Quand, à la fin du XIXe siècle, Galion en Angleterre commença ses recherches sur les empreintes digitales et Bertillon en France inventa la photographie judiciaire "pour l’identification anthropométrique" (c’était le terme de l’époque), de tels procédés étaient exclusivement réservés aux criminels récidivistes.
Aujourd’hui, une société se profile où on se propose d’appliquer à tous les citoyens des dispositifs qui étaient jusque-là destinés aux seuls délinquants. Selon un projet qui est déjà en voie de réalisation, le rapport normal de l’Etat à ce que Rousseau appelait les "membres du souverain" sera la biométrie, c’est-à-dire le soupçon généralisé.
Au fur et à mesure que les citoyens, sous la pression de la dépolitisation croissante des sociétés postindustrielles, se retirent de toute participation politique, ils se voient traités de plus en plus comme des criminels virtuels. Le corps politique est ainsi devenu un corps criminel.
Les dangers d’une telle situation sont évidents pour tous sauf pour ceux qui refusent tout simplement de voir. On ne sait pas assez que ce sont des photos tirées des cartes d’identité et des cartes professionnelles qui ont permis aux polices nazies des pays occupés de repérer et d’enregistrer les juifs et qui ont facilité ainsi leur déportation. Que va-t-il se passer le jour où un pouvoir despotique disposera de l’enregistrement biométrique de toute une population ?
Or cela est d’autant plus inquiétant que les pays européens, après avoir imposé le contrôle biométrique aux immigrants, s’apprêtent à l’imposer à tous leurs citoyens. Les raisons de sécurité invoquées en faveur de ces pratiques odieuses ne sont pas convaincantes, car si elles peuvent contribuer à empêcher la récidive, elles sont bien sûr inutiles pour prévenir un premier délit ou un acte de terrorisme. En revanche, elles sont parfaitement efficaces pour le contrôle massif des individus. Le jour où le contrôle biométrique sera généralisé et où la surveillance par caméra sera établie dans toutes les rues, toute critique et tout dissentiment seront devenus impossibles.
Les jeunes étudiants qui ont détruit le 17 novembre les bornes biométriques dans la cantine du lycée de Gif-sur-Yvette ont montré qu’ils se souciaient bien davantage des libertés individuelles et de la démocratie que ceux qui avaient décidé ou accepté sans broncher leur installation.
J’exprime ma solidarité aux étudiants français et déclare publiquement que je refuserai de me prêter à tout contrôle biométrique et que je suis prêt pour cela à renoncer à mon passeport comme à toute pièce d’identité.
LE MONDE | 05.12.05 | 14h48
Giorgio Agamben est professeur de philosophie à l’université de Venise, et
a abandonné son poste de professeur à l’université
de New York l’année dernière en raison des contrôles
biométriques imposées par les Etats Unis.
A la suite
de l’action lors de laquelle deux appareils
biométriques ont été détruits au lycée de Gif sur
Yvette le 17 novembre dernier, il a tenu à témoigner
d’un soutien public envers les inculpé-e-s et à
déclarer publiquement son intention de refuser tout
papier d’identité biométrique, européen ou national.
Il s’agit ici d’une prise de position claire qui aide
à décriminaliser la destruction de biens dont sont
accusé-e-s les 3 étudiant-e-s qui passent en jugement
le 16 décembre prochain au tribunal d’Evry.
(Agamben, bibliographie :
Agamben (G.), Stanze. Paris, Payot & Rivages (coll.
« Rivages poche-Petite Bibliothèque », 257), 1998.
– Agamben (G.), Enfance et histoire. Paris, Payot
(coll. « Petite Bibliothèque Payot », 387), 2000.
– Agamben (G.), Le Langage et la mort. Paris,
Christian Bourgois Éditeur (coll. « Détroits »), 1997.
– Agamben (G.), Idée de la prose. Paris, Christian
Bourgois Éditeur (coll. « Détroits »), 1988.
– Agamben (G.), La Communauté qui vient : théorie de
la singularité quelconque. Paris, Seuil (coll. « La
librairie du XXe siècle »), 1990.
– Agamben (G.), Moyens sans fins. Paris, Payot &
Rivages, 1995.
– Agamben (G.), Bartleby ou la création. Saulxures,
Circé, 1995.
– Agamben (G.), Homo sacer I. Le pouvoir souverain et
la vie nue. Paris, Seuil (coll. « L’ordre
philosophique »), 1997.
– Agamben (G.), « L’immanence absolue : une vie », p.
165—188, in É. Alliez (dir.), Gilles Deleuze, une vie
philosophique. Le Plessis Robinson, Institut
Synthélabo (coll. « Les empêcheurs de penser en
rond »), 1998.
– Agamben (G.), Homo sacer III. Ce qui reste
d’Auschwitz : l’archive et le témoin. Paris, Payot &
Rivages, 1999.
– Agamben (G.), Le Temps qui reste. Paris, Payot &
Rivages, 2000.
– Agamben (G.), L’ouvert, de l’homme et de l’animal.
Paris, Payot & Rivages, 2002.
– Agamben (G.), Homo Sacer II. État d’exception.
Paris, Seuil (coll. "l’ordre philosophique"), 2003.
L’Homme sans contenu)