Souriez vous êtes filmé·es

La vidéosurveillance est au 3/4... illégale

juin 2001

Qui aurait parié, il y a seulement quelques années, que la vidéosurveillance crèverait les taux d’audience à la télé ? A l’instar de la Hollande, de l’Angleterre ou encore des Etats-Unis, les clones de "Big Brother" ont pourtant crevé l’audimat, et cristallisé cette année l’attention de l’opinion publique et des médias. Et pendant que l’on regarde Loft Story à la télé ou sur le Net, en parle ou s’y refuse, la vidéosurveillance s’installe confortablement dans les moeurs, les banlieues, les sorties d’école, les centres sportifs et culturels... mais semble bien moins intéresser les citoyens.


1 caméra par habitant
Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, les 150 entreprises qui se partagent le marché français, dont le chiffre d’affaires est estimé à 2 milliards de francs, auraient vendu plus d’un million de caméras de vidéosurveillance. D’autant que, depuis 1997, les pharmacies, centres commerciaux, banques et autres lieux "réputés vulnérables" se doivent d’être équipés d’un système de vidéosurveillance ou bien de gardiennage avec vigiles, rondes de sécurité, et tutti quanti. La loi Pasqua de 1995 exige, au titre de la protection des libertés publiques, que tout système soit dûment autorisé par une commission préfectorale avant que d’être installé. Dans les faits, les autorisations sont quasiment toutes accordées : en 1999, sur 4494 dossiers déposés, 4206 ont été validés, soit 93.6%... Depuis son adoption, 40 000 autorisations ont ainsi été délivrées sur le territoire national. Sauf que les professionnels reconnaissent installer entre 25 et 30 000 nouveaux systèmes chaque année, et qu’on estimait, en 1997, à 150 000 le nombre d’installations de vidéosurveillance en activité, et à 200 000 celui des lieux vidéosurveillés... Au bas mot, ce sont donc plus de 100 000 systèmes, au moins, qui fonctionneraient en toute illégalité, et qui donc encourent une peine de 300.000 francs d’amende. Faut-il rappeler que le discours sécuritaire qui préside généralement à l’installation sans cesse croissante de caméras de vidéosurveillance repose sur le postulat qu’un honnête citoyen n’a, a priori, rien à se reprocher, et donc rien à cacher ? Pour Alain Bauer, consultant réputé pour avoir contribué au développement de la vidéosurveillance en France, "la véritable interrogation sur le sujet c’est : pourquoi l’Etat ne fait pas fermer les installations illégales ? ".

L’administration au service de la police
Pendant quatre ans, Ulrich Schalchli, secrétaire général du syndicat de la magistrature, a studieusement siégé au sein de la commission départementale du Cantal et observé les limites de l’application de la loi. Il se souvient avoir procédé à quelques vérifications éthiques dans des établissements vidéosurveillés. Mais, constate le magistrat, " la commission n’a pas de pouvoir de police. Elle ne peut donc en aucun cas verbaliser les dispositifs manifestement illégaux ". De plus, " lorsqu’un dossier est soumis à la commission, tout y est décrit. Le nombre de caméras, leur champ de balayage, les lieux exacts d’implantation. Seulement, une fois l’autorisation obtenue, rien n’empêche l’établissement de changer par exemple l’angle des caméras ". Résultat, alors que, selon Frédéric Ocqueteau, politologue et directeur scientifique auprès de l’IHESI (Institut des hautes études de la sécurité intérieur), "l’administration se fait le porte-parole des intérêts des polices publiques" et incite, par exemple, à une conservation des enregistrements la plus longue possible en prévision de l’analyse que feront les forces de l’ordre de la genèse des incidents, depuis des années, un cadre juridique sur mesure permet le développement sans contrôle réel de la vidéosurveillance.

Exit la CNIL, bonjour les préfets !
Pour mieux comprendre cette zone de quasi "non-droit", il faut en revenir à la Loi Pasqua. Au début des années 90, les 96 caméras installées par Patrick Balkany dans les rues de Levallois attisent la critique. Elles sont aussi l’occasion pour le gouvernement de faire un constat : la vidéosurveillance, en pleine expansion, se développent en dehors de tout cadre légal. Les amitiés politiques aidant, Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur, présente un projet de loi sur la sécurité qui réglemente, notamment, l’usage de la télésurveillance. Sujet de vive controverse, cette loi a suscité des débats houleux dans l’enceinte de l’Assemblée. La compétence de la CNIL (Commission de l’informatique et des libertés) était alors en question. Finalement la loi est adoptée le 21 janvier 1995. Elle soumet la vidéo surveillance instaurée dans les lieux publics, ou ouverts aux publics (banques, commerces etc.), au seul contrôle de la préfecture. " La loi Pasqua a été perçue à l’époque comme étant faite pour priver la CNIL d’une compétence qui ne lui était pas contestée. Mais le débat parlementaire qui avait alor eu lieu, avait heureusement permis d’améliorer le projet de loi " analyse Joel Boyer, le secrétaire général de la Cnil. En effet, le délai de conservation des images, de trois mois à l’origine, est ramené à un mois et les citoyens ont un droit d’accès aux images... Enfin en théorie. Car la loi entretient la confusion. Le public continue souvent de penser que les caméras relèvent toujours de la compétence de la Cnil et exerce peu son droit de regard : seules 19 plaintes émanant de citoyens ont été instruites en 1999 !

"Ce n’est pas parce que c’est dans la loi..."
Quant à la présence de caméras dans les rues de nos villes, elle n’est pas clairement affichée. La loi qui exige une " information claire et permanente " du citoyen n’est pas réellement appliquée. Qui pourrait dire, ainsi, en se baladant dans les rues de Paris, que la "ville Lumière" est éclairée de... 320 000 caméras (pour un total de 400 000 sur toute la région parisienne) ? Encore que les chiffres varient : le Figaro parlait ainsi récemment de... 2512 systèmes de vidéosurveillance, soit 30 000 caméras. Allez savoir : à tout le moins, tout ceci manque clairement de transparence, la préfecture de police de Paris ayant obstinément refusé de répondre à nos questions. Si la RATP, qui a tapissé son réseau de 5000 caméras (et compte en installer 3000 de plus) affiche clairement la couleur, comme nombre de magasins ou de banques, il n’est ainsi nulle part fait mention de l’existence des caméras contrôlées par la Préfecture de Police de Paris... Après avoir conquis les banques, les administrations, les centres commerciaux, supermarchés, supérettes, magasins divers et variés, la vidéosurveillance s’étale pourtant dans la rue, mais pas forcément au grand jour. Selon un sondage CSA/Reader’s Digest de mars 2000, 62% des Français n’ont pourtant "jamais ou rarement l’impression d’être filmés" dans les lieux publics. C’est qu’elles sont nombreuses, les villes qui nous ont refusé l’accès à la carte de leurs caméras, alors même que tout système se doit d’être porté à la connaissance du public. A priori, pourtant, il est généralement possible de les repérer à l’oeil nu, exception faites de ces caméras qui, à l’instar de celle qui se cache au sommet de l’obélisque de la Concorde, ou encore de l’ange placé tout en haut de la colonne de la Bastille, ont été soigneusement camouflées. Mais pourquoi les cacher ? Parce qu’elles pourraient être détériorées, nous a t-on parfois répondu. Mais quid de la loi ? La préfecture de Bordeaux s’est même fendu d’un définitif "ce n’est pas parce que c’est dans la loi qu’on va vous la donner". C’est dire à quel point la vidéosurveillance est belle et bien encadrée par le droit !

Inutile, coûteux, obsolète, mais...
Cette culture du secret, et de l’impunité avec laquelle il est possible d’user de vidéosurveillance (d’autant qu’elle n’est plus encadrée par la CNIL) se double d’une question encore jamais clairement résolue : à qui profite réellement la vidéosurveillance ? Car si le thème récurrent de l’insécurité, abordé par les élus, sert le développement toujours constant de la télésurveillance, le bénéfice éventuel du vidéo flicage sur la délinquance n’a jamais vraiment été démontré. " Il n’y a jamais eu études convaincantes en France sur ce sujet tout simplement parce qu’il y a une grande controverse sur les protocoles de recherche. Sur quels contentieux se base-t-on pour évaluer l’efficacité du système : les vols, les agressions, les cambriolages ? Aussi, faute de savoir ce que l’on mesure, les lobbies industriels trouvent dans la vidéo surveillance un argument attractif car porteur de valeur de sécurité " explique Frédéric Ocqueteau. La ville de Levallois-Perret est un très bon révélateur de cette situation. L’implantation en 1993 des 96 caméras, pour la modique somme de 20 millions de francs (plus 1.8 MF par an d’entretien), avait soulevé l’ire d’une partie de la population à l’encontre de la "bigbrotherisation" de la cité. En 1995, le maire commandait un audit, qui attestait d’"un coût de fonctionnement considérable au regard de la fonctionnalité de l’outil mis en place", ainsi que de son inutilité totale au vu du projet initial : " en 1994, l’équipe en place dans cette municipalité a reconnu que ça n’avait jamais permis de coincer de voleurs ou de délinquants ", rapporte Bernard Rochette, co-auteur d’un mémoire de recherche sur les " Technologies de communication et politiques municipales de sécurité ". Entre-temps, la délinquance avait même augmenté ! Depuis, il n’y a plus que 83 caméras, mais seules 25 seraient encore opérationnelles, le système étant dans un état déplorable. Après une campagne axée, entre autres, sur la modernisation du système de vidéosurveillance, Patrick Balkany a ainsi, malgré ses casseroles judiciaires, été réélu maire de Levallois-Perret : la ville devrait se doter d’un réseau de fibre optique et investir dans des caméras en couleur...

"Combattre le sentiment d’insécurité plus que l’insécurité elle-même"
Et tout le monde, ou presque, s’y laisse prendre. Si l’on excepte la ville de Couilly-Pont-aux-Dames en Seine et Marne (1900 habitants), dont les électeurs ont voté massivement contre l’installation de 24 caméras, 201 villes se sont dotées, entre 1997 et 1999, de systèmes de vidéosurveillance sur la voie publique. Les sociétés privées poussent à la consommation, d’autant qu’elles sont souvent juges et parties, effectuant elles-mêmes les audits que prévoient les Contrats Locaux de Sécurité (CLS), avant que de proposer des solutions qu’elles ont justement l’heur de commercialiser. Lancés en 1997 dans le cadre de la police de proximité, les CLS amènent ainsi préfets, procureurs de la République et maires à collaborer étroitement avec des sociétés privées pour combattre le sentiment d’insécurité. Les collectivités espèrent ainsi pallier un manque d’effectif par l’installation de systèmes performants (au service des polices municipales) qui, faute d’augmenter la sécurité, rassurent le chaland. De l’aveu même de l’ancien maire de Levallois-Perret, la vidéosurveillance ne supprime pas la délinquance, mais se contente de la déplacer dans les quartiers périphériques ou les endroits non surveillés, poussant ainsi à l’implantation de toujours plus de caméras. Jean-Jacques Chappin, commissaire principal de la police nationale de Guyancourt, ne dit pas mieux : la vidéosurveillance " permet de combattre le sentiment d’insécurité plus que l’insécurité elle-même ". Aspirants à la quiétude, les citoyens ont intégré cet oeil voyeur qui les filme dans les rayons de leur hypermarché, sur le parking, au boulot (pour certains), au guichet de leur banque, dans la rue, sur la place de la mairie et même dans leurs immeubles d’habitation (voir enca co-surveillance). Les atteintes à la vie privée et au droit à l’image ont visiblement perdu de leur impact sur le public...

Des centres de formation à la soumission
Une étude anglaise a montré que les jeunes femmes, de préférence séduisantes, sont le principal centre d’intérêt de ceux qui sont payés pour surveiller les images, suivies de très près par les jeunes d’origine immigrée. Si elle sert essentiellement à rassuré leurs clients, la vidéosurveillance lorgne également du côté du contrôle social. En témoigne l’évolution de l’implantation des caméras. Autrefois réservée aux seuls quartiers chics, la vidéosurveillance est aujourd’hui de plus en plus implantée dans les quartiers défavorisés, en face des centres scolaires, de quartier ou de loisirs, ou encore des stades. Le discours sécuritaire ambiant, qui stigmatise de plus en plus les jeunes, se fait parfois explicite. Le CLS d’Asnières, qui prévoit l’installation de caméras, fait ainsi de la "lutte contre la déviance des mineurs" son axe prioritaire. Un programme a donc été lancé avec pour objectif la "détection et la prévention de l’agressivité précoce des enfants" à l’école maternelle et élémentaire ! Aux Etats-Unis, ainsi, de plus en plus de crèches s’équipent de webcams de vidéosurveillance, quand ce ne sont pas les parents qui installent des caméras en vue de "fliquer" les nourrices. Autant dire que la banalisation de la vidéosurveillance domestique touchera de plein fouet les futures générations. Déjà que leurs parents ne réagissent pas... Car si les collectifs anti-vidéosurveillance s’activent, en témoigne la journée d’action nationale prévue pour le 9 juin 2001, ils ne rencontrent pas forcément l’assentiment du grand public, somme toute blasé, sinon domestiqué. C’est qu’entre-temps, la vidéosurveillance s’est banalisée, et du spectre menaçant d’un état policier, on est aujourd’hui passé à l’ère de la banalisation de ce genre de flicage domestique, d’aucuns parlant même de "société de la surveillance". Pour Jean-Pierre Petit, de "Souriez, vous Etes Filmés !", "après la version policière de la surveillance, voici venu le temps de l’apprentissage culturel de masse, l’avènement de "Loft Story" et autres clones qui vont dans ce dispositif, a notre avis, servir de centres de formation à la soumission. Une véritable panoplie totalitaire si nous ne réagissons pas...".

jmmanach(version originale d’un article publié dans le n° 15 de juin 2001 de transfert.net

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