procès continuité et rupture par rapport à 2008. Ce qui était reproché aux personnes gravitant autour de Tarnac, c'était de ne pas utiliser de téléphone portable, attitude pointée comme preuve qu'il y avait forcément quelque chose à cacher.
« L'usage fait de la technologie peut donc être interprété à charge de toutes les manières. Geeks ou bougies, le choix de l'un comme de l'autre sert l'accusation si elle le souhaite »Or, pour le 8 décembre, on les accuse en quelque sorte de l'inverse : d'être trop modernes, de trop savoir échapper à la surveillance, notamment parce qu'ils utilisaient des messageries comme Signal, pourtant répandues. L'usage fait de la technologie peut donc être interprété à charge de toutes les manières. Geeks ou bougies, le choix de l'un comme de l'autre sert l'accusation si elle le souhaite. En 15 ans, de Tarnac à aujourd'hui, la panoplie de la technopolice s'est simplement étoffée : vidéosurveillance, données téléphoniques, reconnaissance faciale, réquisitions aux réseaux sociaux, relevés ADN, virements bancaires, GPS, balises.
Mais dans les deux cas, Tarnac et 8 décembre, reste cette accusation par la bibliothèque, la littérature, qui fait partie intégrante du scénario. Pour Tarnac, comme pour celles et ceux du 8 décembre, ont été versés au dossier de simples ouvrages ou tracts. Dans l'affaire dite “de Tarnac”, il y avait une forme de complexe policier face à des gens cultivés, entourés de livres. Les flics pensaient percer leurs mystères par leur bibliothèque, un réflexe d'un autre temps. Avoir une brochure de la bande à Baader dans les années 1970, au fin fond de la Lozère, ça pouvait vouloir dire quelque chose, de par la difficulté à se procurer certaines littératures. Mais continuer sur ce narratif aujourd'hui est aberrant. »
Le fiasco de Tarnac n'a pas eu trop d'incidence sur les carrières des flics et magistrats chargés de l'enquête…
« C'est même le contraire : beaucoup de gens à l'œuvre sur cette affaire ont pris du galon. C'est par exemple le cas de celui qui était alors le bras droit de Squarcini, Frédéric Veaux, devenu directeur général de la police nationale, l'actuel boss des flics. On peut citer Fabrice Gardon, alors chef d'enquête à la Sous-direction antiterroriste (SDAT), nommé cet automne… directeur de la police judiciaire. Le fiasco n'a pas entaché leur carrière. Autre cas, Michel Delpuech, directeur de cabinet d'Alliot-Marie au moment de l'affaire, qui sera nommé préfet de police de Paris en 2017, un des postes les plus prestigieux qu'il occupera deux ans. On lui doit la réactivation des pelotons motocyclistes, le D.A.R.(Détachement d'action rapide) devenu la BRAV-M sous Didier Lallement.
L'année de Tarnac, 2008, correspond à la naissance de la DCRI, fusion des Renseignements généraux (RG) et de la Direction de la surveillance du territoire (DST), que Sarkozy vendait comme un “FBI à la française”. La DCRI deviendra l'actuelle Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) en 2014. L'idée était de prendre au sérieux le Renseignement, de ne pas laisser ça à des policiers de base, les RG débonnaires comme les appelaient leurs collègues.
« Les services de Sarkozy voulaient une belle affaire, comme une entrée en matière, un coup d'éclat. Ce fut un fiasco total, qui a pourri la vie d'une dizaine de personnes sur dix ans »Et de miser sur le tout-technologique. Les attentats sanglants de 2015 ont été une épreuve de feu, avec une menace cette fois-ci réellement terroriste. Un autre point au cœur de l'époque était la fusion police-gendarmerie : les services de Sarkozy voulaient une belle affaire, comme une entrée en matière, un coup d'éclat. Ce fut un fiasco total, qui a pourri la vie d'une dizaine de personnes sur dix ans, jusqu'au non-lieu général de 2018. Longtemps, après l'affaire de Tarnac, les journalistes de préfecture relaieront une prétendue crainte policière de “toucher à l'extrême gauche”. Comme si le problème était la capacité de certains à savoir clamer leur innocence, et non la logique policière elle-même. Si tel est le cas, alors d'une certaine façon la condamnation de celles et ceux du 8 décembre sonne comme une revanche judiciaire de la police. Or, la justice, ce n'est pas censé être de la vengeance. L'immense problème, c'est qu'à partir de la fin des années 2000, les outils et la logique de l'antiterrorisme vont gagner tous les services de police. Ils ont été versés dans le droit commun. Les écoutes téléphoniques et les balises de surveillance ont par exemple été massivement déployées sur les Gilets jaunes – plus de 2 000 ont été surveillés activement. Les flics y ont pris goût. Désormais c'est redéployé sur ledit “écoterrorisme”. Même la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), l'agence du Premier ministre chargée d'évaluer les demandes, s'est émue l'été dernier de l'explosion des surveillances d'“activisme politique”. Une technopolice politique est désormais en place. »
« Le terrorisme, il y a plus de gens qui en vivent que de gens qui en meurent », rigole un de ces grands flics de l'antiterro. Ces gens-là ont l'air d'un cynisme absolu. Ça t'a fait quoi de les « fréquenter » ?
« La phrase, dans son contexte, visait surtout les cabinets conseils et experts de plateau. Depuis 2015, tout a changé. Dans la maison poulaga, il y a des profils très divers, c'est ici comme ailleurs une affaire de pâte humaine. Squarcini, c'est la faconde, les bons mots, et dans le même temps il te menace de coller une balise sur ta moto, pour plaisanter. Sympas ou pas sympas, tous servent des intérêts. La plupart avec entrain, joie, zèle. D'autres moins, mais ils sont rares. Il n'y a pas de rebelles : tous obéissent aux ordres. Certains les devancent même. Ceux qui m'ont le plus marqué, ce sont les petits soldats. Eux ne sont pas les derniers à faire des PV orientés, à exécuter tous les ordres. En fait, il y a beaucoup de parfaits soldats, avec tout ce que ça implique d'effrayant. Ceux qui se posaient des questions parce que l'affaire tournait vinaigre ne comprenaient pas vraiment pourquoi ils étaient critiqués, tant ils étaient convaincus d'être dans le camp du bien.
« Accepter que l'antiterrorisme nous terrorise, c'est une victoire du terrorisme »Ces gens-là n'ont pas de contre-pouvoir en face, ce qui est terrible dans un État de droit se revendiquant comme tel. C'est ainsi que sur l'affaire Tarnac, on les a laissés s'enferrer dans un péché d'orgueil, partagé avec le juge d'instruction d'alors. Mais après nos traumas nationaux, au premier rang desquels, bien sûr, le Bataclan, Charlie Hebdo, Samuel Paty, il est devenu inconvenant de questionner l'antiterrorisme et ses moyens. La justice et ses errements. Le médiatique et ses mensonges. Or accepter que l'antiterrorisme nous terrorise, c'est une victoire du terrorisme. »
Tu as beaucoup travaillé sur le maintien de l'ordre. En quoi a-t-il été impacté par l'antiterrorisme ?
« En charge de la gestion policière de l'espace public, antiterrorisme et maintien de l'ordre sont les principaux bras armés du politique. Il y a cousinage, mais aussi des différences, en termes de doctrines, de troupes, de formations, d'entraînements, d'objectifs. Lors des arrestations du 11 novembre 2008 à Tarnac, les policiers de l'antiterro sont cagoulés. À l'époque, pour des raisons de protection, seuls les services antiterro et dits d'élite (Raid, GIGN) en avaient le droit. Aujourd'hui, qui sont les flics cagoulés ? Les CRS, les CDI (Compagnies départementales d'intervention), la Brav-M, la BAC… C'est la marque de l'influence très forte de l'antiterro sur le reste de la police. Quand tu vois des motards débarquer en manif avec des casques, des cagoules, des lunettes de soleil, parfois les plaques minéralogiques maquillées, tu es dans quelque chose qui relève de la terreur. En parallèle, les pratiques de surveillance des opposants politiques sont devenues l'alpha et l'oméga de la police. Et les moyens de l'antiterrorisme débordent de partout : pour les JO, on laisse ainsi entendre qu'on imposerait des QR codes aux Parisiens pour circuler. Car on a décrété que le terrorisme était le mal absolu, le risque ultime. À titre de comparaison, la pollution fait bien plus de morts que le terrorisme. »
Alors que la France est progressivement dépouillée de ses oripeaux démocratiques, on peut se demander ce que l'extrême droite au pouvoir ferait de l'outil antiterroriste, perspective assez effrayante…
« La réponse à la question de savoir si la France pourrait résister à un choc illibéral à la Orbán est tranchée : c'est non. Tout est en place pour que l'extrême droite ait les coudées franches. Nul besoin pour elle de changer la loi pour pratiquer sa politique. C'est la conséquence de légifération tous azimuts menée dans l'urgence et l'émotion. Or l'État de droit ne peut s'appuyer sur l'émotion. Nous devons construire des contre-pouvoirs. »
Propos recueillis par Émilien Bernard
1 Rappelons qu'il était reproché aux inculpés d'avoir saboté une ligne TGV via la pose de fers à béton sur des caténaires (ensemble de câbles situés au-dessus des voies et servant à alimenter les trains en électricité).
2 Lire notamment dans CQFD, « Procès des inculpés du 08/12 : Les fantasmes du parquet » (novembre 2023) et « “Le match retour de Tarnac” » (octobre 2023).
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Communauté kurde : balles et justice, la double peine
16 février, par Émilien BernardEn décembre dernier, des centaines de Kurdes manifestaient dans plusieurs villes de France, laissant exploser leur colère. Il faut dire qu'entre les assassinats de cadres du mouvement et la répression « antiterroriste » s'abattant sur la communauté, les raisons de s'insurger ne manquent pas.
Le 23 décembre 2022, William Malet, sympathisant de Zemmour et ancien parachutiste, 69 ans, s'approche du centre culturel kurde de la rue d'Enghien, dans le 10 e arrondissement de Paris, sort un Colt 45 et ouvre le feu sur les locaux, blessant mortellement deux personnes. Il vise ensuite un restaurant et un coiffeur kurdes, faisant une nouvelle victime et plusieurs blessés. Tombés sous ses balles : la combattante anti-Daesh et représentante des femmes kurdes Emine Kara, le chanteur Mîr Perwer et le militant Abdurrahman Kizil. Animé de ce qui est présenté comme un « racisme pathologique1 », déjà coupable d'une attaque au sabre contre un campement de personnes exilées, le tueur est vite décrit dans les médias comme un paumé ayant agi pour des motifs plus psychiatriques que politiques. À la grande colère de la communauté kurde, les faits sont traités comme une simple « fusillade » et pas un « attentat » : la justice antiterroriste n'est pas saisie. Quelques jours avant la tuerie, début décembre 2022, le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) publiait un communiqué furibard, appelant la France à « lever le secret défense » concernant un autre triple assassinat de Kurdes en plein Paris – trois femmes abattues de balles dans la tête2. Celui-ci s'était déroulé en janvier 2013, et avait vu des personnalités importantes du mouvement kurde être abattues dans les locaux du Centre d'information sur le Kurdistan, notamment Sakine Cansiz, l'une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Secret de polichinelle, l'implication des services secrets turcs, le MIT, a sans doute pesé dans le peu d'empressement à trouver les responsables, d'autant que le principal inculpé, Omer Güney est mort en 2016, avant son procès. Pratique. Si en mai 2019, un juge antiterroriste français a été chargé de reprendre l'enquête sur des complicités dans l'assassinat, l'État français se réfugie toujours derrière le secret défense pour entraver les investigations. Dans les deux cas, tout a donc été fait pour que la machine antiterroriste ne soit pas déployée contre des auteurs de tuerie pour des motifs politiques. L'éternel deux poids deux mesures. Car dans le même temps, le mouvement kurde fait face à une répression « antiterroriste » particulièrement salée.
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« Le caractère terroriste n'est retenu que lorsqu'il s'agit de réprimer les Kurdes. Quand il s'agit de poursuivre les crimes à leur encontre, la justice française ne retient pas cette qualification. » C'est ainsi qu'un article d'Alternative libertaire intitulé « Mouvement kurde : la répression ne faiblit pas » résume la situation début 2024. En cause, notamment, la vague d'arrestations du 23 mars 2021, qui a vu une dizaine de militants raflés et mis en examen pour « association de malfaiteurs terroristes criminels » et « financement d'entreprise terroriste », certains placés en détention provisoire. On leur reproche leur implication dans le PKK, parti criminalisé dans la Turquie d'Erdoğan et luttant pour l'indépendance du Kurdistan. L'enquête liée à cette vague d'arrestations est tentaculaire, dotée de tous les moyens de l'antiterrorisme, avec écoutes, gel des avoirs et convocations à répétition : plus de huit cents personnes entendues pour une simple affaire de financement !
Alors qu'en Turquie, Erdoğan cible toujours plus le mouvement kurde, notamment le HDP (Parti démocratique des peuples), que les fascistes turcs (Loups gris en tête) se sentent pousser des ailes, la criminalisation des Kurdes en lutte apparaît comme un blanc-seing accordé au despote. Cette vague d'arrestations tombait d'ailleurs 5 jours après un entretien téléphonique entre Macron et Erdoğan, portant notamment sur les questions migratoires et le chantage à l'ouverture des frontières portée par ce dernier. Coïncidence ? Certains n'hésitent pas à parler de « gages » offerts à l'allié turc3.
Le 15 novembre 2018, un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) rendait illégale l'inscription du PKK sur la liste des organisations terroristes dans les pays de l'Union européenne. Qu'importe pour la France de Macron, qui a plusieurs fois accusé de « terrorisme » le parti malgré les appels à la paix de son leader emprisonné, Abdullah Öcalan. Une criminalisation également déployée en Allemagne, où le simple fait d'afficher l'un des 30 symboles considérés comme associés au PKK peut être synonyme d'une condamnation à 1 000 euros d'amende. Sans doute une manière de remercier les dizaines de milliers de Kurdes tombés dans la lutte contre Daesh.
Par Émilien Bernard
1 Lire « Dans la tête de William Malet, le tueur de la rue d'Enghien », Le Monde, 04/04/2023.
2 « Avant l'attaque raciste contre les Kurdes à Paris, dix ans de doutes autour d'un triple assassinat qui a traumatisé la communauté », France info, 26/12/2022.
3 « Arrestations de Kurdes : les “gages” de Macron au Sultan », La Marseillaise, 23/03/2021.